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Quels sont les clivages au sein de l’animalisme politique en France? Pour essayer d’y voir plus clair, Jean-Marc Gancille et Sandro Rato opposent l’approche du Parti animaliste et celle de la REV (Révolution Ecologique pour le Vivant, fondé par Aymeric Caron). Au programme : stratégie électorale, plaidoyer pour une écologie cohérente et refus du néolibéralisme.
La question animale a fait une intrusion remarquée sur la scène politique française à la faveur des dernières échéances électorales. Au point de ne plus être l’apanage du mouvement animaliste. Sa dilution progressive au sein des partis traditionnels signe-t-elle la fin des partis monothématiques ou amorce-t-elle une recomposition de l’offre politique en faveur des animaux ?
De même que l’écologie s’est affirmée sur la scène politique française dans les années 70 avec l’émergence d’une pensée critique sur la société de consommation, l’animalisme, malgré quelques tentatives antérieures, a véritablement émergé lors des élections européennes de 2019 et a confirmé son implantation à l’occasion des élections présidentielles et législatives de 2022.
Une part de plus en plus importante de la société se révèle en effet concernée par la condition animale. De nombreux sondages menés récemment confirment la sensibilité croissante de l’opinion sur ce sujet. Ainsi en 2021, 84 % des Français jugeaient la protection des animaux importante (source : IFOP pour Woopets). En 2022, 86 % souhaitaient que les candidats à l’élection présidentielle présentent des mesures visant à améliorer la condition des animaux (source : IFOP pour Fondation Brigitte Bardot). 69 % considéraient cette même année que le « bien-être animal » était un thème de campagne électoral important au même titre que l’écologie, la sécurité, l’économie ou le pouvoir d’achat (source : IFOP pour 30 Millions d’Amis). 57 % allaient jusqu’à déclarer que les propositions des candidats en matière de protection animale pourraient influencer leur vote lors de l’élection présidentielle de 2022 (source : IFOP pour Fondation Brigitte Bardot) [1].
Pour autant, l’émergence d’une conscience animaliste dans la société française ne date pas d’hier. Née à l’occasion des premières actions de libération animale dans les années 1980, les idées animalistes se diffusent progressivement en France, stimulées notamment par la publication des Cahiers Antispécistes édités à partir de 1991. Animés par un désir de justice et de progrès, leurs promoteurs entendent avant tout dénoncer le spécisme systémique de la société qui accorde une considération morale plus grande aux intérêts des individus appartenant à l’espèce humaine au détriment des intérêts des autres animaux. À l’instar du racisme ou du sexisme, la domination d’un groupe sur un autre en fonction de critères arbitraires – en l’occurrence des humains sur les autres animaux – ne saurait selon eux justifier leur exploitation en aucune façon. Ce courant de pensée philosophique et moral relativement confidentiel ne va réellement toucher le grand public qu’à partir de 2015 grâce à l’association L214 qui popularise la lutte contre l’exploitation des animaux non humains et leur mise à mort dans les abattoirs via ses vidéos clandestines virales sur les réseaux sociaux.
Afin de traduire l’élan de la société civile en politique institutionnelle, deux formations politiques, notamment, se créent alors en réponse à ces nouvelles préoccupations : le Parti Animaliste (PA) fondé en 2016 et la Révolution Écologique pour le Vivant (REV), en 2018. L’émergence de deux partis aux revendications d’apparence identiques peut paraître contre-productive voire incongrue pour le profane mais, dans les faits, la coexistence du PA et de la REV reflète l’affrontement de deux courants historiques distincts qui divisent le mouvement animaliste, l’un focalisé sur l’éthique, l’autre y ajoutant une dimension écologique et sociétale.
Avec 490 000 bulletins exprimés en sa faveur lors des élections européennes de mai 2019, la liste du Parti animaliste atteint le score de 2,2 % et crée la surprise en faisant quasiment jeu égal avec des partis ayant pignon sur rue comme le Parti communiste (PC) ou l’Union des démocrates et indépendants (UDI). Sur cette lancée, le PA croit en ses chances pour les élections présidentielles de 2022 mais échoue à se présenter faute de parrainages suffisants pour sa représentante (Hélène Thouy). Malgré 421 candidats aux élections législatives totalisant 255 086 voix, aucun d’entre eux n’accède à l’Assemblée Nationale.
Le destin politique de la REV suit un chemin inverse. Incapable de présenter une liste aux élections européennes de 2019, sa liste Oser l’écologie menée par Victor Pailhac, obtient, malgré des moyens dérisoires, près de 2 % des voix aux élections régionales 2021 en Ile-de-France. A l’opposé du PA refusant systématiquement toute union avec d’autres formations politiques (si ce n’est lors des élections locales ou régionales pour lesquelles les alliances diverses ne permettent pas de mettre en lumière une logique politique cohérente), la REV rejoint le « Parlement de l’Union populaire » dans le cadre de la campagne pour l’élection présidentielle. Le parti antispéciste fait le choix de soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Une délégation de la REV intègre le Parlement et participe pleinement à la rédaction du livret programmatique relatif à la question animale. Le partenariat se poursuit au cours des élections législatives. Grâce à celui-ci, la REV présente 10 candidats sous l’étiquette NUPES (Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale). Par cet accord, que d’aucuns jugeaient opportuniste, la REV parvient à faire élire le premier antispéciste revendiqué à l’Assemblée Nationale : Aymeric Caron, fondateur du parti.
Ce que nous jugeons comme étant un échec politique du PA s’accompagne de virulentes polémiques chez certains sympathisants, incrédules face à sa stratégie durant cette séquence : non seulement le PA n’a donné aucune consigne de vote au second tour des législatives (ce qui reste cohérent compte tenu de sa charte), renvoyant dos à dos les formations social-écologistes les plus engagées pour les animaux et les partis libéraux, conservateurs et nationalistes, mais surtout, plusieurs de ses dirigeantes se sont employées à discréditer le programme de la NUPES dans l’entre-deux tours et même à féliciter des députés conservateurs sortants pour leur action dans l’hémicycle, ce qui nous semble davantage problématique. En témoigne un tweet récent de Muriel Fusi, co-fondatrice du PA faisant l’éloge du député sortant Pierre-Yves Bournazel (qui certes a pu s’illustrer par des votes plus éclairés que la plupart de ses collègues sur la question animale) face à Aymeric Caron dans la 18e circonscription de Paris.
Cette posture du PA nous interroge tout de même. En effet, comment expliquer qu’un parti qui doit sa création à une volonté d’améliorer le sort des animaux et qui affiche l’intention de « faire émerger la condition animale dans le champ politique », peut jouer la carte du transpartisanisme, de l’apolitisme, au point d’être si réfractaire à la montée en puissance de forces progressistes qui portent ses idées en ayant les moyens de les faire appliquer ?
Si l’on pouvait créditer le PA d’une réelle utilité pour visibiliser une cause inexistante dans le champ politique il y a encore quelques années, la pertinence de son parti-pris monothématique et « transpartisan à géométrie variable» mérite d’être questionnée.
Bien qu’il soit trop tôt pour tirer des conclusions de la dernière séquence électorale, il semblerait que l’évolution récente et très rapide de la société française sur la question animale ait pour conséquence une recomposition du pôle animaliste autour de nouvelles dynamiques dont la REV profite davantage que le PA.
L’écologie, nouvelle frontière de l’animalisme ?
La principale de ces dynamiques est sans conteste l’émergence d’une sensibilité écologiste au sein de la société qui ignore de moins en moins les conséquences de l’exploitation animale sur la dégradation des écosystèmes. L’impact accablant de l’élevage sur le réchauffement climatique (le secteur représente à lui seul 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre), les ravages de la pêche sur les milieux marins (notamment à cause du chalutage en eaux profondes), le gaspillage de ressources qu’induisent ces pratiques (un kilo de boeuf représente une année de douches en termes de consommation d’eau et les trois quarts des terres agricoles sont dévolues à l’élevage et l’alimentation des animaux de rente), l’effondrement de la biodiversité sauvage et les risques pour la santé de l’agriculture intensive et de la déforestation génèrent une prise de conscience croissante des méfaits du productivisme et des modes de vie incompatibles avec les limites planétaires. La dénonciation de l’exploitation animale n’est plus seulement une affaire d’éthique mais devient une question de survie collective qui semble devoir passer par une « convergence des luttes ». Ce crédo que revendique la REV depuis son origine n’est pas inscrit dans l’ADN du PA dont le plaidoyer est historiquement focalisé sur la souffrance animale et dont les motivations de l’électorat sont globalement distantes des considérations écologistes et anti-capitalistes.
En effet, selon une étude éclairante de la Fondation Jean Jaurès suite aux élections européennes de mai 2019, le vote en faveur du PA et le vote écologiste apparaissent même antithétiques. Dans les fiefs écologistes historiques, le PA est quasi-inexistant et, là où le PA réalise ses meilleurs scores, le vote écologiste ne performe pas. Alors que le PA séduit un électorat issu de la classe moyenne inférieure et des milieux modestes, le vote écologiste est davantage le fait de catégories sociales supérieures et aisées. PA et écologistes occupent in fine deux niches électorales opposées : là où le premier s’implante dans des territoires péri-urbains, le second est fortement représenté au cœur des grandes métropoles.
Cette réalité socio-géographique explique en partie la prégnance dans le discours du PA (et jusque dans les visuels de sa propagande électorale) des animaux domestiques comme les chats et les chiens, résultante d’une « culture pavillonnaire » dans des territoires où « les liens de sociabilité sont très distendus » et où l’importance des animaux de compagnie est symptomatique d’« un fort investissement sur la sphère privée et l’univers familial. » En ce sens, pour la Fondation Jean Jaurès, la carte du vote animaliste présente bien « certaines similitudes avec celle du vote pour le Rassemblement national (RN) ». Attention, il ne s’agit pas pour nous de comparer le PA au RN. Si certains animalistes peuvent voir dans ces similitudes en termes de votes une aubaine afin de retirer des voix à l’extrême-droite tout en mobilisant autour d’une cause qu’une majorité de français juge importante, nous répondons que l’opportunité est faible. Force est de constater par cette étude que ce n’est pas forcément la question animale ou antispéciste qui mobilise le vote PA, c’est autre chose, lié à une défiance envers la sphère politique, un vote de contestation qui reste dépolitisant et qui, de toute façon, n’empêche pas la montée de l’extrême droite.
Quoi qu’il en soit, et qu’on le veuille ou non, sous l’effet de la loupe médiatique braquée sur la seule « crise climatique », l’enjeu écologique de l’exploitation animale s’avère aujourd’hui plus mobilisateur que la dénonciation de la souffrance animale ou la revendication de droits pour les non-humains. Il permet de rallier à la cause des individus et des collectifs que l’aspect moral et philosophique concerne moins spontanément. Considéré il y a quelques années comme ridicule ou honteux, l’engagement pour les animaux irrigue ainsi aujourd’hui d’autant plus une large bande du spectre politique que son impact environnemental ne peut plus être ignoré ni nié. Aussi, les partis politiques traditionnels n’éludent plus cette thématique devenue incontournable dans le débat public. Pour les formations de gauche, les propositions sur la condition animale sont gages de crédibilité de leurs propositions en matière d’écologie. EELV et LFI ont d’ailleurs rivalisé de propositions durant toute la campagne présidentielle sous l’œil vigilant des associations, et notamment des 30 ONG rassemblées derrière la bannière « Convergence Animaux Politique » (CAP) pour challenger les candidats. De cette évaluation permanente des programmes et de la sincérité des candidats est apparu « un clivage assez net […] avec un pôle social écologiste animaliste plus engagé contre un pôle libéral conservateur national moins engagé » selon les termes de Milton Federici, responsable des affaires publiques de CAP.
En ralliant un rassemblement proche de ses partis pris sociétaux, en remisant temporairement la radicalité de son positionnement, le choix tactique de la REV, que nous jugeons plus pragmatique, lui a permis de profiter pleinement de l’élan écologiste actuel. Il faut dire aussi que la participation à la coalition NUPES entre en cohérence complète avec l’application du programme décliné sur le site internet du parti. En effet, elle ne pourra s’effectuer sans une période de transition, souhaitée la plus courte possible, et déjà synonyme de changements d’ampleur concernant, notamment, nos rapports avec les êtres sentients les plus vulnérables. Mais, au-delà, il lui permet d’inscrire l’exploitation animale comme un problème structurel qui concerne la société toute entière et qui repose, à l’instar du sexisme ou du racisme, sur les mêmes fondements discriminatoires, violents et dominants, d’un groupe social à l’égard d’un autre. Aymeric Caron le rappelle en ces termes : « On ne peut pas parler de la cause animale sans prendre position sur les grandes orientations économiques de nos sociétés ». Les revendications inclusives de la REV concernant le justice sociale et environnementale, l’égalité, le respect vis-à-vis des animaux sentients et la prise en compte de la valeur intrinsèque des non-humains visent à légitimer l’antispécisme au même titre que les combats contre toutes les formes de discrimination. Cette politisation permet de resituer le sujet dans celui plus large de la convergence des luttes en évitant de le cantonner à une simple habitude de consommation.
Quelle boussole pour le Parti Animaliste ?
Monothématique, le discours du PA semble quant à lui marquer le pas en restant focalisé sur une vision consensuelle de la protection animale axée sur la maltraitance, plus diffuse, politiquement moins située. Surtout, en dehors de mesures radicales concernant la chasse, son programme ne contient aucun élément performatif, aucune vélléité abolitionniste de l’exploitation animale malgré la présence à sa tête et dans ses rangs d’une majorité de personnalités antispécistes. Alors que plusieurs partis présents à l’Assemblée ont intégré plus ou moins sincèrement l’exigence d’un meilleur traitement des animaux et que seule la NUPES, pour laquelle le PA n’a eu aucun égard, est parvenue à hisser des députés engagés sur cette question à l’Assemblée Nationale, on peut légitimement s’interroger sur une éventuelle nouvelle boussole idéologique du Parti Animaliste après sa déconvenue aux élections.
La crainte des auteurs de ces lignes est que l’une des options possibles pour le PA, pour exister sur l’échiquier politique, soit de céder à la vision de la frange la plus “solutionniste”, sur le plan écologique, de ses sympathisants. Plusieurs d’entre eux, par ailleurs candidats du parti aux élections législatives ou porte-voix historiques de l’antispécisme en France (par exemple David Olivier, co-fondateur des Cahiers antispécistes ou encore Thomas Lepeltier, chercheur en éthique animale) ne cachent pas leur détestation de l’écologie (ou d’une certaine écologie pour ce qui concerne David Olivier) et leur foi dans les OGM, la viande de synthèse, l’agriculture chimique et intensive, la géo-ingénierie… Une aubaine pour les entreprises ayant des intérêts industriels et financiers qui pourraient habilement saisir cette occasion pour trouver une caution utile à leurs projets de développement agro-industriel sous couvert d’éthique. Cette dérive, nous comprenons cette évolution comme telle, qui semble trouver un certain écho chez nombre de militants, signerait l’ancrage d’une partie du mouvement antispéciste dans une idéologie libérale et techno-solutionniste pleinement assumée.
S’il existe un clivage entre un féminisme libéral qui, tout en revendiquant une plus grande égalité des chances pour les femmes, ne remet aucunement en cause le système économique dominant, et un féminisme radical qui lutte à la fois contre le patriarcat et contre une culture de la compétition généralisée, un clivage du même acabit peut être observé au sein du mouvement antispéciste français.
Les interventions des acteurs de la cause animale dans certains évènements militants tels que les Estivales de la Question animale (EQA, fondées au début des années 2000 par David Olivier et qui a vu naître l’idée d’un Parti Animaliste en France) sont à ce titre particulièrement éloquentes. Arrêtons-nous un instant sur le contenu véhiculé par ces événements car certaines réflexions qui en émanent témoignent de ce que nous considérons, en tant que représentants de la REV, comme un risque pour l’antispécisme politique. À tel point que des activistes d’autres luttes, curieux de découvrir l’engagement animaliste et pensant trouver dans les Estivales une vitrine particulièrement représentative du mouvement, nous ont fait part de leur perplexité. Pourquoi la pensée critique et l’intersectionnalité ont-elles autant de mal à s’implanter, au point qu’une scission s’est opérée entre les EQA et les Universités d’été de la libération animale (il ne s’agit pas ici de faire ni l’éloge ni la critique de ces dernières) ? C’est également le cas de la dénonciation du libéralisme qui semble au contraire représenter un allié potentiel pour certains activistes, tel que Fabien Truffer, ancien militant de l’association Pour l’Egalité Animale, auteur d’une conférence instructive qui ne laisse aucune place à l’ambiguïté, sobrement intitulée “Capitalisme, Libéralisme, alliés de la cause animale”.
L’impression que nous avons eu des dernières Estivales était que le capitalisme s’imposait comme il le fait partout ailleurs, mais pas comme un problème, du moins pas pour une majorité de militants. Le système économique, fondé sur les principes de la propriété privée, de l’accumulation et du profit, semblait agir davantage comme un cadre indépassable à une réflexion animaliste rationnelle que comme une source d’oppression, d’aliénation et d’exploitation. Il n’était pas non plus présenté comme un mal nécessaire, mais comme un système économique amoral, voire apolitique qui laisserait tout de même le champ libre à une réflexion en faveur de l’égalité animale. Autant dire qu’il pouvait sembler malaisé pour Roméo Bondon, auteur de la revue Ballast, de revenir, sur ce campus éphémère, aux origines socialistes de la cause animale (titre de sa conférence de 2021).
Malgré le champ laissé ouvert à différentes visions politiques lors des Estivales de la question animale (que nous soutenons sans ambiguïté), demeure malgré tout un malaise persistant pour les auteurs de ces lignes. Malaise que nous pourrions résumer ainsi : les arguments absurdes dont use notamment la sociologue et ancienne éleveuse Jocelyne Porcher dans son livre Cause animale, cause du Capital [2] pour caricaturer les militants antispécistes en « idiots utiles du capitalisme », pourraient trouver toute leur justification dans les prises de position de certains habitués des Estivales.
Car Jocelyne Porcher, au même titre que ses alliés habituels l’essayiste de la décroissance Paul Ariès ou encore le « philosophe », plutôt sophismophile, Francis Wolff, dépeint les véganes comme porteurs d’un projet dystopique techniciste, d’une vision du monde aseptisée et artificialisée au nom d’un idéal scientiste ou transhumanimaliste d’élimination absolue de la souffrance, quitte à remplacer chaque être « de nature » par des robots assurant les services écosystémiques essentiels à la survie de la vie sentiente[3]. Ainsi les insectes butineurs se verraient éliminés, dans l’esprit de ces détracteurs acharnés, au profit de drones miniatures assurant la répartition du pollen. Ce n’est qu’un argument parmi d’autres ; nous en passons et des meilleurs.
Mais jusqu’à quel point ces « observations » découlent-elles d’un fantasme délirant monté en épingle par toute l’amicale officieuse de la Confédération Paysanne ? Nous nous sommes sincèrement posé la question. Evidemment, écologistes, nous ne pouvons pas rester neutres face aux arguments développés de part et d’autre, mais cela ne nous empêche pas d’adopter le recul nécessaire afin de prêter, comme il se doit, une oreille attentive aux thèses rationalistes qui semblent être privilégiées par une majorité de participants aux Estivales.
Force est de constater que Jocelyne Porcher n’a rien inventé. Il y a bien une tendance, chez certains antispécistes français, à s’éloigner radicalement d’une quelconque éthique environnementale, éloignement qui conduit certains à condamner également en bloc toute forme d’écologie politique. « Je ne suis pas écologiste » a déclaré en 1993 David Olivier, fondateur des Cahiers Antispécistes, avant de préciser son propos en se déclarant favorable à un écologisme non naturaliste, mais tout en avançant que les écologistes, tels qu’ils se présentent en l’état, ne sont que « des prêtres d’une religion de la nature ». Et peu importe si la pensée écologiste se fonde aujourd’hui sur une critique de plus en plus radicale de la cosmologie naturaliste [4], et du conservationnisme version wilderness, la messe est dite : les “vrais antispécistes” suivent.
Cette critique de l’écologie, qui n’est pas sans fondement lorsqu’on constate les errements de l’écologie politique institutionnelle contemporaine, entretient un lien constant avec l’absence de critique du capitalisme ou même simplement du néolibéralisme. Nous évoquons l’idéologie, dominante aujourd’hui, qui n’a pour autre objectif que de conserver la « civilisation capitaliste », selon les termes de Friedriech Hayek, l’un des principaux penseurs de ce mouvement qui n’a eu de cesse de vouloir dépolitiser l’économie. Cette dernière obéissant à de prétendues lois naturelles… À vrai dire, si l’on cherche un argument « naturaliste » artificiel, conservateur et réellement dévastateur, il faudrait commencer par chercher du côté de nos gouvernements dont l’héritage philosophique remonte à Herbert Spencer et son darwinisme social contre lequel Charles Darwin lui-même s’est exprimé, mais c’est une autre histoire[5]Pour en savoir davantage, on ne peut que saluer l’argumentaire critique de la philosophe Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, Gallimard (2019)..
Cette dépolitisation est aussi liée à l’acceptation du capitalisme comme d’un cadre indépassable pour une pratique éthique individuelle voulue la plus efficace possible. Il s’agit ici de l’un des credo de l’Altruisme efficace, mouvement social dont le principal théoricien est le philosophe utilitariste et antispéciste Peter Singer. La cohérence de cette philosophie, découlant directement de l’utilitarisme, a brillamment été exposée par la journaliste scientifique Axelle Playoust-Braure au cours des Estivales 2021. On apprend que le mouvement repose sur trois piliers fondamentaux : le sentientisme (les intérêts de tout être sentient, indépendamment de l’espèce à laquelle il appartient, doivent être pris en compte de la même manière), le cosmopolitanisme (ou internationalisme, la nationalité des individus auxquels nous venons en aide n’importe pas) et enfin le long-termisme (les changements en vue desquels nous agissons peuvent s’inscrire dans un temps long, ça ne remet pas en cause la pertinence de l’action).
Jusqu’ici, nous ne pouvons que nous sentir en accord avec l’altruisme efficace… Si seulement il posait les bases d’un programme politique ! Le problème de ce mouvement, selon nous, est qu’il n’a de social que le nom. L’individualisme éthique qu’il sous-tend, malgré la volonté affichée de créer du lien entre les représentants de l’altruisme efficace par la constitution de réseaux et de groupes virtuels de réflexion, semble le condamner à délimiter l’éthique au domaine très étriqué du parcours personnel, du choix du consommateur et de faire régner ainsi une morale de l’acte individuel qui peut éloigner certaines luttes pour l’émancipation de la radicalité structurelle nécessaire à une remise en cause de l’aliénation et de l’exploitation, notamment économique. Ainsi, l’altruisme efficace porte un antispécisme libéral comme il existe un féminisme libéral. Il n’a pas renoncé à l’esprit cartésien et la culture dominante qui en découle. Ceci afin de parvenir, selon la logique utilitariste, au plus grand bonheur pour le plus grand nombre. C’est à partir de cette seule fin que l’on pourrait juger du caractère moral d’une action, en tant que maître et possesseur de la nature de la morale qui aurait cette seule particularité de ne plus considérer les animaux autres qu’humains comme des machines dépourvues de sensibilité.
Fabien Truffer, dans sa conférence déjà citée plus haut, entend contredire des idées reçues qui empêcheraient, selon lui, les militants antispécistes de s’interroger sur la valeur et l’intérêt stratégique d’une alliance entre libéralisme, capitalisme et cause animale. Il passe en revue différents auteurs représentant différents courants du libéralisme dans une entreprise de vulgarisation, très bien menée il faut l’admettre, des principes fondamentaux de ceux qui prônent un désengagement de l’Etat dans la vie économique, sociale et politique. Seulement, on voit bien le problème de la confusion, qui persiste dans son argumentation, entre les premiers libéraux politiques (à savoir les héritiers au XIXe siècle d’une pensée des Lumières qui défendaient la liberté comme valeur politique centrale afin de prémunir les citoyens contre toute forme d’arbitraire étatique) qui regroupent à la fois des philosophes et les économistes dits classiques (Jérémy Bentham, figure de proue de l’utilitarisme, mais également John Stuart Mill et bien sûr, Adam Smith) et les néolibéraux* (mouvement politique issu du colloque Lippmann qui a réuni en 1938 vingt-six économistes et intellectuels de droite et d’extrême droite se retrouvant dans l’ambition de donner un nouveau souffle au libéralisme économique) qui n’ont pour ainsi dire rien en commun si ce n’est une défense du libéralisme économique.
Nous ne parlons pas du même libéralisme économique.
Si l’on schématise à outrance, les premiers libéraux cherchaient un laisser-faire de la part de l’Etat dans les affaires économiques où devaient prévaloir les lois du marché, à savoir l’offre et la demande. Les néolibéraux, et particulièrement les économistes fondateurs de l’école de Chicago, tels que Milton Friedman, prônaient au contraire une intervention intense des institutions étatiques pour maintenir un certain ordre économique devant correspondre à ces mêmes lois du marché. Et c’est toujours cette idéologie qui domine les politiques économiques à l’échelle internationale avec des institutions telles que l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) dont les traités fondateurs entretiennent une globalisation commerciale largement dérégulée. C’est notamment pour cette raison que des secteurs économiques comme l’élevage ou l’agriculture productiviste sont abreuvés de subventions publiques qui sont l’objet d’un lobbyisme agressif.
Lorsque Fabien Truffer envisage le libéralisme comme une force de libération ou d’émancipation, il le fait en référence aux premiers libéraux politiques, dont certains avaient une tolérance pour une certaine forme de socialisme (que l’on nomme aujourd’hui social-démocratie). Il argumente notamment en faveur d’une liberté d’expression absolue qui permettrait, à l’entendre, aux animalistes de pouvoir désigner, notamment, les ouvriers d’abattoirs comme des meurtriers. Outre le fait que l’on puisse sincèrement s’interroger sur l’intérêt stratégique de s’en prendre aux ouvriers d’abattoirs pour défendre les non-humains exploités par le même système, le conférencier inscrit son développement dans une critique plus générale de ce qu’il faut bien appeler une « régulation » du débat public. Ainsi, selon les libéraux politiques, des lois condamnant des propos homophobes seraient illégitimes car, selon lui, même si on a tous envie de vivre dans une société sans homophobie, légiférer sur des propos s’apparente à de la censure.
Reste qu’en constatant le danger que représente la montée de l’extrême droite et la zemmourisation du débat, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’on est loin, très loin d’une forme de censure, qu’il serait d’ailleurs peut-être judicieux de réhabiliter dans un certain contexte où la haine de l’autre s’auto-légitime en brandissant l’argument d’une sacro-sainte liberté d’expression : « On ne peut plus rien dire ! » Si seulement…
On l’aura compris, nous ne sommes ni partisans du libéralisme politique ni du néolibéralisme qui n’hésite pas à se faire autoritaire lorsque les intérêts de la bourgeoisie sont menacés (Hayek a soutenu la dictature de Pinochet, qui elle-même a inspiré Thatcher) et dont la pratique du pouvoir n’a rien à envier à l’« État Fort » défendu par Carl Schmitt, intellectuel allemand ayant adhéré au parti nazi et dont la défense d’un État régalien, pour le moins intraitable, a beaucoup inspiré les néolibéraux dans leur défense d’une démocratie procédurale (se limitant à l’exercice du vote) et élitiste. La valeur primordiale accordée à la propriété privée et au libre-choix du consommateur ne saurait, selon nous, s’accorder avec une défense structurelle, juridique et politique des individus non humains sentients. Comme un écho à la fameuse “liberté du consommateur” qui reste l’un des arguments que l’on oppose le plus souvent aux véganes.
À ce stade, nous tenons à préciser que, en aucun cas, la sincérité de l’engagement des personnes citées n’est en cause, ni leur recherche de la meilleure stratégie afin de libérer à terme les non-humains de leur esclavage. Nous nous contentons de souligner des points qui nous semblent poser problème sur le court comme le long terme. Il est vrai que le philosophe Geoffroy de Lagasnerie appelle, dans son dernier ouvrage, à « faire vivre un moment utilitariste » dans nos luttes afin de sortir de notre impuissance politique et opérer un tournant tactique plus offensif, plus efficace afin de contrer les « forces réactionnaires »[6]. Cependant, il plaide pour un utilitarisme sur une base tout de même clairement anti-libérale et cela fait toute la différence !
Or, chez certains animalistes, un manque de conscience politique institutionnelle, relative au positionnement sur l’échiquier politique et au travail législatif qui en découle, peut aussi être à l’origine d’une certaine ignorance des problèmes économiques et sociaux. Notamment, le manque de culture politique institutionnelle peut entraîner une défiance pour le partisanisme qui exclut l’identification d’une cause à un camp de l’échiquier politique et recherche donc le transpartisanisme dans la lutte. Or, être transpartisan, c’est se rendre complice d’un statu quo qui risque fort de desservir toutes les luttes pour l’émancipation.
Bien sûr, après avoir dressé ce tableau, nous pouvons espérer une autre option pour l’avenir de l’animalisme politique en France. Cela pourrait être un renoncement du PA à son isolement politique monothématique et welfariste pour rejoindre les forces progressistes. Cela pourrait être sa revendication claire de l’abolitionnisme comme seul horizon éthique viable, comme d’autres petits partis comme le NPA ou Lutte Ouvrière font le choix d’une parole performative concernant la sortie du capitalisme afin de justifier le choix de ne pas intégrer certaines coalitions. Une telle décision stratégique marquerait probablement la fin du parti tel qu’il revendique son action jusqu’ici. Mais cela le rendrait certainement plus perméable aux évolutions que souhaite porter la REV au sein du débat public.
Entre les deux options, notre préférence ne fait aucun doute.
Jean-Marc Gancille travaille dans une ONG scientifique de conservation des cétacés. Membre du Conseil d’Administration de la REV, il est l’auteur de deux ouvrages traitant d’écologie et d’animalisme : Ne plus se mentir (Editions Rue de l’Echiquier, 2019) et Carnage (Editions Rue de l’Echiquier, 2020).
Sandro Rato est étudiant en master de philosophie à l’université Paris Nanterre et membre du Conseil d’Administration de la REV.
Notes et références
↑1 | Source : Observatoire Politique et Animaux L214 |
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↑2 | Arguments que l’on retrouve d’une manière relativement plus récente dans une tribune du quotidien Libération «Pourquoi les végans ont tout faux » https://www.liberation.fr/debats/2018/03/18/pourquoi-les-vegans-ont-tout-faux_1637109/ |
↑3 | Concept anglo-saxon plus précis que le terme de conscience. Il désigne la faculté, pour un être vivant, d’avoir des états mentaux permettant de ressentir des expériences positives et négatives et de posséder un univers mental suffisamment développé pour se voir reconnaître un intérêt à ne pas souffrir et à ne pas être tué. |
↑4 | Cosmologie dominante en Occident et qui instaure, selon l’anthropologue Philippe Descola, un partage radical traçant une frontière opaque entre Nature et Culture. Descola critique cette cosmologie toute relative dans les sociétés humaines dans un ouvrage de référence Par- delà nature et culture, Gallimard (2005) |
↑5 | Pour en savoir davantage, on ne peut que saluer l’argumentaire critique de la philosophe Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, Gallimard (2019). |
↑6 | Geoffroy de Lagasnerie, Sortir de notre impuissance politique, aux éditions Fayard (2020). |