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À l’invitation de l’association Pour l’égalité animale (PEA), Valéry Giroux examinait cinq objections au véganisme formulées non pas par des humanistes ou des spécistes, mais par des animalistes eux-mêmes véganes. Elle revient ici sur l’une d’elles, en l’occurrence celle de l’inefficacité de nos choix alimentaires individuels pour épargner des animaux.
« Chaque végane sauve près de 200 animaux chaque année ! », nous assure l’organisme People for the Ethical Treatment of Animals (PETA). Cette affirmation se retrouve aussi sur les pancartes tenues bien en évidence par des animalistes lorsqu’ils participent à des manifestations pour lutter contre l’exploitation animale. Mais est-il bien vrai que les consommateurs, par leur comportement individuel, peuvent ainsi contribuer à réduire le nombre d’animaux qui seront produits, exploités et tués ? Parmi ceux qui prennent au sérieux l’objection de l’inefficacité, plusieurs en doutent fortement.
Ces sceptiques se disent que les produits d’origine animale que l’on trouve sur le marché sont le résultat d’un fait accompli : les animaux dont ils sont issus ont déjà été exploités, le mal est fait. Le poulet est mort et refuser de l’acheter ne le ramènera pas à la vie. Si, par ailleurs, l’épicier vend un poulet de moins cette semaine, cela ne signifie pas qu’il commandera un poulet de moins à son fournisseur la semaine prochaine. Et même si c’était le cas, ça ne veut pas dire qu’un poulet de moins sera élevé dans le futur immédiat par le fermier où le fournisseur en question fait ses achats. Le marché pour ce produit est si vaste qu’il est insensible aux toutes petites fluctuations dans la demande. Qui plus est, le consommateur se trouve à plusieurs degrés de séparation des animaux exploités. Or, un gaspillage considérable est prévu à chacune des étapes de la chaîne d’approvisionnement. Par conséquent, il est très peu probable que l’achat d’un poulet de plus ou de moins influence le nombre de poulets qui seront tués. Chaque fois qu’il est tenté d’acheter un poulet ou un aliment contenant du poulet, le consommateur peut donc raisonnablement conclure que de s’en priver ne changerait rien.
L’objection de l’inefficacité est telle que le devoir d’éviter de causer des torts aux animaux d’élevage ne semble pas forcément impliquer celui d’éviter d’acheter les produits issus de leur exploitation.
Solutions qui ne reposent pas sur l’efficacité des gestes individuels
Certains auteurs ont défendu le véganisme contre cette objection sans remettre en cause l’inefficacité des choix de consommation individuels en se tournant vers des raisons « non-instrumentales » d’agir. Adrienne M. Martin[1], par exemple, estime que le consommateur de produits ou de services d’origine animale se rend « complice » des torts collectivement causés aux animaux, même s’il n’y contribue pas causalement.[2] Selon elle, une personne qui rejoint volontairement un groupe de consommateurs qu’elle sait avoir (ou suspecte d’avoir) pour fonction de signaler une demande en aliments d’origine animale et d’inciter les producteurs à y répondre en exploitant des animaux est en partie responsable des torts subis par ces animaux. Et ce, même si son acte individuel n’a aucunement contribué à causer le malheureux résultat, c’est-à-dire même si cet acte en particulier n’a joué aucun rôle causal dans l’action collective du groupe qui l’a produit.
En outre, le simple fait de bénéficier d’un tort causé à un animal pourrait, dans certains cas, paraître moralement condamnable. Même lorsque ça ne change rien ni pour l’animal à qui le tort a été causé, ni pour tous ceux qui subiront un sort comparable à sa suite. Certes, il n’est pas toujours moralement répréhensible, une fois tout bien pesé, de profiter des produits et services dérivés de la violence envers autrui. Le fait que des aliments aient été produits par des méthodes moralement répugnantes donnerait néanmoins une raison pro tanto de ne pas s’en délecter[3], surtout si cette possibilité de savourer l’aliment en question est liée de manière non accidentelle au fait que de telles méthodes aient été employées. Dans cet esprit, nombre d’auteurs soutiennent qu’il est souvent mal de profiter d’un privilège injuste. Selon Tristram McPherson, acheter un aliment d’origine animale consiste à obtenir un avantage du fait qu’une industrie conduise des activités à but lucratif impliquant de faire souffrir injustement des animaux, ce qui constituerait une forme de complicité fondée sur la coopération avec les plans injustes d’autrui.[4] D’autres insistent surtout sur le devoir d’éviter le parasitisme (free-riding) qui consisterait à s’en remettre aux autres pour remplir notre devoir collectif de mettre fin aux injustices faites aux animaux.[5]
Enfin, l’achat d’un produit d’origine animale peut être interprété comme une occasion manquée de participer à un effort collectif (un mouvement social) qui pourrait avoir pour effet d’éviter que certains préjudices ne soient causés à des animaux. À moins d’exiger un sacrifice déraisonnable, chacun de nous aurait le devoir moral de prendre part aux actions collectives qui peuvent entraîner des résultats moralement souhaitables. Et ce, peu importe que notre participation individuelle ne soit pas une condition nécessaire à l’atteinte d’un résultat désirable ou qu’elle ne fasse pas même partie de la chaîne causale qui pourrait y aboutir.
Pour contourner l’objection de l’inefficacité du comportement individuel dans la lutte contre les torts causés aux animaux et justifier le devoir d’adopter un mode de vie végane, nous disposons donc de raisons non instrumentales, comme celle d’exprimer notre solidarité envers les victimes d’injustices et envers celles et ceux qui les combattent… un devoir d’autant plus impérieux que sa réalisation est aisée.[6] Cela dit, des arguments reposant sur la contestation du scepticisme qui entoure la possibilité, pour un acte individuel, d’affecter la production ont également été proposés.
Solutions reposant sur une contestation du scepticisme entourant l’efficacité des gestes individuels
L’utilité attendue
Plusieurs philosophes – pensons notamment à Peter Singer[7], Alastair Norcross[8] et Shelly Kagan[9] – ont pour leur part répondu frontalement à l’objection. Ils ont soutenu que l’effet anticipé (ou l’utilité attendue) de nos achats individuels de produits d’origine animale est équivalent à l’effet moyen de tous les actes comparables et que cela donne une raison de les éviter. Leur explication peut être résumée de la façon suivante :
Bien sûr, le fait qu’un seul parmi les centaines de millions d’Américains qui consomment en moyenne quelques dizaines de poulets par année renonce à manger un poulet n’aura vraisemblablement aucun effet sur le nombre de poulets élevés et tués pour l’alimentation aux États-Unis. En revanche, si tous les consommateurs décidaient de cesser de consommer des poulets, plusieurs milliards d’animaux seraient épargnés annuellement. Entre ces deux extrêmes, il doit y avoir un seuil ou un point de bascule à partir duquel le nombre de personnes qui s’abstiennent d’acheter un poulet est tel que l’industrie ajustera sa production à la baisse. Parce que le marché est très complexe, ce nombre (appelons-le n) sera probablement très élevé. Disons que 10 000 poulets de plus que ce qui était prévu doivent être vendus avant que l’industrie ne réagisse en augmentant sa production prévue (c’est-à-dire en élevant et en tuant) de 10 000 poulets, ou que 10 000 poulets doivent être « gaspillés » – sur une courte période de temps et parmi les clients d’un même producteur – pour que l’industrie s’ajuste et diminue de 10 000 le nombre d’oiseaux qu’elle prévoyait produire. Si le nombre total d’achats ou d’abstentions se situe entre 0 et 9 999, aucun poulet de plus ou de moins ne sera produit. S’il se situe entre 10 000 et 19 999, ce sont 10 000 animaux qui seront touchés. S’il se situe entre 20 000 et 29 999, c’est alors le sort de 20 000 poulets qui sera affecté. Pour que le résultat varie en fonction de ma décision d’acheter ou non un poulet, mon achat ou mon abstention doit donc faire partie d’un ensemble de gestes similaires dont le nombre est très exactement un multiple de 10 000, ce qui aurait, supposent ces auteurs, 1/10 000 chances de se produire[10]. S’il s’agit d’acheter un poulet, mon achat ne fera donc aucune différence dans 9 999 cas sur 10 000, puisque dans tous ces cas, suffisamment d’achats semblables auront déjà été faits pour que le seuil précédent soit atteint de toute façon, et insuffisamment d’achats semblables auront été faits pour que le seuil suivant soit atteint. Plus le nombre n d’achats ou d’abstentions nécessaires est élevé, plus petites sont mes chances comme consommatrice individuelle de faire une différence sur la production de poulets. En revanche – et c’est ce sur quoi insistent les philosophes qui défendent la solution de l’utilité attendue –, plus ce nombre n est élevé, plus le nombre d’animaux qui seraient « sacrifiés » ou « sauvés » en raison de mon choix individuel spécifique, si par chance il devait être celui qui fait pencher la balance, serait lui aussi élevé (n X 1/n).
En résumé, la minuscule probabilité pour un consommateur d’affecter le nombre d’animaux qui seront élevés et tués serait compensée par l’importance que cet effet aurait s’il était déclenché. Chaque fois qu’une personne décide d’acheter (ou non) un poulet, elle pourrait potentiellement affecter la vie d’exactement 1 poulet. L’utilité attendue d’un acte de consommation sur la production correspondrait à l’utilité moyenne de tous les actes individuels qui, combinés, produisent l’effet.
Dans un article paru en 2011, Julia Nefsky[11] a toutefois critiqué la solution fondée sur l’utilité attendue. Selon elle, non seulement les chances pour un consommateur individuel de faire une différence sur la production sont très faibles, mais la différence que son acte pourrait faire (si par miracle il devait en faire une) ne serait pas forcément grande. Singer, Norcross et Kagan auraient tort de présumer que l’effet attribuable à un geste particulier, s’il était celui qui déclenchait une baisse de la production, serait d’épargner 10 000 poulets (ou n poulets). Rien ne nous permet d’écarter la possibilité que l’effet du comportement de ce consommateur serait d’inciter l’industrie à produire 5 000 poulets en moins et à élargir son marché de manière à vendre 5 000 poulets à de nouveaux consommateurs, par exemple. Quelques années plus tard, Mark Buldofson[12], de qui Nefsky s’était déjà inspirée, en rajoute en insistant sur le fait qu’un examen minutieux de la façon dont la demande affecte réellement l’offre dans ce domaine nous force à conclure que les chances pour un consommateur individuel de faire une différence sur la production ne sont pas faibles (1/n où n est très élevé), mais « infinitésimales ». Cela s’explique par le fait qu’il est, en réalité, considérablement plus probable que les consommateurs se comportent à peu près selon les prévisions faites par les entreprises que d’une manière qui s’en éloignerait énormément. Plus n est élevé (et vue la taille des principales compagnies de l’industrie agricole comme Tyson aux États-Unis, n pourrait correspondre à 8 millions de poulets), moins les chances qu’un écart aussi grand que n ne sépare la demande réelle de la demande anticipée. Les probabilités qu’un geste individuel fasse partie d’un ensemble de n gestes semblables où n est un multiple de 10 000 (ou de 8 millions) ne correspondent pas à une proportion fixe de 1/n peu importe la valeur de n (10 000, 20 000, 30 000, …), puisqu’elles doivent également tenir compte du fait que les probabilités que n gestes semblables soient posés diminuent dramatiquement lorsque n est très élevé. Pour ces raisons, Budolfson va jusqu’à suggérer que l’effet attendu d’un geste individuel est à ce point insignifiant qu’on pourrait avoir l’obligation morale de consommer des produits d’origine animale. Il suffit, suggère-t-il, qu’on en tire ne serait-ce qu’un tout petit plaisir gustatif (qui lui est « certain ») pour qu’il y ait plus d’avantages (pour le bien-être général) que de désavantages à en consommer.
Peu d’auteurs ont, à ma connaissance, répondu à Budolfson. Parmi les rares qui ont bien essayé, on trouve Steven McMullen et Matthew C. Halteman[13], qui ont soutenu que les producteurs sont beaucoup plus sensibles aux choix des consommateurs que ce que Budolfson n’affirme. La forte compétition fait en sorte, nous disent-ils, que les pertes engendrées par une petite baisse de la demande pourraient certes être absorbées par les plus gros producteurs, mais conduiraient les plus petits à sortir du marché.
D’autres auteurs ont ensuite soutenu que McMullen et Halteman avaient tort. Dans un article tout récent, John R. Harris et Richard Galvin[14] affirment qu’un examen attentif de la manière dont le marché fonctionne révèle que les décisions concernant le nombre de poulets produits sont prises par de gigantesques corporations et non pas par les fermiers locaux qui en font l’élevage et que ces corporations sont bel et bien largement insensibles aux variations dans la demande.
La contribution causale non superflue
En prenant connaissance des débats entourant la solution de l’utilité attendue offerte en réponse à l’objection de l’inefficacité, j’ai eu l’impression qu’on faisait un peu fausse route, et qu’on avait tort de présenter les choses comme si le seul acteur dont la responsabilité morale pouvait être engagée pour avoir « causé » un effet était celui dont l’acte était très exactement le dernier de tous les actes nécessaires pour que l’effet en question soit produit, c’est-à-dire le n-ième acte d’une cohorte comportant au total très exactement n actes. Je me disais qu’on pense normalement les liens entre la responsabilité causale et la responsabilité morale autrement : lorsqu’un résultat est produit, chacun des n actes qui font partie de la chaîne causale ayant mené au résultat qui nous intéresse a contribué à le causer, et la relation entre l’agent qui a commis un de ces actes et le résultat produit est comparable à la relation entre n’importe lequel des agents ayant commis un des autres actes et ce même résultat.
Dans un article consacré à la question du vote, Alvin Goldman[15] se désintéresse de l’utilité attendue d’un acte pour privilégier une approche fondée sur la responsabilité causale partielle. Il donne l’exemple d’une élection remportée par une bonne majorité des voix où aucun des votes en faveur du candidat élu n’était décisif. Bien sûr, ce résultat n’est pas pour autant un phénomène sans cause (ce qui serait métaphysiquement troublant). Puisque plus de votes qu’il n’en fallait pour élire ce candidat ont été enregistrés, ce résultat était plutôt surdéterminée. Certes, aucun des votes pour le gagnant n’était indispensable à sa victoire. Néanmoins, chacun des électeurs qui a voté en sa faveur a contribué à causer son succès et peut donc en être tenu partiellement responsable. En supposant que l’élection de ce candidat soit une bonne chose, le citoyen qui a voté pour lui peut être félicité. Et ce même citoyen aurait eu une raison de voter comme il l’a fait, même si le candidat n’avait pas remporté l’élection puisque, si tel avait été le cas, on n’aurait pas pu l’en tenir partiellement responsable. De la même manière, les électeurs qui s’abstiennent voter ou qui votent pour un candidat autre que le meilleur peuvent être blâmés si le meilleur candidat est défait. Leur responsabilité n’est pas écartée par le simple fait que chaque vote individuel n’avait à peu près aucune chance d’être décisif. Le devoir de voter pour le meilleur candidat repose sur le fait qu’un électeur peut contribuer à ce qu’un bon résultat soit produit ou à ce qu’un mauvais résultat ne le soit pas.[16]
Dans la littérature consacrée au devoir individuel de ne pas acheter d’aliments d’origine animale, certaines approches reposent sur un raisonnement semblable à celui de Goldman. Elizabeth Harman[17], par exemple, pense qu’il est mal pour un individu de participer à ce qui, collectivement, produira un effet indésirable. Selon elle, il faut éviter de causer avec d’autres des torts à des animaux, même dans le cas où ces torts seront produits quoi que l’on fasse. Le fait que plus de gestes qu’il n’en faut pour entraîner ce malheureux résultat sont posés n’absout, selon elle, aucun des agents qui ont contribué à le causer. Il suffit que l’acte d’un participant fasse partie des actes qui, ensemble, ont causé le résultat en question pour que la responsabilité morale de cet agent soit engagée. Afin d’illustrer cette idée, Harman donne l’exemple du petit Jimmy, qui déciderait de rejoindre un groupe d’enfants qui insultent une jeune victime, dans l’objectif de réduire les risques de subir à son tour de l’intimidation. La philosophe imagine que la participation de Jimmy, noyée parmi les insultes qui fusent de toute part, ne ferait aucune différence pour la victime (le tort qu’elle subit aurait été exactement le même si Jimmy avait tout simplement passé son chemin). L’action de Jimmy, remarque Harman, est néanmoins condamnable d’un point de vue moral.[18]
Julia Nefsky[19] s’inspire également de Goldman et de l’idée d’une contribution causale partielle, pour réfléchir aux problèmes d’actions collectives qui concernent les torts causés aux animaux élevés pour l’alimentation. Comme Harman, elle pense que l’on peut être causalement et moralement responsable d’un certain résultat, sans pour autant pouvoir « faire la différence » quant au fait que ce résultat sera produit ou non.[20] Elle précise cependant que cela ne donnera à l’agent des raisons d’agir (et peut-être l’obligation de le faire) que si, au moment où il délibère à propos de ce qu’il peut ou doit faire, il est encore possible de produire le résultat souhaité et s’il n’est pas certain que le résultat sera produit de toute manière. Appliqué à la production de poulets, son raisonnement donne à peu près ce qui suit : Au moment de décider d’acheter un poulet ou de me retenir de le faire, il est possible que suffisamment de consommateurs se retiennent d’acheter un poulet pour que le seuil qui déclenchera une baisse de la production de poulets soit atteint. Ma décision de m’abstenir d’acheter un poulet pourrait contribuer de manière causale à réduire le nombre d’animaux produits pour être mangés. À ce même moment, il est également possible que le seuil en question ne soit pas atteint et que cela s’explique au moins en partie par le fait que trop peu de consommateurs se soient retenus d’acheter un poulet. Mon refus d’acheter un poulet n’est donc pas condamné à être superflue puisqu’il est possible que le nombre d’abstention soit insuffisant pour que des poulets soient épargnés. Comme ce que les autres feront n’est pas encore déterminé, je dois décider comment me comporter en tenant compte du fait qu’au moment d’agir, je peux encore aider à réduire la production de poulets. Et cela est vrai même si le seuil d’abstentions nécessaires ne sera finalement pas atteint (auquel cas je n’aurai pas contribué à réduire le nombre d’oiseaux produits) ou que le résultat est surdéterminé (auquel cas j’aurai contribué à causer le résultat heureux, mais mon geste d’abstention n’aura fait aucune différence puisque ce résultat aurait été produit même si j’avais plutôt décidé d’acheter un poulet).
Parce que la probabilité que mon comportement individuel fasse une différence quant au nombre de poulets produits est minuscule et parce que cette différence ne serait pas forcément compensée par l’envergure de l’effet que je pourrais entraîner advenant que mon comportement déclenche un ajustement de la production, il semble que l’utilité attendue de mon acte échoue à me fournir une raison de m’abstenir d’acheter un poulet. En revanche, les chances que mon abstention contribue à nous faire progresser vers une diminution du nombre de poulets produits ou à prévenir une hausse de la production sont, quant à elles, considérables. Certes, ma « part » de responsabilité causale par rapport au résultat produit sera limitée. Si le nombre total d’abstentions est, en bout de ligne, inférieur à n, elle sera nulle. Si mon geste constitue un des x (où x > n) gestes qui auront ensemble surdéterminé le résultat souhaité, elle ne sera que partielle[21]. Rien ne laisse toutefois penser que ma responsabilité morale serait pareillement limitée. Le simple fait de savoir, au moment d’agir, que je peux contribuer de manière non superflue à réduire le nombre de poulets qui seront produits, torturés et tués en m’abstenant d’en acheter me donne d’excellentes raisons de me retenir de le faire. Si on ne peut conclure qu’elles génèrent le devoir absolu d’adhérer au véganisme, ces raisons suffisent probablement à fonder un devoir pro tanto de le faire.
La contribution causale indirecte de nos actions individuelles
Devenir végane, ce n’est pas faire des choix de consommation en vase clos. Chaque fois qu’un végane évite d’acheter tel produit ou de payer pour tel service, son geste peut avoir des conséquences indirectes considérables. Plus précisément, on peut s’attendre à ce qu’il ait ce que Ben Almassi appelle des effets d’entraînement (ou de « contagion sociale[22] »), de même que des résultats d’économie d’échelle. C’est que la décision prise par un individu de s’abstenir de choisir des produits d’origine animale au profit d’aliments ou de mets végétaliens, même lorsqu’elle n’affecte pas directement les commandes qui seront passées par un commerçant au producteur, pourrait inciter l’épicier ou le restaurateur à offrir une variété d’options végétales à sa clientèle. De surcroît, plus la demande pour la viande et les laitages végétaux augmentera, plus ces produits seront vraisemblablement offerts à des prix abordables et plus on leur accordera une grande visibilité sur les étalages ou les menus, ce qui a des chances d’influencer les autres consommateurs. Avant que les véganes ne parviennent collectivement à affecter les choix des producteurs, leurs choix individuels peuvent ainsi affecter ceux des autres consommateurs. Peut-être peuvent-ils même contribuer à ce que la demande de produits issus de l’exploitation animale diminue au point peut-être d’entraîner une hausse de leur prix. Dans un marché où les produits dits « de substitution » seraient de plus en plus concurrentiels, on peut s’attendre à ce que les entreprises investissent dans le développement de tels produits plutôt que dans celui de mets ou d’aliments à base de viande, de laitages ou d’œufs, ce qui pourrait contribuer à détourner la clientèle des produits issus de l’exploitation animale.[23]
Bien sûr, l’intérêt du véganisme ne tient pas uniquement au nombre d’animaux directement « sauvés » par chaque personne qui refuse d’en consommer les chairs ou les sécrétions : il marque aussi un symbole puissant du refus de l’ordre spéciste du monde, en proclamant que les intérêts des animaux valent bien qu’on s’abstienne d’encourager les industries qui contrarient leurs intérêts, même les plus fondamentaux. Il met en scène l’insoumission, forcément publique, devant cette pression que nous subissons toutes et tous de contribuer aux injustices systémiques. En étant devenu l’acte phare d’une objection de conscience, revendiqué haut et fort par des dizaines voire des centaines de milliers de gens, il sert de base pratique, mais aussi d’illustration et de projection vers l’avenir, à un mouvement politique et culturel réclamant la prise en compte éthique des autres animaux sensibles. Enfin, il permet de souder une communauté animaliste autour de pratiques concrètes, quotidiennes, à la signification sociale et morale très puissante. L’efficacité culturelle et politique du véganisme, d’autant plus qu’il n’opère pas indépendamment des autres volets du mouvement pour la justice envers les animaux, ne saurait se mesurer par une simple analyse du fonctionnement des marchés et des liens qui unissent le consommateur au producteur. Une évaluation juste de la contribution de chaque végane à la diminution des torts causés aux animaux doit également tenir compte des tous les effets indirects, à court, moyen et long termes, de son engagement au sein d’un mouvement ayant le potentiel d’épargner les pires injustices à un nombre immensément élevé d’individus.
Conclusion
Il est raisonnable de supposer qu’en évitant les produits et services ayant impliqué l’exploitation d’animaux et en privilégiant leurs substituts végétaux ou synthétique, un individu peut bel et bien affecter le nombre d’êtres sensibles qui seront amenés à l’existence dans l’objectif d’être exploités et tués pour des fins humaines. Cet effet peut être direct, dans la mesure où chacun de nos gestes de consommation peut contribuer de manière causale et non superflue à épargner des animaux. Il peut également être indirect, en ce que nos choix individuels peuvent influencer le comportement d’autres consommateurs et, ultimement, le nombre d’animaux exploités ou la manière dont ils le sont.
Cela dit, les meilleures conséquences du véganisme sur le sort des animaux ont sans doute moins de chances de se réaliser par le seul boycott économique[24] que par des efforts visant plus explicitement le renversement de l’idéologie carniste dominante. Dans le « Que sais-je? » que mon collègue Renan Larue et moi avons consacré à la question, nous proposons une conception du véganisme qui s’appuie surtout sur les effets sur le temps long de la constitution d’un véritable mouvement de justice sociale – d’un mouvement politique – opposé à l’exploitation d’animaux. Ce paradigme du véganisme, s’il diffère quelque peu des définitions que l’on trouve maintenant dans les dictionnaires, nous paraît offrir plusieurs avantages, comme celui de rejoindre la conception que s’en faisaient les personnes qui ont les premières proposé le concept, d’être philosophiquement mieux fondé, de contourner en bonne partie les objections internes au mouvement incluant notamment celle de l’inefficacité et d’espérer que les animaux profitent davantage d’un phénomène ayant déjà acquis une considérable popularité. Cette conception du véganisme comme mouvement social implique aussi que toutes celles et tous ceux qui participent à sa formation, à son développement et à son succès doivent être crédités pour une certaine part de son efficacité.
Notes et références
↑1 | Voir « Factory Farming and,Consumer Complicity » dans A. Chignell, T. Cuneo et M. Halteman (dir.), Philosophy Comes to Dinner: Arguments on the Ethics of Eating, New York, Routledge, 2015, p. 201-214. |
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↑2 | Pour une autre approche fondée sur la « complicité », voir Julia Driver, « Individual Consumption and Moral Complicity » dans B. Bramble et B. Fisher (dir.), The Moral Complexities of Eating Meat, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 67-79. |
↑3 | Voir Holly Lawford-Smith, « Unethical Consumption and Obligations to Signal » (2015) 29, 3 Ethics & International Affairs, p. 315-330, aux p. 317-318. |
↑4 | Voir « Why I am a vegan (and you should be one too) », dans A. Chignell, T. Cuneo et M. C. Halteman (dir.) Philosophy Comes to Diner: Arguments about the Ethics of Eating, New York et London, Routledge, 2016, p. 73-91. |
↑5 | Voir Garrett Cullity, « Pooled Beneficence », dans M. Almeida (dir.), Imperceptible Harms and Benefits, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2000, p. 1-23 ainsi que Jacob Barrett et Sarah Zoe Raskoff, « Ethical Veganism and Free Riding» (2023) 24, 2 Journal of Ethics and Social Philosophy, p. 184-212. |
↑6 | Julia Driver, « Individual Consumption and Moral Complicity » dans B. Bramble et B. Fisher (dir.), The Moral Complexities of Eating Meat, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 67-79, aux p. 78-79. |
↑7 | « Utilitarianism and Vegetarianism » (1980) 9 Philosophy & Public Affairs, p. 325-337. |
↑8 | « Puppies, pigs, and people: Eating meat and marginal cases » (2004) 18 Philosophical Perspectives, p. 229–245 ainsi que « The Impotence of the Causal Impotence Objection » (2020) 36, 1 Southwest Philosophy Review, p. 161-168. |
↑9 | « Do I Make a Difference? » (2011) 39, 2 Philosophy & Public Affairs, p. 105-131. |
↑10 | Notons que ce n’est pas tout à fait juste puisque cette probabilité dépend en outre du nombre maximal de gestes pouvant être posés |
↑11 | « Consequentialism and the Problem of Collective Harm: A Reply to Kagan » (2011) 39, 4 Philosophy & Public Affairs, p. 364-395, à la p. 370. |
↑12 | « The Inefficacy Objection to Consequentialism and the Problem with the Expected Consequences Response » (2019) 176 Philosophical Studies, p. 1711-1724. |
↑13 | « Against Causal Inefficacy Objections: The Real Economic Impact of Individual Consumer Choices on Animal Agriculture » (2010) 2, 2-3 Food Ethics, p. 93-110. Voir également Alastair Norcross, « The Impotence of the Causal Impotence Objection » (2020) 36, 1 Southwest Philosophy Review, p. 161-168. |
↑14 | « Act-Consequentialism and the Problem of Causal Impotence » (2020) 55 The Journal of Value Inquiry, p. 87-108 |
↑15 | « Why Citizens Should Vote: A Causal Responsibility Approach » (1999) 16 Social Philosophy and Policy, p. 201-217. |
↑16 | Bien sûr, aucun auteur ne nie le rôle causal partiel de chacun des n actes. En mettant l’emphase sur la probabilité non pas d’avoir simplement contribué à causer un résultat, mais sur celle d’avoir posé le dernier des gestes ayant permis l’atteinte d’un seuil à partir duquel un effet sera déclenché, les défenseurs de la solution de l’utilité attendue laissent toutefois entendre qu’une contribution causale ne pourra entraîner une responsabilité morale que si elle est nécessaire à l’atteinte du résultat. Or, cela aurait des implications pour le moins contre-intuitives. Prenons l’exemple de deux assassins. Imaginons que le premier a versé du poison dans le verre d’eau de sa victime, qui le boit juste avant d’aller au lit. Quelques minutes plus tard, le second tire sur la même victime, qu’il croit endormie alors qu’elle vient de mourir par empoisonnement. Jugera-t-on que l’empoisonneur qui a tué la victime n’est pas moralement responsable de la mort de cette dernière parce que celle-ci allait être causée de toute manière? Après tout, le geste du premier assassin n’était pas « nécessaire » pour que le décès se produise… il n’a, à cet égard, fait aucune différence. |
↑17 | « Eating Meat as a Morally Permissible Moral Mistake » dans A. Chignell, T. Cuneo et M. Halteman (dir.), Philosophy Comes to Dinner: Arguments on the Ethics of Eating, New York, Routledge, 2015, p. 215-231. |
↑18 | Voir également Dereck Parfit, Reasons and persons, Oxford, Oxford University Press, 1984 ou encore Christopher Kutz, Complicity, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. |
↑19 | « How you can help, without making a difference » (2017) 174 Philosophical Studies, p. 2743–2767. Voir également « Collective harm and the inefficacy problem » (2019) 14, 4 Philosophy Compass. |
↑20 | Nefsky explique que son approche se distingue de celles qui sont fondées sur la participation d’un individu à une action collective qui entraîne un certain résultat parce que, selon son approche, il ne s’agit pas simplement de faire partie de l’ensemble des causes partielles qui, ensemble, pourraient surdéterminer un résultat, mais de contribuer individuellement au processus qui, selon ce que les autres pourront faire, pourrait aboutir à ce résultat. |
↑21 | À propos de la façon de calculer la contribution causale partielle d’un geste en cas de surdétermination, voir Arash Abizadeh, « A Recursive Measure of Voting Power with Partial Decisiveness or Efficacy » (2022) 84, 3 The Journal of Politics, p. 1652-1666 |
↑22 | « The Consequences of Individual Consumption: A Defence of Threshold Arguments For Vegetarianism and Consumer Ethic » (2011) 28, 4 Journal of Applied Philosophy, p. 404-407. Robert C. Jones développe aussi cette notion dans son chapitre intitulé « Veganisms », dans J. Castricano et R. R. Simonsen (dir.), Critical Perspectives on Veganism, Basingstoke, The Palgrave Macmillan Animal Ethics Series, p. 15-39, à la p. 21. |
↑23 | En plus de cet effet sur l’offre, les choix des consommateurs, ajoutent McMullen et Halteman, peuvent non seulement réduire le nombre d’animaux qui seront élevés pour que l’on puisse en tirer certains produits, mais également le nombre d’animaux qui le seront pour nourrir ceux de qui l’on tire ces produits. Les auteurs mentionnent qu’environ 16% de la production d’œufs, par exemple, est destinée à l’alimentation des poulets de chair. En refusant de consommer de la volaille, un consommateur peut réduire à la fois le nombre poulets de chair et de poules pondeuses qui seront exploités. Voir Steven McMullen et Matthew C. Halteman, « Against Causal Inefficacy Objections: The Real Economic Impact of Individual Consumer Choices on Animal Agriculture » (2010) 2, 2-3 Food Ethics, p. 93-110. |
↑24 | Pour une perspective critique sur l’efficacité des boycotts, voir notamment Sarah A. Soule et Brayden G. King, « Markets, Business, and Social Movements », dans D. Della Porta et M. Diani (dir.), The Oxford Handbook of Social Movements, Oxford, Oxford University Press, p. 696-708 ; Paul Sergius Koku, « On the effectiveness of consumer boycotts organized through the internet: the market model » (2012) 26, 1 Journal of Services Marketing, p. 20-26 ; ou encore Daniel Diermeier, « When Do Company Boycotts Work? » (2012) Harvard Business Review. |