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Recension du livre de Aph et Syl Ko, Aphro-ism. Essays on Pop Culture, Feminism, and Black Veganism from Two Sisters, Lantern Books, 2017.
Aborder simultanément le racisme et le spécisme, c’est s’aventurer sur un terrain miné. Pour bien des militant.e.s engagé.e.s dans l’une ou l’autre de ces causes, la singularité de chaque oppression ne devrait jamais être diluée. Bien qu’à l’occasion on reconnaît des points de convergence, l’idée d’imbriquer systématiquement les approches antiracistes et antispécistes a reçu jusqu’à présent peu d’échos, et peut même provoquer de véritables levées de boucliers…
Le pari était donc risqué pour Aph et Syl Ko, les auteures de l’ouvrage Aphro-ism, mais elles réussissent l’exercice avec brio. Dans ce livre publié chez Lantern Books (et malheureusement pas encore traduit en français) les auteures nous parlent pop culture, féminisme et véganisme black. Aph Ko, la fondatrice de Black Vegans Rocks, et sa sœur, la philosophe Syl Ko, nous proposent ainsi des chapitres allant de « Pour parler du racisme il faut parler de la situation des animaux » à « La confusion permet à notre activisme d’évoluer » en passant par « Pourquoi le véganisme black est bien plus qu’être simplement noir.e et végane ». Elles nous invitent ainsi dans une conversation où d’importants fondements théoriques sont posés.
À racines communes, solutions communes
D’emblée, les auteures écartent l’idée selon laquelle imbriquer l’analyse du racisme et du spécisme serait optionnel. Non seulement ça ne l’est pas, mais en comprendre la logique commune constitue la seule chance de libération des êtres humains racisés. Pourquoi ? Parce que la division humain/animal forme la pierre angulaire de la suprématie blanche.
En effet, pour les sœurs Ko, le statut inférieur attribué à l’animal est une condition essentielle au fonctionnement du système raciste, un système qui hiérarchise les êtres vivants et fait trôner une catégorie à son sommet. C’est là où se rencontrent l’espèce et la race pour incarner le nec plus ultra des modèles, un modèle dans lequel l’espèce idéale est humaine et la race idéale, blanche. Quant au reste, il bascule dans la catégorie Autre, là où les positions sociales et morales sont inférieures.
C’est dans cette optique que les auteures affirment que la libération des groupes racialement marginalisés n’en sera pas une si elle vise à s’éloigner du statut d’animal pour se rapprocher du statut d’humain, blanc de surcroît. On doit proposer mieux que des solutions basées sur la pensée hiérarchique, puisque c’est ce type de structure même que nous tentons de défaire quand nous parlons le langage de l’antiracisme.
Tout l’enjeu est là : démanteler le système raciste en brisant la ligne qui va de l’humain à l’animal, en passant par le pas-tout-à-fait-humain. Car cette configuration aliénante confine chaque être sentient à une place précise, où sa valeur sera modulée en fonction de la place occupée.
Une nouvelle carte symbolique du monde
Évidemment, il s’agit là d’un défi de taille dans un monde où le temps et l’énergie ne sont pas infinis. Le système raciste distrait et pendant que notre attention est ainsi accaparée et que nous tentons d’élaborer sans cesse de nouvelles réponses et de nouvelles manières d’éduquer l’oppresseur, nous ne sommes pas en train de construire la société dans laquelle nous voulons vivre. C’est un rappel simple mais essentiel que nous font les auteures : lutter devrait être temporaire.
Pour ce processus de construction du futur, Aph et Syl Ko proposent quelques balises. Par exemple, il faut prendre garde à ne pas penser les mouvements de justice sociale à travers l’imaginaire des dominants – un imaginaire suprémaciste, blanc, capitaliste et patriarcal. Ce n’est pas dans les systèmes qui nous étouffent que nous puiserons les outils de résistance. Ainsi, dans les milieux antiracistes, refuser de remettre en question le statut inférieur des animaux ne fait que perpétuer des schèmes de pensées hiérarchiques. On peut avoir plus d’ambition que cela et viser à s’affranchir complètement de cette conception étroite et brutale du monde.
Très concrètement, Aphro-ism explore aussi des enjeux liés aux réseaux sociaux. Ils sont omniprésents et il faut bien s’y faire. Mais comment s’en servir sans contribuer à la surveillance qui cible les activistes noir.e.s ? Ou encore comment protéger les droits des créateurs et créatrices de contenu numérique noir.e.s ?
Elles posent également le constat que le rêve américain est désormais technologisé. La notoriété et la visibilité sur les réseaux sociaux deviennent dès lors des marqueurs de réussite sociale, et même d’égalité. Les plates-formes comme Facebook ou YouTube seraient des outils post-raciaux et il suffirait de travailler fort et d’être original pour monter les échelons, devenir célèbre et faire de l’argent, sans que la race soit déterminante de quelconques façons. C’est encore et encore le mythe néolibéral qui s’actualise, celui qui rend les individus uniques responsables de leurs succès. Mais avec le langage du web cette fois-ci. Il n’est donc pas inutile de rappeler que le racisme et le sexisme s’incarnent aussi dans le monde numérique. Et que le grand gagnant de tout cela est une élite capitaliste blanche.
Inspiration afrofuturiste
Enfin, l’un des nombreux mérites du livre est de nous faire découvrir l’afrofuturisme. Il s’agit d’une praxis afrocentrée qui permet de conceptualiser le monde à partir de perspectives noires, perspectives trop longtemps reléguées aux marges, au profit de prétentions universalistes. Les sœurs Ko puisent dans ce mouvement littéraire, esthétique et philosophique l’inspiration qui leur permet de s’affranchir d’une vision eurocentrée du monde.
Pour les auteures d’Aphro-ism, les représentations innovatrices qu’encourage l’afrofuturisme permettent à des groupes opprimés de se projeter dans un autre univers. D’imaginer un monde post-oppressions.
« Car en fin de compte, écrit Aph Ko, avoir la capacité d’exister, de respirer, de créer, de se détendre et d’aimer est quelque chose que nous devrions tous pouvoir faire sans effort. Et tant que cette réalité n’est pas celle de tous les êtres vivants, je vais continuer à lutter. »