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Afin de mieux faire comprendre ce qu’est l’antispécisme, Jérôme Segal a écrit un petit livre d’introduction où il présente les relations que ce concept entretient avec différents mouvements politiques. Pierre Sigler n’a pas été convaincu par l’exercice.
Dix questions sur l’antispécisme de Jérôme Segal est une introduction à l’antispécisme et à ses rapports avec d’autres thèmes, comme l’écologie, la religion ou le véganisme. Les thèmes sont abordés par le prisme de dix questions. Il ne faut pas s’attarder sur leur formulation ; souvent, le chapitre n’y répond pas vraiment et pourrait tout aussi bien s’intituler « antispécisme et [thème du chapitre] ». L’ouvrage ne présente pas d’analyse personnelle, mais résume – succinctement – des auteurs et des idées que l’on rencontre chez les antispécistes. Commençons par passer en revue les dix chapitres qui correspondent à ces dix questions…
Passage en revue des « questions »
Qu’est-ce que l’antispécisme ?
À la fin des années 1960, des scientifiques comme Richard Ryder et des philosophes comme Peter Singer sont arrivés à la conclusion que le critère d’espèce n’avait guère plus de pertinence éthique et scientifique que celui de race, et qu’il ne pouvait justifier des discriminations. Ils ont nommé spécisme la discrimination dont sont victimes les animaux non humains. Le critère pertinent est celui de sentience : la capacité de ressentir des choses positives et négatives ; plaisir et douleur, joie et tristesse, etc. C’est pourquoi il faut inclure dans le cercle de notre considération morale tous les êtres sentients, dont font partie de manière certaine les vertébrés.
Quels liens avec le socialisme et l’anarchisme ?
Si les raisons qui poussent certains anarchistes ou socialistes à rejeter l’antispécisme sont évoquées en début de chapitre, la suite présente des auteurs de la fin du 19e siècle ou début 20e, comme Louise Michel et Rosa Luxemburg, indignées des sévices infligés aux bêtes, ou encore le syndicaliste Charles Gide, qui, dans un court texte, a dépeint les animaux domestiques en travailleurs exploités.
Ces auteurs ni antispécistes, ni militants animalistes, ni même végétariens ne me semblent pas avoir un grand rapport avec le thème de l’ouvrage. Et quitte à faire un historique des écrits animalistes, et quitte à se limiter aux auteurs de gauche, il y en a des plus pertinents. Par exemple, Léon Tolstoï et Bernard Shaw (des végétariens militants), ou plus encore Henry Salt, précurseur de l’antispécisme (il parlait de droits des animaux).
Il est aussi question des communautés végétaliennes anarchistes de l’entre-deux-guerres. Sachant que le premier paragraphe du livre s’intitule « L’antispécisme n’est pas un régime ! », on peut se poser la question de la pertinence de cette fin de chapitre.
Comment expliquer la place prépondérante des femmes ?
Il s’agit probablement de la place prépondérante des femmes parmi « les végétariens », dans la mesure où la seule statistique du chapitre porte sur les lecteurs de la revue Virage de la « Société (sic) végétarienne de France ». Trois explications sont mises en avant, mais seule la troisième est présentée comme « controversée ».
La première : lorsqu’on subit des oppressions, on est plus sensible à toutes les formes d’oppression. Notez qu’on invoque aussi le facteur oppression pour expliquer le contraire. D’aucuns soutiennent qu’il y a peu de végétariens et d’animalistes dans les classes populaires parce que ces dernières sont trop opprimées pour s’intéresser aux animaux.
La seconde : carnisme et sexisme sont liés. Comme les animaux, les femmes seraient réduites à des corps consommables. À l’appui de cette thèse : les maisons d’abattage et deux anecdotes… du 19e siècle. L’une est l’internement psychiatrique d’une militante végétarienne (certes, la psychiatrie de l’époque était déplorable, mais on peut être militant et souffrir de troubles mentaux, ce que suggère l’article de presse cité). L’autre, « l’éthérisation des femmes » : « des femmes étaient endormies à l’éther par des médecins vétérinaires pour subir des relations sexuelles avec leur mari, ce qui rappelle pour certains les techniques d’étourdissement dans les abattoirs ». En remontant à la source, on constate toutefois que « les vétérinaires » sont en fait un gynécologue, dont les patientes souhaitaient concevoir un enfant mais souffraient de vaginisme, une maladie qui rend la pénétration douloureuse, ce qui explique qu’elles aient demandé à leur médecin de leur administrer un anesthésique. Bien que cette pratique nous fasse frémir aujourd’hui, il ne s’agit pas de viols conjugaux avec la complicité de vétérinaires véreux comme le suggère l’auteur. Le sujet du sexisme mérite plus de rigueur, et des arguments plus pertinents (je pense par exemple aux publicités centrées sur le corps des femmes).
La troisième : la grossesse et l’allaitement font prendre conscience à certaines femmes de leur animalité ; elles éprouvent un sentiment de solidarité avec les autres mammifères.
Ces explications s’appuient sur des preuves de faible niveau : témoignages et exemples. Et pour cause, les études scientifiques cherchant à expliquer le sexe-ratio des végétariens font défaut. Était-ce bien nécessaire de consacrer un chapitre entier à des conjectures ? On trouve d’ailleurs bien d’autres théories sur le marché (comme la division du travail chez les chasseurs-cueilleurs ou l’idée que les femmes sont davantage dans l’éthique du care que les hommes). Si le sexe-ratio des végétariens n’était qu’un prétexte pour parler des points communs entre sexisme et spécisme, les liens entre les discriminations sont déjà abordés dans les chapitres « Qu’est-ce que l’antispécisme ? » et « L’antispécisme aide-t-il à la convergence des luttes ? ».
L’antispécisme est-il anticapitaliste ?
Jérôme Segal commence ce chapitre en rappelant que l’exploitation des animaux s’observe dans tous les systèmes politiques et économiques. La suite est décevante. Le capitalisme n’est jamais défini. Il est toujours singulier, escamotant les différences entre époques, pays et secteurs économiques (l’agriculture et la pêche sont des secteurs bien plus planifiés et subventionnés que les autres). Enfin, n’est pas abordée la question du titre (antispécisme et capitalisme sont-ils incompatibles ?). À la place, une recension des plus et des moins des pays occidentaux.
Plus : les militants ont obtenu des avancées ; l’industrie agro-alimentaire répond à la demande végane ; des capitalistes investissent dans la viande de culture.
Moins : le citoyen est avant tout un consommateur (ce point pour moi très important est expédié en une phrase) ; les animaux sont considérés comme des ressources ; les consommateurs savent peu de choses sur l’élevage et la pêche, ce qui réduit leur dissonance cognitive ; la pub est omniprésente pour les produits animaux.
Le chapitre aborde certes des sujets intéressants : la dissonance cognitive, le poids des lobbies de l’élevage, les débats autour de la viande de culture et le combat d’Henry Spira… dont il est dit qu’il a repris les théories de Guy Debord. C’est fort douteux : Debord n’apparaît pas dans la biographie de Spira, il n’a eu aucune influence aux États-Unis et c’est l’un des auteurs les plus obscurs que je connaisse.
Mais les passages intéressants sont trop courts. J’aurais préféré un chapitre consacré au militantisme animaliste et aux embûches qu’il rencontre. Cela aurait évité de consacrer des pages à des rappels inutiles (sur les hommes préhistoriques et le fait qu’on a toujours exploité les animaux), à des digressions sur les méfaits du capitalisme mondialisé actuel (les lecteurs savent déjà) et aux discussions sur la capitalisto-compatibilité de telle ou telle stratégie militante.
L’antispécisme est-il soluble dans l’écologie ?
Tandis que les antispécistes accordent de la valeur aux individus sentients, les écologistes attribuent de la valeur à des entités collectives, les espèces et les écosystèmes. Ainsi, les écologistes n’ont rien contre la chasse ou la pêche tant que le « prélèvement » n’entraîne pas une diminution durable des « stocks ».
Certains antispécistes voient dans cette conception de l’écologie un totalitarisme, où les individus sentients ne sont que les rouages d’un « grand tout ». Les écosystèmes évoluent en permanence, et la disparition d’espèces n’est pas mal « en soi ». Les antispécistes prônent plutôt une écologie sentienciste.
L’opposition entre antispécistes et écologistes se manifeste sur la question de la réintroduction des prédateurs ou celle de l’intervention dans la nature pour venir en aide aux animaux sauvages. Il existe néanmoins des points de convergence entre écologistes et antispécistes : préserver ou réparer un écosystème, c’est bien souvent améliorer les conditions de vie des sentients qui l’habitent.
Si Jérôme Segal présente bien les oppositions conceptuelles entre l’antispécisme et l’écologie (plus exactement, l’éthique environnementale conservationniste des années 1970), la suite est peu nuancée. Faire croire que « les » antispécistes dans leur ensemble se désintéressent de la protection des espèces ou se moquent de la biodiversité est abusif. On nous dit que « les » écologistes croient que les écosystèmes sont « fixes et immuables » ; quelques-uns peut-être, mais on ne peut pas généraliser. L’auteur taxe d’anthropomorphisme ceux qui parlent de « santé des écosystèmes » ; si on ne peut plus employer les mots au sens figuré, raillons ceux qui parlent de la santé financière des entreprises. Les généralisations abusives sont parfois surprenantes. Après des pages expliquant que « les » écologistes vénèrent une nature déifiée, les voilà accusés de techno-solutionnisme : pour réduire les émissions de méthane des vaches, « les » écologistes miseraient sur le déploiement des OGM !
Enfin, la partie sur la convergence entre écologistes et antispécistes est bien trop courte à mes yeux. Il me semble plus intéressant de parler de l’écologie que proposent les antispécistes plutôt que de s’appesantir sur la frange la plus déraisonnable des écologistes spécistes.
L’antispécisme peut-il s’accommoder des religions ?
Jérôme nous rappelle que trois religions indiennes (hindouisme, bouddhisme et jaïnisme) incluent les animaux dans le principe de non-violence et le cycle de réincarnation. Mais il constate que, en pratique, la situation des animaux n’est guère plus reluisante qu’ailleurs en Inde ou en Asie du Sud-Est, et que le végétarisme y est minoritaire.
Des mouvements végétariens se sont formés à différentes époques dans les trois religions monothéistes, mais ils sont restés très marginaux. L’auteur conclut que l’antispécisme apparait peu compatible avec les textes sacrés du judaïsme, du christianisme et de l’islam.
L’antispécisme est-il réductible au véganisme ?
Faire uniquement la promotion du véganisme, c’est se contenter d’un appel à la vertu individuelle. Or, on ne change pas le monde par la méthode « témoins de Jéhovah » et les petits gestes individuels. Les antispécistes portent une exigence de justice. C’est la société dans son ensemble qui doit changer. Dans ce but, un combat politique est nécessaire : faire évoluer les lois, la culture ; diminuer l’effort à fournir pour consommer végane (par exemple en généralisant cette option dans la restauration collective), etc.
Ceci dit, la promotion du véganisme, qui montre que se passer de produits animaux est possible, a sa place en synergie avec d’autres modes d’action. L’auteur critique les oppositions entre welfarisme, abolitionnisme, « go vegan » et « ouvrons les cages » (ces courants ne sont pas clairement définis). Il défend l’approche pragmatique adoptée par la majorité des antispécistes.
L’antispécisme aide-t-il à la convergence des luttes ?
Ce chapitre tombe dans les travers des discours habituels sur la convergence des luttes. À commencer par ce poncif : les antispécistes auraient ceci de singulier qu’ils luttent contre des oppressions dont ils ne sont pas victimes. Or, nombreux sont les militants qui ne subissent pas les oppressions qu’ils dénoncent : citoyens libres contre l’esclavage ; hommes, blancs et hétéros contre le sexisme, le racisme et l’homophobie ; cadres dans les partis de gauche, nationaux aidant des migrants, riches et bien portants dans l’humanitaire, etc.
L’auteur parle « des luttes » sur le ton de l’évidence, comme si la liste des bonnes luttes encouragées à converger faisait consensus. Il parle au singulier de l’antiracisme, du féminisme, de l’anticapitalisme, alors que ces mouvements sont divisés en chapelles irréconciliables.
Au vu des exemples donnés et de la phraséologie employée, la convergence des luttes consiste à chausser des lunettes d’extrême gauche. Or, ancrer une lutte dans un camp politique est le plus sûr moyen de susciter le rejet, comme l’explique Renan Larue dans « Faut-il politiser le véganisme ? » (2019).
Feu sur l’humanisme ?
On peut voir dans l’humanisme un suprémacisme humain. Il s’est fondé sur l’idée de supériorité de « l’homme » sur « l’animal ». Il n’a pas empêché l’établissement de hiérarchies entre les humains, voire a justifié des oppressions (comme le colonialisme).
Certains antispécistes pourfendent donc l’humanisme. D’autres y voient un corpus de valeurs opposées à l’obscurantisme, et un mouvement qui a obtenu un certain nombre de progrès. Ils étendent cet humanisme « inclusif » aux autres animaux.
Dans les deux cas, les antispécistes rejettent l’anthropocentrisme, ce qui n’est pas sans leur attirer les foudres des penseurs spécistes qui prévoient les pires dérives si l’on fait descendre les humains de leur piédestal.
L’antispécisme propose-t-il un projet de société ?
La partie juridique est facile à comprendre. Les antispécistes proposent un statut de personne physique non humaine pour les animaux. L’ouvrage Zoopolis a ouvert la voie aux réflexions sur une organisation sociale non spéciste, avec différents statuts selon les rapports que l’animal entretient avec les humains.
Le « projet philosophique » des antispécistes est beaucoup plus obscur : « l’antispécisme se présente comme une extension de reconnaissance de l’altérité ». Sont convoquées Élisabeth de Fontenay, toujours aussi peu claire sur le « propre de l’homme » (elle est connue pour dire tout et son contraire dans la même interview) ; la théorisation de Corine Pelluchon sur les sentients « totalités psychiques et incorporées » et le dévoilement de « la vérité de notre rapport à l’être » ; les idées banales que les animalistes sont sensibles aux plus vulnérables et que la maltraitance animale conduit à la maltraitance humaine.
Enfin, les « conséquences anthropologiques » sont rapidement effleurées. Il s’agit de remettre en cause la culture occidentale (pourquoi seulement occidentale ?), et notamment l’opposition nature/culture.
Ce chapitre aurait gagné à se concentrer sur les thèmes les plus importants, et à les développer. Par exemple : l’ouvrage Zoopolis pour la théorie et le Projet Grands Singes pour la pratique. Ce projet milite pour qu’on accorde trois droits fondamentaux (droit à la vie, à la liberté et à ne pas être torturé) aux animaux qui nous ressemblent le plus (chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans), avec l’espoir que cette victoire brise l’opposition fondamentale, au cœur du spécisme, entre « l’homme » et « l’animal », et facilite à l’avenir l’attribution de droits à d’autres animaux.
Bilan
Je trouve cet ouvrage très inégal. Le premier chapitre explique l’antispécisme. Celui sur la religion, le véganisme et l’humanisme remplissent leur rôle. Celui sur l’écologie est caricatural, mais présente correctement les points de tensions et de rapprochement entre écologistes et antispécistes. Le chapitre sur le socialisme et l’anarchisme, sans être inintéressant en soi, est largement hors sujet. Celui sur la surreprésentation des femmes présente des hypothèses non testées comme évidentes et manque de rigueur. Dans celui sur le capitalisme, les passages intéressants sont noyés par les digressions inutiles. Les chapitres sur la convergence des luttes et le projet de société sont beaucoup trop denses.
Globalement, le livre est trop court ou ratisse trop large. À trop vouloir placer de noms et de théories dans si peu de pages, on se contente de survols. Par exemple, après nous avoir parlé de la personnalité juridique accordée à des fleuves et affirmé qu’une telle démarche paraît contraire à l’antispécisme (je ne vois pas en quoi : des entités non sentientes comme les entreprises et les associations ont une personnalité juridique sans que les antispécistes s’en offusquent), l’auteur enchaîne sans transition (pas même un retour à la ligne) :
Il y a dans l’acte de manger de la viande un acte profondément culturel et lourd de symbolisme, lié aux sacrifices des premières civilisations. Dans L’humanité carnivore, Florence Burgat s’est intéressée à cette tradition et explique pourquoi la viande de culture pourrait avoir du mal à détrôner la viande issue de la mise à mort. Pour asseoir sa domination sur les autres espèces animales, l’humain devrait non seulement manger mais aussi tuer.
Puis, on passe à autre chose. La thèse du livre de Burgat n’est pas expliquée, et quiconque découvre le nom de l’autrice ne saura pas sur quoi se fonde cette affirmation contre-intuitive (l’intuition commune est plutôt que les gens sont mal à l’aise avec le meurtre nécessaire à l’assouvissement de leurs appétits carnés, pas qu’ils achètent de la viande pour que les abattoirs perdurent).
Le style fait parfois penser à une copie d’agrégation : prose dense mais superficielle, name-dropping et concepts ronflants pour dire des choses banales (comme convoquer Marx et la « fétichisation de la marchandise » pour dire que les gens ignorent la réalité de l’élevage), abus de citations.
Par exemple, après un passage sur le « complexe animalo-industriel », qui n’explique pas en quoi consiste ce complexe, est mentionné Jacques Derrida, un philosophe passablement obscur n’ayant aucune influence sur les antispécistes. Son concept de carnophallogocentrisme, dont on aurait pu faire l’économie dans un ouvrage grand public, est explicité par une citation plus brumeuse qu’éclairante de l’astrophysicien Aurélien Barrau :
Il s’agit d’une remise en cause de cette terrible hégémonie de l’homme (blanc, faudrait-il ajouter), rationnel (c’est-à-dire ici sûr de son bon droit et ne doutant jamais), en érection (parce qu’il assujettit l’autre à son désir propre) et mangeur de viande (comme l’image archétypale de l’instrumentalisation des vivants non humains).
Bref, ce n’est pas un livre sur l’antispécisme que je recommanderais en premier. Les lecteurs en quête d’un ouvrage grand public profiteront davantage de Solidarité animale, qui aborde à peu près les mêmes thèmes mais de manière plus pédagogique et rigoureuse. Ou, si l’on cherche un texte de moins de 100 pages, Désobéir pour les animaux.