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On considère généralement que la philosophie morale est largement favorable à la prise en considération des intérêts des animaux. Quelle que soit la théorie au sein de laquelle le débat prend place (conséquentialisme, déontologisme, éthique de la vertu), il apparaît difficile de justifier moralement le spécisme ainsi que le sort réservé dans notre société aux animaux autres que les humains. Mais si l’éthique normative semble être du côté de la cause animale, peut-être qu’une autre branche de la philosophie morale, nommée « métaéthique », pourrait ruiner cet atout. Qu’en est-il réellement ?
Qu’est-ce qui explique la place centrale de la morale dans la lutte en faveur des animaux ?
La référence à la morale est centrale dans les discours et la motivation de celles et ceux qui agissent en faveur des animaux, peut-être davantage qu’au sein d’autres luttes sociales. Pour le comprendre, commençons par établir quelques distinctions.
Alors que les raisons normatives épistémiques concernent ce que nous devrions croire, les raisons normatives d’agir concernent ce que nous devrions faire. Parmi celles-ci, on distingue les raisons prudentielles et les raisons morales. Les premières renvoient à ce qu’un individu devrait faire compte tenu de ce qui est bon pour lui, de ce qui est dans son intérêt. Par exemple, j’ai une raison prudentielle de faire le ménage s’il est préférable pour moi que ma maison soit propre. Les raisons morales correspondent quant à elles à ce qu’un agent devrait faire quel que soit ce qui est bon pour lui. On distingue alors le bien et le mal au sens prudentiel et le bien et le mal au sens moral – dit autrement, ce qui est prudentiellement bon ou mauvais et ce qui est moralement bon ou mauvais.
Certaines luttes sociales semblent pouvoir se passer de justifications morales et se contentent ainsi de se justifier prudentiellement. Par exemple, dans la philosophie de Karl Marx, la lutte contre le capitalisme est comprise comme une lutte de classes qui oppose le prolétariat et la bourgeoisie. Le philosophe invite les prolétaires à développer une conscience de classe, c’est-à-dire à réaliser qu’ils forment un ensemble d’individus ayant des intérêts communs (du fait de leur position au sein du mode de production capitaliste) et, par conséquent, des raisons prudentielles communes. Dans cette perspective, il ne s’agit aucunement pour les prolétaires de renverser l’État libéral bourgeois pour des raisons morales – parce que l’exploitation qui caractérise le travail salarié serait injuste –, mais pour des raisons prudentielles – parce que c’est bon pour eux. Parce qu’ils ont des raisons prudentielles de mener la lutte contre le capitalisme, celle-ci se passe de justification morale : ils agissent au nom de la défense de leurs propres intérêts.
Par opposition, la lutte en faveur des animaux autres que les humains concerne des intérêts qui ne sont pas les nôtres et qui peuvent entrer en conflit avec les nôtres. Nous n’avons donc généralement pas de raisons prudentielles d’entreprendre cette lutte, uniquement des raisons morales de le faire. C’est du moins le cas dans le contexte actuel où les lois juridiques autorisent la plupart de nos comportements qui nuisent aux animaux, où il n’y a pas de menace de sanctions qui nous fournissent des raisons prudentielles d’éviter les comportements en question.
Deux problèmes liés à la spécificité des raisons morales
Notre pratique morale indique que les raisons prudentielles et les raisons morales se distinguent parce que les secondes s’imposent à l’agent quels que soient ses désirs (et plus largement quels que soient ses intérêts) [1]. Par exemple, c’est seulement si je désire avoir une bonne hygiène dentaire que je dois me brosser les dents, alors que je dois secourir un enfant hurlant de douleur en passant à côté de lui quels que soient mes désirs. Alors qu’il suffit que je désire perdre mes dents pour ne plus avoir de raison prudentielle de me les brosser, il ne suffit pas que je désire entendre les enfants hurler pour ne plus avoir de raison morale de secourir l’enfant. Deux problèmes principaux en découlent.
Le premier problème est celui de la motivation : si les raisons morales d’agir s’imposent à nous indépendamment de nos désirs et que, comme on l’admet généralement à la suite du philosophe David Hume, seuls nos désirs nous motivent à agir, comment faire en sorte que les agents, dont les désirs ne sont pas toujours altruistes, agissent moralement ? Comment susciter chez les agents des désirs conformes à leurs raisons morales pour qu’ils aient la motivation de faire ce qu’ils ont des raisons morales de faire ? Par exemple, comment réagir face à celui qui, même s’il reconnaît avoir des raisons morales de devenir végane, n’est pas motivé à le faire et se contente de suivre des règles de prudence personnelle qui n’impliquent pas d’améliorer le sort des autres animaux ? La méthode optimale n’est pas forcément de lui faire des sermons moraux, de la remontrance morale, puisqu’il sait déjà ce qui est moralement bon ou mauvais : on ne ferait que répéter quelque chose qu’il admet déjà sans avoir le désir d’agir en ce sens.
Le second problème est celui qui va nous occuper dans cet article. Sommes-nous sûrs qu’il existe quelque chose comme des raisons morales d’agir qui s’imposent à nous ? Que faire face au partisan de ce qu’on appelle « la théorie de l’erreur morale », qui considère que tous les énoncés moraux sont faux, si bien que nous n’avons pas de raisons morales ? Qui peut sauver la morale ? Voici le titre de l’ouvrage de François Jaquet et Hichem Naar [2] que je propose maintenant de présenter et qui énonce directement l’enjeu. Quatre grandes familles de positions métaéthiques y sont présentées comme autant de réponses à la théorie de l’erreur et, par là même, comme autant de tentatives de sauver la morale. Je me contenterai d’en évoquer trois et de présenter une variante de chacune d’entre elles.
Qui peut sauver la morale ?
La métaéthique est l’étude des questions philosophiques qui portent sur la morale sans être elles-mêmes des questions morales. Ces questions sont sémantiques (« Quelle est la signification des énoncés moraux ? », « Les énoncés moraux ne font-ils que décrire le monde ou ont-ils une autre fonction ? »), psychologiques (« Quels types d’états mentaux sont les jugements moraux ? Des croyances ? Des désirs? », « Sont-ils intrinsèquement motivants ? »), épistémologiques (« La connaissance morale est-elle possible ? » ou « Par quel biais accédons-nous aux faits moraux ? ») et ontologiques (« Les faits moraux existent-ils ? », « Si oui, quelle est leur nature ? Sont-ils objectifs ou subjectifs ? »).
L’énoncé « Ces carottes sont cuites » prétend décrire un fait objectif, c’est-à-dire indépendant des attitudes de qui que ce soit. Inversement, l’énoncé « J’aime le houmous au chocolat » prétend décrire un fait subjectif, c’est-à-dire dépendant des attitudes d’un sujet particulier. Mais qu’en est-il de l’énoncé « Il est immoral de battre ses enfants pour se défouler » ?
Selon la famille du subjectivisme, ce jugement prétend représenter un fait subjectif : un état de désapprobation à l’égard de l’acte consistant à battre ses enfants. Les actions auraient bien des propriétés morales [3], mais celles-ci ne seraient pas objectives.
La variante subjectiviste qu’est le relativisme du locuteur précise que les états de désapprobation en question sont ceux du locuteur. Le jugement est donc vrai si celui qui le prononce désapprouve ce comportement et faux si tel n’est pas le cas. Dans ce cadre, l’énoncé inverse « Il est moralement bon de frapper ses enfants pour se défouler » est vrai lorsqu’il est prononcé par un locuteur qui approuve cette pratique. On comprend d’ores et déjà que cette position ne permettrait pas vraiment de sauver la morale au sens où on pouvait l’attendre, puisqu’elle échoue à rendre compte de notre intuition que cet énoncé est faux quel que soit son locuteur. Mais le relativisme du locuteur rencontre un problème plus grave encore : il ne rend pas compte de l’existence des désaccords. Si le relativisme est vrai, alors il n’y a pas de désaccord entre celui qui affirme: « Il est moralement bon de battre ses enfants pour se défouler » et celui qui affirme: « Il est immoral de battre ses enfants pour se défouler », puisqu’ils ne parlent tout simplement pas des mêmes faits. Chacun ne parle que de sa propre attitude vis-à-vis de l’action plutôt que de parler de l’action elle-même. Or, nous avons pourtant bien l’impression qu’ils sont en désaccord [4].
Selon la famille objectiviste qu’est le « naturalisme », le jugement « Il est immoral de battre ses enfants pour se défouler » prétend représenter un fait à la fois objectif (c’est-à-dire indépendant des attitudes de qui que ce soit) et naturel (c’est-à-dire accessible aux sciences empiriques, par exemple la biologie, la psychologie ou la sociologie).
Selon la variante qu’est le naturalisme analytique, il suffit d’analyser la signification des termes moraux (tels qu’« immoral » ou « moralement bon ») pour trouver leurs synonymes naturels. Par exemple, pour les philosophes qui souscrivent à la fois au naturalisme analytique (métaéthique) et à l’utilitarisme (éthique normative), le jugement moral « Il est immoral de battre ses enfants » signifie « Battre ses enfants ne maximise pas le bonheur ». Les faits moraux seraient ainsi réductibles à des faits naturels en vertu de ce rapport de synonymie. C’est alors qu’intervient le célèbre argument de la question ouverte de George Edward Moore : si les expressions « est immoral » et « ne maximise pas le bonheur » étaient des synonymes, il serait impossible de poser la question : « Cet acte ne maximise pas le bonheur, mais est-il immoral ? ». Or cette question est parfaitement sensée. Par conséquent les expressions « immoral » et « ne maximise pas le bonheur » ne sont pas des synonymes [5]. D’après Moore, ce raisonnement peut être généralisé à tous les termes naturels.
À supposer que le subjectivisme et l’objectivisme naturaliste échouent tous deux à sauver la morale, le match final se joue entre l’objectivisme non naturaliste et la théorie de l’erreur. Ces deux familles de positions métaéthiques s’accordent sur la thèse sémantique suivante : les jugements moraux prétendent représenter des faits objectifs non naturels. Juger qu’il est immoral de battre ses enfants pour se défouler, c’est croire que cette action a la propriété d’être moralement mauvaise, laquelle serait objective (indépendante de nos attitudes subjectives) et non naturelle (non connaissable par la méthode des sciences empiriques). Les deux familles s’opposent toutefois sur le terrain ontologique : selon les non-naturalistes, les propriétés en question existent, alors qu’elles n’existent pas selon les théoriciens de l’erreur.
Si la théorie de l’erreur est vraie, tous les énoncés moraux sont faux, puisqu’ils présupposent l’existence de faits qui en réalité n’existent pas. Par exemple, la croyance d’après laquelle il est immoral de battre ses enfants pour se défouler est fausse, car elle attribue à l’action une propriété objective non naturelle (être immorale) que celle-ci n’en a en fait pas. Pour mieux comprendre, on peut tracer une analogie avec l’athéisme. D’après les athées, tous les énoncés religieux (par exemple « Dieu est tout puissant » ou « Dieu désapprouve les partouzes scatophiles entre adultes consentants ») sont faux parce qu’ils présupposent l’existence d’une entité surnaturelle qui, en fait, n’existe pas. Les théoriciens de l’erreur ne font au fond qu’appliquer le même raisonnement aux énoncés moraux.
Parce que le non-naturalisme est impliqué par notre langage, il est souvent considéré comme la position métaéthique par défaut. On considère alors généralement que les théoriciens de l’erreur doivent apporter des arguments contre l’existence des faits moraux, ce qu’ils ne manquent d’ailleurs pas de faire. C’est donc autour de la qualité de ces arguments et de la capacité du non-naturalisme à résister à la critique que l’issue du débat semble se jouer.
Parmi ces arguments figure celui de l’étrangeté. Sur le terrain ontologique, il affirme que des propriétés morales non naturelles seraient entièrement différentes de toute autre chose connue dans l’univers, si bien que leur existence est suspecte. On lit dans l’ouvrage la réponse suivante : affirmer que les faits moraux sont non naturels veut simplement dire qu’ils échappent à la science empirique, tout comme la propriété qu’a un film d’être bien ficelé ou qu’a une loi d’être constitutionnelle. Sur le terrain épistémique, l’argument affirme que pour connaître les faits moraux nous aurions besoin d‘une faculté tout aussi étrange, ce qui renvoie au défi dont nous discuterons plus loin.
Un autre argument est celui de l’absence de pouvoir explicatif, selon lequel nous n’aurions pas de raison de croire en l’existence de propriétés non naturelles car elles ne sont pas nécessaires pour expliquer quoi que ce soit (même nos croyances morales peuvent entièrement s’expliquer par des faits non moraux comme des émotions, d’autres croyances, etc.). On peut répondre que cet argument s’autoréfute : s’il ne fallait croire qu’à des faits dotés de pouvoir explicatif, il ne faudrait pas croire qu’il ne faut croire qu’à des faits dotés de pouvoir explicatif – car le fait qu’il ne faut croire qu’à de tels faits est lui-même dénué de pouvoir explicatif. L’exigence d’explication évacue l’existence de tout le domaine normatif, y compris les faits épistémiques qu’il suppose.
L’idée qu’il faut sauver les animaux est-elle sauve ?
Ce bref aperçu des théories présentées avec rigueur et clarté dans Qui peut sauver la morale ? nous permet désormais de mieux cerner le problème métaéthique auquel se heurte l’approche morale largement employée par les défenseurs de la cause animale et dont la lutte animaliste semble être tributaire. Si les positions relativistes peuvent être facilement écartées, la théorie de l’erreur apparaît comme une menace plus sérieuse. Car, si tous les jugements moraux sont faux, c’est entre autres le cas du jugement qu’il est immoral d’exploiter les animaux ou de les discriminer en fonction de leur espèce (bien sûr, le jugement que ces pratiques sont moralement acceptables ne serait alors pas moins faux). Deux options principales peuvent s’envisager pour y faire face.
La première option consiste à concéder la vérité de la théorie de l’erreur. Même si toutes les croyances morales sont fausses, cela n’est pas une raison suffisante pour se débarrasser de la morale. La plupart des théoriciens de l’erreur considèrent en effet qu’il serait mutuellement avantageux de conserver des croyances morales. Autrement dit, nous aurions des raisons prudentielles de faire comme si nous avions des raisons morales d’agir : il serait bon pour chacun de croire en l’existence de raisons d’agir indépendantes de ce qui est bon pour soi. Qu’est-ce qui peut l’expliquer ?
Premièrement, la morale apparaît indispensable à la paix sociale et donc à la collaboration en assurant la confiance et en aidant à résoudre nos conflits. Pour le cas de la résolution des conflits, pensons par exemple aux revendications contre le racisme ayant été admises en étant le plus souvent formulées en termes moraux. Concernant la confiance, prenons l’exemple de la « tragédie des biens communs » qui désigne la situation où il est collectivement avantageux d’économiser les ressources limitées mais individuellement avantageux de ne pas se restreindre de consommer autant qu’on le peut en l’absence de garantie que les autres coopèrent (c’est le dilemme du prisonnier), qui mène à la pire situation pour tout le monde : l’épuisement des ressources. Le jugement d’après lequel il est immoral d’agir de manière égoïste permet de contrer les limites de notre altruisme en favorisant l’émergence d’une pression sociale qui incite à la collaboration.
Deuxièmement, l’ancrage émotionnel de la morale permettrait de contraindre nos comportements pour remédier à la faiblesse de notre volonté lorsque notre intérêt à court terme nous empêche d’agir conformément à notre intérêt à long terme. Par exemple, si je me sens coupable lorsque je ne tiens pas une promesse, je risque d’être davantage enclin à respecter mes promesses, et du coup à me bâtir une réputation de personne digne de confiance, avec qui les autres seront prêts à coopérer à long terme. (Ce sont d’ailleurs ces deux conséquences de la morale qui sont mobilisées par les théoriciens de l’erreur qui cherchent à expliquer le fait que nous partageons des croyances morales bien qu’elles soient toutes fausses : le fait de porter des jugements moraux a constitué un avantage évolutif et a ainsi été sélectionné au cours de l’évolution.)
Si les faits moraux n’existent pas mais qu’il est néanmoins dans l’intérêt de chacun de laisser la morale jouer un rôle social cohésif et exercer une autorité sur les comportements, il ne s’agit plus de savoir quelle théorie morale est vraie, mais quelle fausse théorie morale est avantageuse. Le problème pour l’animalisme est le suivant : le fait qu’il soit dans notre propre intérêt de continuer à partager des croyances morales n’implique pas que celles-ci soient favorables aux animaux autres que les humains. Le défi est alors de fournir des raisons prudentielles de ne pas restreindre notre cercle de considération morale fictionnel aux autres agents moraux avec qui la collaboration serait par là plus assurée, mais d’y inclure aussi les animaux autres que les humains, les enfants humains ainsi que les humains lourdement handicapés et séniles. Il apparaît illusoire de compter sur le fait que tous les humains en mesure d’améliorer le sort des animaux soient assez empathiques et altruistes pour qu’il puisse être dans leur propre intérêt de voir la situation des animaux s’améliorer et d’agir en ce sens.
Peut-être est-il difficile de rester imperméable aux arguments en faveur de la prise en considération des animaux et du rejet du spécisme dès lors que l’on s’exprime dans le langage impartial de la morale. Dans cette perspective, le discours animaliste viendrait perturber l’adhésion tranquille aux croyances morales fausses concernant la dignité humaine spécifique, obligeant à sortir du cadre de la morale pour les justifier de manière prudentielle.
La deuxième option consiste à défendre l’existence des faits moraux contre la théorie de l’erreur, en soutenant la thèse non naturaliste. Puisqu’il s’agit de soutenir que les faits moraux existent tout en étant inaccessibles à l’expérience (qu’ils sont non naturels), un des défis majeurs de cette tentative est d’expliquer notre accès à ces faits moraux. Alors qu’on voit bien comment on accède aux faits perceptibles (ou dont les effets sont perceptibles), à savoir par la perception, comment pourrions-nous accéder à des faits imperceptibles ?
L’intuitionnisme est la thèse d’après laquelle certaines connaissances, notamment mathématiques et philosophiques, trouvent leur justification dans l’intuition rationnelle. Comprise en ce sens, une intuition est un état mental qui porte sur une proposition dite « auto-évidente », c’est-à-dire dont le contenu est tel qu’on peut être épistémiquement justifié à y croire simplement en y réfléchissant. Les exemples mentionnés dans l’ouvrage sont les suivants : « rien n’est à la fois complètement rouge et complètement vert », « 1 + 1 = 2 » et « si un événement A se produit après un événement B qui se produit après un événement C, alors A se produit après C ». Appliqué aux faits moraux, l’intuitionnisme affirme que nous accédons aux vérités morales par le biais de l’intuition, de manière a priori. Par exemple, selon le philosophe Peter Singer, l’intuition nous permet d’accéder au principe moral fondamental « Il faut accorder une considération égale au bien-être de tous ». La croyance en cette proposition serait justifiée et formerait ainsi une connaissance si ceux qui en comprennent réellement le contenu la conçoivent comme vraie sur cette base. Les intuitionnistes ne prétendent pas que les intuitions sont infaillibles, mais que certaines ne sont pas affectées par des biais et que, tout comme les perceptions, elles justifient les croyances auxquelles elles donnent lieu sans garantir tout à fait leur vérité [6]. Contre l’argument de l’étrangeté épistémique en faveur de la théorie de l’erreur, on peut alors répondre que l’intuition est un mode d’accès à la connaissance différent des autres, mais pas étrange pour autant.
Nous pouvons ajouter que, même pour ceux qui sont fortement convaincus par la théorie de l’erreur et peu convaincus par le non-naturalisme, la certitude absolue concernant l’inexistence des raisons morales semble être exclue au profit de l’attribution d’une probabilité non nulle à leur existence. Or, dès lors que l’on attribue une certaine probabilité (plus ou moins élevée) à l’existence de raisons morales, on devrait partir du principe qu’on a des raisons morales (plus ou moins fortes). Et si l’on se fie à l’état actuel de la recherche en éthique normative, lequel est largement favorable à la prise en considération des autres animaux, on devrait considérer avoir des raisons morales (plus ou moins fortes) d’agir en faveur des animaux.
Précisons alors que, compte tenu de l’état actuel de la recherche en métaéthique, qui transparaît à travers l’avis des spécialistes, rien ne semble perdu pour la morale. En effet, d’après un sondage effectué auprès de 348 chercheurs en métaéthique, 140 soit 40,2 % acceptent le réalisme moral contre 61 soit 17,5 % concernant l’anti-réalisme, 67 soit 19,3 % penchent plutôt en faveur du réalisme contre 34 soit 9,8 % en ce qui concerne l’antiréalisme. Dès lors, si l’on se fie à nouveau à l’état de la recherche en éthique normative, tout porte à croire que les animaux aient le genre de droits que les animalistes leur attribuent généralement. L’idée qu’il faut sauver les animaux serait donc bien sauve.
Notes et références
↑1 | Les raisons prudentielles sont ainsi dites hypothétiques (c’est si je désire x et que faire y permet x que je dois faire y) par opposition aux raisons morales qui sont catégoriques. |
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↑2 | François Jaquet & Hichem Naar, Qui peut sauver la morale ? Essai de métaéthique, Ithaque éditions, 2019. |
↑3 | Comme les propriétés axiologiques (concernant les valeurs) d’être moralement bonnes ou les propriétés déontiques (concernant les normes au sens strict : ce qui est autorisé, interdit ou obligatoire) d’être moralement obligatoires. |
↑4 | Comme l’expliquent Jaquet et Naar, la variante du subjectivisme qu’est le relativisme culturel, affirmant que la valeur de vérité d’un jugement moral dépend de l’approbation des membres de la communauté à laquelle appartient le locuteur, ne s’en sort pas beaucoup mieux. |
↑5 | La variante non réductionniste du naturalisme, qui considère que les propriétés morales sont accessibles par la science empirique (naturalisme) sans toutefois pouvoir être réduites à d’autres propriétés naturelles (non-réductionnisme), donc que leur connaissance est a posteriori (suppose d’avoir recours à l’expérience), se heurte également à divers problèmes. |
↑6 | The PhilPapers Surveys |