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Face à la pénurie d’organes, les xénogreffes sont présentées comme une solution prometteuse, pour peu que les animaux reçoivent des soins empreints de compassion. Qu’en est-il vraiment?
Il y a quelques semaines, on annonçait un nouvel « exploit » dans le domaine des transplantations. Le rein d’un porc génétiquement modifié a fonctionné plus de soixante jours après sa greffe à un homme en état de mort cérébrale. C’était la cinquième xénotransplantation pratiquée à l’hôpital NYU Langone de New York en l’espace de quelques mois.
Je me souviens précisément du moment où j’ai appris le sens du mot xénotransplantation, du grec xenos, étranger, qui désigne la greffe d’un organe d’une espèce biologique différente de celle du receveur. C’était dans un article qui relatait la greffe d’un rein de porc sur un humain, la deuxième cette fois-là. Nous étions en janvier 2022. J’étais hospitalisée au Centre hospitalier de l’Université de Montréal, parce que le lendemain, mon rein gauche allait être prélevé, puis transplanté sur une personne inconnue.
En lisant la nouvelle sur mon téléphone, j’ai ressenti un malaise difficile à expliquer. D’un côté, les chercheurs cités promettaient de mettre fin à la pénurie d’organes grâce à leurs découvertes. Mais la militante antispéciste en moi ne pouvait qu’être attristée de savoir que des animaux étaient sacrifiés sans qu’on s’en soucie le moindrement. J’ai d’ailleurs remarqué que l’article du New York Times ne faisait aucune mention de la vie des cochons, comme si leur organe avait été un tas de cellules développées dans une boîte de Petri. En même temps, j’étais bien placée pour comprendre la nécessité d’avoir des organes disponibles pour les personnes en attente de greffe. Est-ce que les xénotransplantations étaient un mal nécessaire ?
J’ai profité d’une visite de routine de mon chirurgien pour le questionner. Il m’a répondu en chirurgien, avec calme et confiance. Non, il ne pensait pas qu’on grefferait des reins de porc sur des humains, ni à grande échelle, ni à moyen terme. Il y voyait surtout une opération de relations publiques, puis il m’a dit « à demain » et j’ai oublié le reste de son explication un peu trop technique pour moi. Toujours est-il que malgré ses paroles rassurantes, mon malaise a persisté.
Une petite histoire des xénotransplantations
L’idée de greffer des organes d’autres animaux sur des humains n’est pas nouvelle. En réalité, les animaux ont été considérés comme des donneurs privilégiés dès l’émergence du concept de transplantation, avec le développement de techniques permettant la connexion de deux vaisseaux sanguins au début du 20e siècle.
Dès 1905, des médecins français tentent de greffer un rein de lapin à un enfant souffrant d’insuffisance rénale. Malheureusement, le jeune patient succombe une quinzaine de jours plus tard. Au cours des années suivantes, de nombreuses tentatives et échecs sont enregistrés impliquant divers animaux de la basse-cour, des chèvres aux cochons. Les équipes médicales ont mis du temps à reconnaître que la complexité du système immunitaire représentait un défi insurmontable. Ce n’est que dans les années 1960, avec l’introduction des immunosuppresseurs qui permettent enfin les greffes entre humains non apparentés, que l’espoir d’une source illimitée d’organes à partir du règne animal renaît. En 1964, un hôpital new-yorkais procède à une douzaine de greffes de reins de chimpanzés sur des patients humains. Le taux de survie est variable, mais atteint neuf mois dans le cas d’une jeune femme.
Il faut attendre les années 1980 pour que les xénogreffes ne soient plus qu’une simple curiosité et qu’un véritable débat de société émerge avec l’affaire Baby Fae. Stephanie Fae Beauclair de son vrai nom est née en 1984 avec une malformation cardiaque, le syndrome d’hypoplasie du cœur gauche. Une partie de son cœur n’était pas développée. À l’époque, les bébés atteints de cette maladie ne survivent que deux semaines en moyenne. C’est alors que le Dr Leonard Bailey, chirurgien californien qui avait déjà réalisé des centaines de transplantations cardiaques expérimentales sur de jeunes mammifères, fait une proposition révolutionnaire : greffer le cœur d’un babouin sur Baby Fae.
Dès que la nouvelle de la chirurgie est rendue publique, des réactions polarisées se font entendre. Alors que certains y perçoivent la promesse de vies sauvées, d’autres critiquent l’intervention comme étant imprudente, se demandant pourquoi un donneur humain n’a pas été envisagé. Des inquiétudes sont également soulevées quant à la clarté du consentement de la mère, récemment séparée de son conjoint et ayant un autre enfant à la maison.
Les militants pour les droits des animaux se mobilisent et manifestent devant l’hôpital californien et la maison du chirurgien, pour s’opposer à la mise à mort d’un babouin en parfaite santé. Dans son article The Other Victim, le philosophe Tom Regan écrit à propos du babouin donneur malgré lui : « Comme nous, Goobers était quelqu’un, un individu distinct. Il était le sujet sensible d’une vie, une vie dont la qualité et la durée comptaient pour lui, indépendamment de son utilité pour nous. […] Les personnes qui se sont emparées de son cœur, même si elles étaient motivées par leur souci de Baby Fae, ont gravement violé le droit de Goobers à être traité avec respect. »
Interrogé sur les revendications des militants, le Dr Leonard Bailey affirme être un partisan des droits des animaux, rappelant qu’il avait lui-même des animaux de compagnie. Mais, de son point de vue, la protection de la vie humaine doit être prioritaire par rapport à celle des animaux. : « En tant que membre de l’espèce humaine, ma responsabilité première est la préservation de la vie humaine ». Pour Bailey et ses collègues, l’objectivation des animaux est jugée acceptable lorsque la vie humaine est en péril.
La mort de Baby Fae, malheureusement survenue une vingtaine de jours après la transplantation, représente toutefois une petite victoire pour les militants pro-animaux : aucune tentative de xénogreffe n’est entreprise au cours de la décennie suivante. Le Dr Bailey change même d’orientation en se consacrant exclusivement aux greffes entre humains.
Quand la recherche reprend dans les années 1990, le donneur animal n’est plus un primate, mais plutôt un cochon. Un changement qui s’explique par plusieurs raisons. D’abord l’efficacité : les cochons se reproduisent rapidement, avec de grandes portées. Le risque de transmission d’infections semble moindre que chez les singes et ils ne sont pas une espèce menacée. Mais le rapport des humains avec ces animaux joue également un rôle important. Les cochons n’évoquent pas les mêmes sentiments que les primates. Ils ne reçoivent pas de nom et n’ont pas ces grands yeux de bébés attendrissants [1]. Chaque jour, ils sont aussi 3,8 millions à être abattus pour leur viande à travers le monde. Étant donné que nous tuons des cochons pour nous nourrir, où serait le mal dans le fait de les utiliser également pour sauver des vies ?
Les cochons n’évoquent pas les mêmes sentiments que les primates. Ils ne reçoivent pas de nom et n’ont pas ces grands yeux de bébés attendrissants.
Les organes des cochons greffés sur des humains ne sont toutefois pas un sous-produit de l’industrie alimentaire. Ce sont des porcs dont les gènes ont été modifiés pour que leurs organes soient compatibles avec le corps humain. Six gènes humains leur ont été ajoutés et quatre ont été supprimés ; on a notamment désactivé un récepteur qui détecte l’hormone de croissance pour que les organes gardent une taille similaire à celle des humains.
Mais une question fondamentale persiste : comment peut-on reconnaître la proximité biologique entre l’humain et les autres animaux tout en les traitant comme de simples pièces de rechange ?
Martine au labo
Bien que des expériences de xénotransplantation soient menées un peu partout dans le monde, les essais récents ont été réalisés à partir de porcs produits aux États-Unis par l’entreprise pharmaceutique Revivicor. Cette dernière est issue de PPL Therapeutics, compagnie tristement célèbre pour la création de la brebis Dolly en 1996, premier mammifère cloné de l’histoire. Revivicor est aujourd’hui une filiale de United Therapeutics, fondée en 1996 par l’Américaine Martine Rothblatt. Cette entrepreneure en série s’est d’abord fait connaître comme PDG de GeoStar et créatrice de la radio satellite SiriusXM. Femme trans et militante pour les droits des personnes LGBTQ+, elle s’est affichée comme telle dès les années 1990. Elle est aujourd’hui l’une des dirigeantes de compagnies pharmaceutiques et l’une des femmes PDG les mieux payées du monde.
L’histoire de Martine Rothblatt dévie des récits habituels de parcours de millionnaires sans scrupules. Après avoir amassé sa fortune dans les communications satellites, elle change radicalement de cap, motivée par le diagnostic d’hypertension artérielle pulmonaire incurable de sa fille Jenesis. Abandonnant ses activités précédentes, elle se plonge dans l’apprentissage de la biologie et de la pharmacologie à la recherche d’un traitement potentiel pour sauver sa fille. Et contre toute attente, elle réussit. Le médicament qu’elle développe, l’Orenitram (Martine Ro à l’envers !), un vasodilatateur administré par voie orale, est autorisé pour la commercialisation en 2013 et toujours en vente aujourd’hui.
Mais Jenesis pourrait aussi avoir besoin d’une greffe pulmonaire. Rothblatt a donc entrepris un doctorat en éthique médicale portant sur les questions de xénotransplantation. Dans sa thèse, publiée en 2003, elle défend notamment l’idée que les xénogreffes sont la seule solution à court terme au problème de la pénurie d’organes. A-t-elle raison ?
Des besoins sous-évalués
Les principaux organes greffés sont, en ordre croissant, le pancréas, les poumons, le cœur, le foie et le rein. Mais on greffe plus de reins que tous les autres organes additionnés 100 000 l’an dernier à travers le monde — et c’est là que la pénurie se fait le plus sentir.
En réalité, la pénurie d’organes est avant tout une pénurie de reins. À titre d’exemple, en 2021, il y a eu 1673 transplantations rénales pour 3060 personnes en attente au Canada. La même année, c’était 589 transplantations du foie pour 536 personnes en attente, 352 transplantations des poumons pour 222 personnes en attente, 142 transplantations cardiaques pour 135 personnes en attente et 79 du pancréas pour 180 personnes en attente qui ont été réalisés. Pendant ce temps, 252 personnes sont décédées avant d’avoir reçu leur greffe.
Comme les greffes rénales ont une durée de vie limitée, soit de 10 à 15 ans, les personnes souffrant d’insuffisance rénale ont fréquemment besoin de plus d’une greffe. Les multiples transplantations sont moins fréquentes pour les autres organes.
Malgré leur importance, ces chiffres dissimulent une pénurie encore plus importante. Un grand nombre de personnes sont exclues du processus de transplantation avant même d’avoir la possibilité de demander officiellement un organe, en raison notamment de leur âge, de leur santé, de leurs habitudes de vie ou simplement de leur lieu de résidence. Pour le dire autrement, seuls les receveurs idéaux, soit ceux qui ont le plus de chances de s’en sortir, sont inscrits sur la liste d’attente.
Un grand nombre de personnes sont exclues du processus de transplantation avant même d’avoir la possibilité de demander officiellement un organe, en raison notamment de leur âge, de leur santé, de leurs habitudes de vie ou simplement de leur lieu de résidence.
C’est là l’essence même de l’argument de Martine Rothblatt et des autres défenseurs des xénogreffes. À l’heure actuelle, les patients ne répondant pas au profil idéal sont condamnés à mourir. L’émergence d’une source illimitée d’organes pourrait toutefois élargir le groupe de personnes admissibles, offrant ainsi une lueur d’espoir à ceux qui seraient autrement exclus.
David Bennett, 57 ans, premier humain greffé d’un cœur de cochon en 2022, est une de ces personnes nonadmissibles aux listes d’attente. Souffrant d’une insuffisance cardiaque avancée, il a été déclaré inapte à recevoir un cœur humain parce qu’on estimait qu’il n’écoutait pas les conseils de ses médecins et ne faisait pas suffisamment d’efforts pour contrôler sa tension artérielle. La transplantation d’un cœur de cochon dans le cadre d’un essai clinique était pour lui le seul traitement possible : « C’était soit la mort, soit cette greffe. Je veux vivre. Je sais que c’est assez hasardeux, mais c’était ma dernière option », a-t-il déclaré aux médias la veille de sa chirurgie. David Bennett a survécu deux mois avant que son nouveau cœur ne flanche[2].
« Est-ce que je vais grogner ? »
S’il avait eu le choix, David Bennett aurait sans doute préféré un autre traitement. On ne sait pas non plus combien de patients ont refusé la xénogreffe avant lui.
Cette situation soulève des questions sur la perception qu’a le grand public des xénogreffes. Malgré leur importance, ces questions cruciales demeurent peu explorées, et elles sont rarement abordées dans les articles consacrés aux greffes d’organes animaux sur des humains.
Dans son article intitulé « Dirty Pigs and the Xenotransplantation Paradox », la sociologue de la médecine écossaise Gill Haddow recense les nombreuses études qui ont évalué l’opinion du grand public à l’égard de la xénotransplantation. Les résultats sont relativement similaires et montrent qu’à première vue, la xénotransplantation est aussi acceptée que transplantation d’organes humains (80 à 90 % accepteraient une telle procédure si nécessaire). Par contre, le soutien diminue considérablement si l’on donne plus d’informations sur la procédure, ou si le scénario suggère que la xénotransplantation n’est pas aussi bonne qu’une transplantation d’organe humain — ce qui, selon toute vraisemblance, est le cas. Les inquiétudes portent principalement sur la transmission de maladies, le possible transfert de matériel génétique, les considérations éthiques, ainsi que les appréhensions liées aux aspects psychologiques de l’intégration d’un organe animal dans le corps.
Les réactions sont plus favorables lorsqu’on parle de greffes de petites quantités de cellules et de tissus d’animaux non humains, comme les valves cardiaques de porc, plutôt que d’organes complets tels les reins ou le cœur.
Gill Haddow a récemment mené des entretiens avec de jeunes adultes, un groupe généralement ouvert aux nouvelles technologies, pour explorer les diverses options de transplantation. Ces derniers s’opposent fermement à la xénotransplantation tout en montrant un fort enthousiasme pour l’utilisation d’organes imprimés en 3D, suivie par une préférence pour les organes provenant d’une personne connue, puis d’une personne étrangère décédée.
Le compte-rendu de ces discussions révèle une répugnance assez profonde exprimée sous la forme du « facteur dégoût » (yuck factor). Il montre aussi que la xénogreffe trouble la frontière entre les humains et les autres animaux en plus de provoquer la crainte d’être animalisé en recevant l’organe d’un cochon. Bien que les porcs utilisés pour les xénotransplantations soient censés être exempts de pathogènes, les travaux de Haddow suggèrent qu’ils sont perçus comme sales et potentiellement vecteur de maladies. Ces perceptions persistent sans égard aux croyances religieuses, et même chez les personnes végétariennes.
La xénogreffe trouble la frontière entre les humains et les autres animaux en plus de provoquer la crainte d’être animalisé en recevant l’organe d’un cochon.
D’autres études montrent qu’une greffe d’organe est une procédure chirurgicale profondément transformatrice qui peut altérer la subjectivité. La danseuse Sylvia Claire, une des premières personnes greffées cœur-poumon raconte dans son best-seller A Change of Heart qu’après avoir reçu les organes d’un jeune homme décédé à la suite d’un accident de moto, elle a commencé à ressentir des envies de bière et de croquettes de poulet.
En fait, les personnes greffées ont tendance à « anthropomorphiser » leur nouvel organe en lui prêtant des caractéristiques émotionnelles, morales ou physiques du donneur. Même lorsque les personnes greffées ne connaissent pas le donneur, elles peuvent ressentir des transformations similaires. Certaines font état de changements dans leurs préférences alimentaires, musicales, artistiques, sexuelles, récréatives et professionnelles. Des cas particuliers de perception de noms et d’expériences sensorielles liées au donneur ont également été recensés.
Ces témoignages ne se limitent pas aux greffes d’organes. Un patient diabétique ayant reçu des cellules pancréatiques d’un porc a déclaré avoir l’impression « d’avoir quelque chose de grand et de charnu » en lui. Les patients auxquels on a implanté des valves cardiaques porcines ont manifesté des inquiétudes quant au transfert de qualités animales. Et lorsqu’on lui a proposé la greffe d’un cœur de cochon, David Bennett a demandé s’il allait grogner.
Le stress associé au processus de récupération et de réadaptation, la nécessité de prendre une grande quantité d’immunosuppresseurs et la peur du rejet du greffon font aussi peser un lourd poids sur la santé mentale des personnes qui ont reçu un organe humain. Jusqu’à 63 % d’entre elles éprouvent des symptômes de dépression ou d’anxiété au cours des premières années suivant la transplantation, par rapport à une prévalence de 3 à 10 % dans la population générale et de 10 à 40 % chez les personnes atteintes d’arthrite, de cancers, de maladies cardiaques, de diabète, de maladies rénales et de maladies pulmonaires[3].
Des conditions peu adaptées
Même si les xénogreffes ne sont pas le traitement de premier choix pour les personnes en attente d’une transplantation et qu’elles reposent sur des animaux sacrifiés, bien peu de voix contre se sont fait entendre. Nous sommes à des années-lumière des manifestations de soutien à Goobers, le babouin qui a donné son coeur à Baby Fae. Elles reçoivent même un appui au sein du mouvement pour les droits des animaux. Le philosophe Peter Singer, auteur de La Libération animale, soutient l’idée qu’il est acceptable de tuer des cochons pour leurs organes s’ils sont élevés dans des conditions adéquates. « Ce que j’aimerais voir, écrit Singer, c’est que tous les cochons impliqués dans la procédure, y compris à la phase de recherche […] et les parents des cochons, soient élevés dans des conditions qui répondent non seulement à leurs besoins physiques, mais aussi à leurs besoins psychologiques et sociaux. Donc pas dans une ferme industrielle. Cela semble un échange équitable minimal compte tenu des bénéfices que le cochon confère aux humains. »
Le Dr Richard Pierson du Massachusetts General Hospital dont le laboratoire travaille sur les xénogreffes faisait récemment remarquer que, bien que certaines personnes puissent s’opposer à l’utilisation d’organes de porcs pour sauver des vies humaines, cet avis minoritaire ne trouve généralement pas de soutien fort au sein des grandes religions ou groupes sociaux. Pour lui, la plupart des individus trouveront éthiquement acceptable d’utiliser des porcs comme source de xénogreffes si les animaux reçoivent des soins empreints de compassion et éthiquement défendables.
Il semble avoir raison. L’islam et le judaïsme, qui interdisent la consommation de porc, concèdent que les xénotransplantations sont acceptables lorsque d’autres solutions ont été épuisées. L’utilisation courante de valves cardiaques porcines, d’insuline de porc et de peau de porc pour traiter des brûlures graves en sont des exemples.
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser au bien-être des animaux il y a une quinzaine d’années, j’ai aussi cru qu’une certaine forme d’élevage idéal était possible avant de désenchanter. Pourtant, même en Autriche, pays reconnu comme un leader en bien-être et en protection des animaux, des pratiques telles que la mutilation des porcelets sans anesthésie sont autorisées. La loi adoptée en 2004 interdit pourtant explicitement d’infliger à un animal une douleur, une souffrance, une blessure, ou une peur injustifiée. Je peux difficilement imaginer comment les fermes idéales décrites par Singer pourraient devenir réalité.
À l’heure actuelle, Revivicor est plutôt silencieuse sur les conditions dans lesquelles vivent ses animaux. La société a récemment annoncé la construction d’une usine de 4 600 mètres carrés en Virginie où seront entassés 200 porcs à la fois, pour une production totale de 1000 porcs par année selon son permis. Chaque cochon sera tué pour qu’on puisse récupérer ses deux reins et son cœur[4]. Martine Rothblatt prévoit que d’ici quelques années, la commercialisation des organes de porcs nécessitera une plus grande usine qui couvrira les besoins de tout le pays et à partir de laquelle les organes seront transportés dans des ambulances aériennes entièrement électriques[5]…
L’usine en construction sera exempte de pathogènes. Les animaux n’auront donc aucun accès à l’extérieur, ce qui laisse croire qu’ils ne pourront pas exprimer leurs comportements naturels tels que fouiller et retourner le sol, développer des relations avec leurs congénères, jouer, ou encore se rouler dans la boue. Une telle usine ne répond absolument pas aux besoins les plus primaires de ces animaux cognitivement complexes, capables de jouer aux jeux vidéos et d’utiliser un miroir. Les conditions de vie dans une usine à organes risquent d’être bien plus difficiles que celles offertes dans des élevages biologiques destinés à l’alimentation. On est loin d’un élevage idéal et sans stress.
Les conditions de vie dans une usine à organes risquent d’être bien plus difficiles que celles offertes dans des élevages biologiques destinés à l’alimentation. On est loin d’un élevage idéal et sans stress.
On est aussi loin du consensus de la Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale, signée en 2022 par plus de 500 chercheurs et chercheuses et universitaires en philosophie morale et politique, provenant d’une quarantaine de pays, dont Peter Singer, Florence Burgat et Normand Baillargeon. Ces chercheurs s’entendent sur la nécessité de transformer en profondeur nos relations avec les autres animaux et condamnent l’ensemble des pratiques qui supposent de traiter les animaux comme des choses ou des marchandises. Ils s’accordent aussi pour dire que, d’un point de vue politique et institutionnel, il est possible de cesser de voir les animaux comme de simples ressources à notre disposition. Comme l’écrivent les philosophes, « [l]e fait que ces individus ne soient pas membres de l’espèce Homo sapiens n’y change rien : s’il semble naturel de penser que les intérêts des animaux comptent moins que les intérêts comparables des êtres humains, cette intuition spéciste ne résiste pas à un examen attentif. Toutes choses égales par ailleurs, l’appartenance à un groupe biologique (qu’il soit délimité par l’espèce, la couleur de peau ou le sexe) ne peut justifier des inégalités de considération ou de traitement. ».
Dans le projet actuel de Martine Rothblatt, les animaux sont littéralement traités comme des machines à organes et il faut chercher longtemps pour y trouver un peu de compassion…
Existe-t-il des alternatives aux xénotransplantations ?
Que faire ? En tant que société, sommes-nous confrontés à un dilemme similaire à celui de David Bennett, où les options se résument à la mort ou à la transplantation d’organes d’animaux élevés comme de simples commodités ? Les xénotransplantations sont-elles l’unique solution pour soigner les centaines de milliers de personnes malades ? Une exploration approfondie révèle l’existence de nombreuses alternatives, tant d’ordre technologique, structurel ou politique.
Pour commencer, une partie de l’argumentation en faveur des xénogreffes repose sur l’idée selon laquelle il manque d’organes qui proviennent de donneurs décédés. Or, leur nombre peut augmenter en réduisant le nombre d’obstacles d’ordre administratif et moral qui le freine trop souvent : définitions variables sur le plan clinique et juridique de la mort cérébrale, pénurie de ressources, perspectives divergentes liées aux aspects raciaux, ethniques et religieux, malaise parmi les médecins et les familles, etc. Les disparités régionales sont également considérables, avec l’Asie affichant le taux le plus bas de don d’organes par donneur décédé à l’échelle mondiale, en raison notamment de l’influence du confucianisme, où l’intégrité du corps est considérée comme un don sacré des parents.
J’ai été surprise d’apprendre que même au Canada, seulement 2 % des personnes qui meurent à l’hôpital sont identifiées comme candidates au don d’organe. De ce nombre, seulement une sur cinq devient effectivement donneuse. Aux États-Unis, une étude de l’Université de Pennsylvanie a révélé que, chaque année, 28 000 organes potentiels ne sont pas utilisés, dont un foie sur quatre. Les progrès technologiques comme la perfusion d’organe, laquelle permet à l’organe de continuer de fonctionner avant d’être transplanté, pourraient prolonger la durée de préservation des organes avant la transplantation, ouvrant ainsi la possibilité d’accroître le nombre d’organes potentiellement transplantés. Avec davantage d’organes disponibles, on pourrait aussi optimiser la compatibilité entre donneur et receveur pour augmenter la durée de vie des greffons, tout en minimisant le recours aux immunosuppresseurs qui peuvent avoir des effets secondaires néfastes.
Au Canada, seulement 2 % des personnes qui meurent à l’hôpital sont identifiées comme candidates au don d’organe. De ce nombre, seulement une sur cinq devient effectivement donneuse.
D’autres solutions sont également en cours de développement. Les cellules souches pluripotentes pourraient par exemple être induites pour amener le rein à se régénérer par lui-même. Je crois que c’est ça le truc compliqué dont me parlait mon chirurgien ! Il pourrait également être possible de créer un nouveau rein directement à partir des cellules du receveur.
La possibilité d’un rein artificiel est aussi souvent évoquée. À l’été 2023, des chercheurs de l’Université de Californie à San Francisco ont présenté un petit bioréacteur qui peut être implanté dans le corps comme un stimulateur cardiaque et qui remplace les fonctions importantes du rein. KidneyX, une organisation créée par le Département de la santé et des services sociaux américain et l’American Society of Nephrology offre 9,2 millions de dollars US aux chercheurs pour la mise au point d’un rein artificiel. Des investissements en recherche sont aussi faits en Europe et en Asie. La commercialisation des premiers reins artificiels pourrait être possible dès 2030.
Dans certains cas, la maladie rénale peut aussi être évitée, et bien que cela ne soit pas une nouveauté, il est crucial de souligner l’importance des investissements dans la prévention. Le dépistage précoce du diabète et de l’hypertension artérielle peut par exemple réduire le nombre de cas d’insuffisance rénale. Il convient également de noter que certains groupes, tels que les Afro-Américains, les Hispaniques, les Autochtones et les Asiatiques, sont plus susceptibles de développer une maladie rénale, souvent en raison de l’accès limité aux soins de santé par rapport aux personnes blanches.
Bon nombre de personnes en bonne santé ont aussi le potentiel de devenir donneuses pour un rein ou un lobe de foie. J’en suis l’exemple vivant ! Les risques sont extrêmement faibles, et la plupart des donneurs avec qui j’ai pu échanger recommenceraient si c’était possible. Ces personnes ont d’ailleurs tendance à avoir des scores de qualité de vie plus élevés après le don que la population générale, l’expérience pouvant contribuer à une augmentation de l’estime de soi et à un sentiment accru de bien-être.
Même si le don vivant est le traitement privilégié pour les personnes dont l’état de santé requiert une transplantation, il est rarement évoqué dans les discussions et reportages autour de la pénurie d’organes, et reste marginal. Pire, le taux de don vivant n’a pas augmenté aux États-Unis depuis plus de vingt ans. Moins de 40 % de toutes les transplantations rénales à l’échelle de la planète proviennent de donneurs vivants, avec de grandes disparités régionales. En Israël, en Hollande et en Corée par exemple, le nombre de donneurs vivants de reins dépasse celui de donneurs décédés. Pendant ce temps en France, le don vivant ne compte que pour 15 % de toutes les greffes rénales. La cause est simple : les obstacles administratifs. Le don non dirigé ou anonyme est interdit et le donneur est tenu de démontrer son lien avec le receveur, ce qui limite le nombre de donneurs potentiels et le développement de programmes de jumelage ou chaînes de dons qui augmentent grandement le nombre d’organes transplantés.
Même si le don vivant est le traitement privilégié pour les personnes dont l’état de santé requiert une transplantation, il est rarement évoqué dans les discussions et reportages autour de la pénurie d’organes, et reste marginal.
Pourtant, une très grande majorité de la population se dit prête à faire don d’un de ses organes pendant son vivant, ce qui laisse croire en un large potentiel inexploité. Dans un sondage mené aux États-Unis en 2019, 86 % des répondants étaient ouverts à faire don d’un de leurs organes à un membre de la famille de leur vivant, 75,7 % à un ami proche, et 54,6 % à une personne inconnue.
Une compensation pour les humains
Il est évidemment plus facile de dire dans un sondage qu’on est prêt à donner un rein que de traverser une série d’examens médicaux, une chirurgie et une période de rétablissement. Mais un grand nombre de donneurs n’est pas nécessaire : pour un pays comme le Canada, on parle de besoin de quelques milliers de reins par année seulement. Se pourrait-il que cette source presque infinie d’organes soit en chacun de nous plutôt que dans des usines de cochons transgéniques ? Qu’un jour, donner un organe ne soit pas plus exceptionnel que donner du sang ? L’économiste Frank McCormick s’est demandé comment on pourrait y arriver et a trouvé une solution plutôt simple : il suffit d’indemniser les donneurs de reins pour augmenter l’offre et arriver à un point d’équilibre.
L’économiste Frank McCormick s’est demandé comment on pourrait y arriver et a trouvé une solution plutôt simple : il suffit d’indemniser les donneurs de reins pour augmenter l’offre et arriver à un point d’équilibre.
Avec ses co-auteurs, ils ont publié des dizaines d’articles pour montrer que la cause fondamentale de la pénurie de reins vient du fait que l’échange d’organes est soustrait des lois du marché. Par crainte de voir se créer un marché des organes, la grande majorité des États empêchent les donneurs d’être payés pour leur geste. On redoute également que les personnes défavorisées soient exploitées, étant plus susceptibles d’accepter une compensation financière. En agissant de la sorte, expliquent McCormick et ses collègues, les États imposent un prix plafond près de zéro sur le marché des reins.
Les économistes sont généralement d’accord pour affirmer que lorsque l’État maintient le prix d’un bien en dessous du niveau d’équilibre du marché, cela provoque une insuffisance de ce bien. Aussi étrange que ça puisse paraître, la situation est la même pour les reins. Les motivations altruistes ne suffisent pas toujours. Même les donneurs de sperme sont payés !
La proposition de McCormick n’est pas de de créer un libre marché comme c’est le cas en Iran, où on serait libre d’acheter et de vendre des organes, mais plutôt d’indemniser adéquatement les donneurs pour leurs pertes de revenus, le faible risque de décès lors de la chirurgie, la douleur, l’inconfort et la légère possibilité que la procédure puisse affecter leur qualité de vie à long terme. En 2022, il a réalisé avec ses collègues une importante analyse de l’offre et de la demande pour estimer le nombre de reins nécessaires afin de mettre fin à la pénurie aux États-Unis et le niveau de rétribution nécessaire pour encourager ce nombre de dons. Ces résultats ont ensuite été intégrés dans une analyse coût-bénéfice détaillée pour estimer la valeur économique de la transplantation rénale.
Leur calcul est sans équivoque et plus facile à comprendre que les histoires de cellules souche pluripotentes ! Bien qu’il s’applique aux États-Unis, ses grands principes peuvent fonctionner ailleurs dans le monde. McCormick et ses collègues évaluent que la moitié des patients diagnostiqués avec une insuffisance rénale chaque année, soit environ 62 000 personnes, pourraient éviter de souffrir de la dialyse et d’une mort prématurée s’ils recevaient en moyenne une transplantation rénale et demie dans leur vie. Les reins actuellement disponibles ne permettent que de sauver 15 000 patients. D’après leur évaluation, si le gouvernement dédommageait les donneurs vivants à la hauteur d’un montant estimé à 77 000 $ US (±50 %), il y aurait suffisamment de dons pour sauver les 47 000 autres patients. C’est près de 25 fois la capacité de l’usine de cochons destinés aux xénogreffes de Revivicor[6].
Bien qu’il puisse paraître élevé, le montant de compensation estimé reste très faible par rapport aux bénéfices qu’apporte un don vivant. La valeur de la transplantation pour le receveur et son soignant est estimée à 1,5 million de dollars US, et les économies résultant du fait que le receveur n’aurait pas besoin de dialyse s’élèveraient à environ 1,2 million de dollars US.
L’opinion publique semble aller dans le même sens que les hypothèses de McCormick. Un important sondage suggère d’ailleurs que 70 % des Américains soutiendraient le paiement pour un don de reins par l’État si cela permettait d’améliorer le nombre d’organes disponibles. Les dédommagements n’ont pas à s’arrêter aux donneurs vivants si on veut augmenter le nombre d’organes disponibles. Il est également possible d’indemniser les familles des donneurs décédés sous forme de crédit d’impôt, de remboursement de frais funéraires ou de don à une œuvre de charité pour les encourager à donner les organes de leur proche.
Je le mentionnais plus tôt, lorsqu’on parle d’indemnisation pour les donneurs, nombreux sont ceux qui soulignent que le plus grand risque est qu’on exploite les plus démunis. McCormick et ses collègues montrent que c’est plutôt le contraire. La plupart des bénéfices d’un tel programme reviendraient aux receveurs de reins les plus pauvres. Les donneurs, quant à eux, recevraient la juste valeur marchande de leur rein et ne seraient donc pas exploités. Pour éviter que des personnes désespérées ne décident de donner un rein pour l’argent, la compensation serait versée sous une forme différée ou non financière, telle que des crédits d’impôt, une assurance maladie, une aide à la scolarité ou des fonds de retraite.
Choisir sa répugnance
La possibilité d’avoir une source quasi infinie de reins provenant de donneurs consentants existe. Avec un généreux programme gouvernemental de compensation des donneurs, les besoins en reins pourraient être comblés et des ressources pourraient être réallouées en prévention, en recherche et aux besoins en foie, cœur, poumon et pancréas. Une proposition moins flamboyante que les usines de cochons de Martine Rothblatt, mais qui représente une option médicalement et humainement idéale pour les personnes nécessitant une greffe.
Le dilemme n’est pas binaire, la mort ou les organes d’animaux. Il y a aussi une troisième option. Mais tout ce qui touche à l’argent et au don d’organes est hautement controversé. Lorsqu’on parle de compensation pour les donneurs vivants, on ébranle des principes moraux profonds et sacrés. L’idée que la valeur de la vie humaine ne devrait pas être quantifiable en termes financiers, que le don d’organes devrait être un acte altruiste, motivé par la générosité et la solidarité humaine plutôt que par des incitations monétaires.
Lorsqu’on parle de compensation pour les donneurs vivants, on ébranle des principes moraux profonds et sacrés.
Qu’on pense à la gestation pour autrui ou à la consommation de viande de cheval devenue récemment illégale en Californie, le niveau d’acceptation de certaines transactions par la société peut varier avec le temps et d’une région à l’autre [7]. Si on accepte aujourd’hui d’offrir une compensation à des humains qui participent à des essais cliniques, pourquoi pas à ceux qui donnent un organe ?
Voilà bientôt soixante-dix ans qu’on pratique des greffes et j’ai l’impression qu’on est aujourd’hui face à trois options qui nous répugnent. Il faut faire un choix délicat. Finalement, la question qu’on devrait se poser est la suivante : qu’est-ce qui est le plus répugnant entre laisser mourir des personnes en attente de greffe, élever et tuer des animaux innocents pour leurs organes ou dédommager des donneurs humains pour leur geste de solidarité ?
Notes et références
↑1 | Les singes continuent toutefois d’être utilisés en recherche. Ils reçoivent des organes de porcs de façon expérimentale. |
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↑2 | L’autopsie n’a montré aucun signe évident de rejet de l’organe. Un succès pour Martine Rothblatt, mais des médecins soupçonnent un virus porcin d’être à l’origine de la mort de David Bennett |
↑3 | Amy Silverstein, greffée deux fois du cœur, aborde la question des effets secondaires des traitements anti-rejets auxquels sont soumis les personnes greffées dans un poignant texte publié quelques semaines avant son décès au printemps 2023. Elle montre aussi que les personnes transplantées subissent une forte pression pour accepter ce qui leur a été donné et qu’elles n’ont aucun espace pour exprimer le souhait, et encore moins la demande, d’une vie plus saine ou plus longue. |
↑4 | Revivicor fournit également de la viande exempte d’allergènes aux personnes allergiques au porc, sans doute les « restes » de ses animaux élevés pour leurs organes. |
↑5 | Malheureusement Jenesis, la fille de Martine Rothblatt, la transplantation de poumons de porcs ne semble pas envisageable pour le moment. |
↑6 | D’autres études nous montrent que les simples programmes de remboursement des dépenses donneurs augmentent le taux de don de 12 à 16%. Israël, qui compte parmi les pays avec le plus de dons vivants au monde per capita (deux fois plus que les États-Unis), a aussi un des programmes de compensation les plus généreux. Les donneurs reçoivent environ un mois de salaire jusqu’à concurrence d’environ 18 000 $US auxquels s’ajoutent 800 $US de frais de déplacement sans reçus nécessaires, des assurances et même une semaine de vacances à l’hôtel. |
↑7 | C’est une idée empruntée à l’économiste et Prix Nobel Alvin Roth dans sa théorie du marché répugnant où il étudie la question des marchés dans lesquels l’échange de certains biens ou services est socialement ou moralement inacceptable. |