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Le 10 avril dernier, la Ville de Montréal a annoncé qu’elle offrira de racheter aux cochers leurs chevaux de calèche au coût de 1000 $ chacun dans le but de les confier par la suite à la SPCA de Montréal. Cette dernière, conjointement avec l’Association québécoise de protection des chevaux (Galahad), s’assurera de placer les animaux auprès de refuges ou de familles adoptives. Rappelons que les chevaux de calèche seront interdits dans la ville dès 2020. Cette nouvelle donne marque ainsi le début de la fin d’une polémique houleuse qui dure depuis le début des années 2010.
Les chevaux autrefois indispensables
Au 19e siècle, les chevaux sont omniprésents à Montréal. Un tel phénomène s’explique par l’essor de diverses industries liées surtout à l’exploitation forestière, à la construction des canaux et à l’expansion du réseau ferroviaire. Encouragés par les autorités, de nombreux nouveaux arrivants anglais, écossais et irlandais s’installent dans les colonies nord-américaines. De 1852 à 1881, Montréal connaît ainsi une forte croissance démographique, passant de 57 700 à 155 200 habitants alors que les limites de la ville demeurent inchangées. Cette augmentation fulgurante du nombre de citadins s’explique également par l’exode des Canadiens-français vers les villes.
Alors que la population montréalaise triple en moins de trente ans, l’affluence des chevaux s’intensifie. Essentiels à l’activité économique, ces animaux sont employés à diverses fins : déneigement, transport en commun, transport par fiacre, acheminement des marchandises et des matières premières, etc. Leur exploitation est telle que dans la rue Craig (aujourd’hui Saint-Antoine), il peut passer jusqu’à 400 chevaux par heure à la fin du siècle, selon l’historienne Sherry Olson. En 1891, la ville compte environ 3 000 écuries, ni drainées ni ventilées pour la plupart.

Traitement des chevaux et clivages de classe sociale
La présence accrue de ces animaux bouleverse profondément le partage de l’espace urbain, soulevant d’importants enjeux moraux et légaux. Dès le début du 19e siècle, les actes de cruauté commis par les charretiers constituent un phénomène non seulement répandu, mais systématique. Pareils comportements heurtent la sensibilité des citoyens aisés, notamment les membres de la classe d’affaires anglo-montréalaise, qui sont nombreux à s’en plaindre publiquement.
En effet, selon le sociologue de la cause animale Christophe Traïni, la naissance du mouvement animaliste « ne peut être dissociée de la manière dont les sensibilités distinctives des couches dominantes les portent à percevoir le spectacle fort voyant, bruyant et odorant que l’exploitation des animaux au cœur même de la ville occasionne continûment ». L’historien Maurice Agulhon renchérit : « Tout se passe comme si les entrepreneurs […] avaient livré la conduite des chevaux à une sorte de sous-prolétariat inculte et fruste, non qualifié, ne connaissant d’autre instrument que le fouet et la vocifération […]. », d’où l’expression « jurer comme un charretier ».
Il faut dire que les classes favorisées, formées essentiellement de riches industriels qui exploitent les chevaux à des fins économiques, ou encore d’aristocrates, qui s’en servent pour le loisir, leur accordent également une grande valeur esthétique et émotionnelle. En effet, comme l’explique Catherine Paulin dans son mémoire de maîtrise dédié à la présence des chevaux à Montréal au 19e siècle, « le cheval était à la fois un symbole de prestige [pour l’élite] et de force de travail pour la main-d’œuvre ; si d’un côté il était associé […] à un statut social plus élevé, de l’autre il devait être encadré de manière plus stricte par les règlements municipaux. […]. » Le statut des chevaux dans la ville était complexe et ambigu, de même que révélateur des relations de pouvoir existant entre les différentes classes sociales. Les conflits liés à l’exploitation des chevaux au 19e siècle sont également symptomatiques d’une difficile reconnaissance de leur droit de cité.

La SPCA de Montréal à la défense des chevaux
Dans la métropole québécoise, on assiste dès lors à une cohabitation plus ardue que jamais entre animaux humains et non-humains. C’est dans ce contexte d’effervescence économique et d’exposition quasi constante à la maltraitance animale que des citoyens de la bourgeoisie montréalaise se réunissent afin de mettre sur pied la première organisation vouée à la protection des animaux au Canada : la Canadian Society for the Prevention of Cruelty to Animals (CSPCA), constituée en 1869, aujourd’hui mieux connue sous le nom de « SPCA de Montréal ». Cette année marque le 150e anniversaire de la plus ancienne organisation de défense des animaux au Canada.
Tel qu’inscrit dans sa charte de fondation, la SPCA a alors pour objectif d’« instituer des moyens efficaces pour la prévention de la cruauté envers les animaux d’un bout à l’autre du Canada » . Parmi ces moyens, l’organisation travaillera notamment à favoriser l’application des lois relatives au bien-être des animaux, au premier chef les chevaux. Elle ne ménagera aucun effort afin de sensibiliser le public à la question animale, que ce soit par le biais de publicités dans les journaux, de placards, de circulaires, voire de lettres destinées à convaincre les leaders religieux d’inclure dans leur sermon un message de compassion à l’égard des bêtes. Tout au long du 19e siècle, la SPCA se fera un point d’honneur de défendre les chevaux contre les abus de toutes sortes, par exemple leur surexploitation dans le transport en commun ou encore le docking (l’écourtage des queues des chevaux).

Les chevaux à l’ère de l’automobile
On pourrait penser que la montée en popularité de l’automobile dans la métropole parviendrait à résoudre les tensions relatives à l’utilisation des chevaux. Ce ne sera pas le cas. Les chevaux continueront à être employés dans divers secteurs d’activité et, de ce fait, à faire l’objet de sévices qui retiendront l’attention de la SPCA.
C’est le 21 novembre 1899 qu’une première voiture « sans cheval » fait son apparition dans les rues de Montréal. Moins de 10 ans plus tard, on en compte près de 200 dans la métropole. Au cours des années suivantes, leur nombre croît à un rythme effréné. En 1915, on en dénombre déjà plus de 4 000, puis environ 13 000 en 1920 et 65 000 en 1930.
Le remplacement graduel des fiacres a notamment pour conséquence le retrait des abreuvoirs à chevaux qui jonchaient les voies de circulation. Ces dernières doivent désormais être mieux adaptées aux voitures à moteur. Par le fait même, la mise au rencard des abreuvoirs rend les sources d’eau de plus en plus rares pour les animaux. Sous la pression de la SPCA et des cochers, l’Imperial Oil Limited met de l’eau à la disposition des chevaux dans ses stations à essence. En 1931, ce sont près de 40 stations qui se dotent d’une affiche « Horses Watered Here », et ce, grâce au travail de la SPCA qui avait fourni des seaux aux stations en question. L’organisation prête également assistance aux chevaux en temps de canicule.
Malgré la révolution automobile, les autorités municipales se serviront encore des chevaux pour le déneigement jusqu’à la fin des années 1920. C’est aussi le cas des pompiers qui remplaceront définitivement la force équine par des véhicules automobiles seulement en 1936. De la même manière, ce n’est qu’en 1938 que le service des postes délaissera l’usage des chevaux à Montréal. Par ailleurs, dans les années 1940, ils sont encore employés dans la livraison de la glace, du pain et du lait. Durant cette décennie, il est estimé qu’environ 3 000 chevaux sont toujours en service dans la ville.
À l’époque de « Maîtres chez nous », ces animaux peuvent également être aperçus sur le mont Royal où on les « loue » le temps d’une promenade. L’industrie des chevaux de louage sur la montagne disparaîtra à la fin des années 1960. Désormais, les chevaux ne serviront plus qu’à l’industrie des calèches dans le Vieux-Montréal.

Vers une zoopolis?
Aujourd’hui, on peut se réjouir de l’interdiction des calèches à Montréal. La retraite des chevaux constitue un pas en avant vers la fin des tensions liées à l’exploitation de ces animaux en ville. Elle est également le reflet de l’évolution des relations particulières que nous entretenons avec les chevaux de la métropole. À l’heure où la cause animale occupe une place de plus en plus importante dans l’espace médiatique, la décision prise par la Ville de Montréal visant le bannissement des calèches témoigne d’une véritable volonté, par l’administration municipale, de tenir compte des intérêts et des préférences des animaux dans les politiques publiques.
L’intégration des animaux non-humains dans les décisions politiques avait déjà été proposée par Will Kymlicka et Sue Donaldson, auteurs du livre Zoopolis (littéralement « la cité des animaux »), paru en 2011. Dans leur ouvrage, les philosophes proposent une approche de la citoyenneté politique fondée sur l’idée d’une communauté interespèces. Malgré l’incapacité évidente des animaux domestiqués à prendre part directement à la délibération politique, notamment via l’exercice du débat et du vote, Kymlicka et Donaldson soutiennent que ces derniers doivent être considérés comme « citoyens », au sens où ils font partie intégrante de notre société depuis des millénaires. L’idée consiste à prêter attention aux besoins que nous expriment les animaux domestiqués pour mieux tenir compte de leurs intérêts au moment de prendre des décisions, qu’elles soient de nature individuelle ou collective. Les philosophes insistent également sur l’importance d’établir des relations de non-exploitation avec les animaux non-humains, lesquelles seraient fondées sur un respect mutuel.
Bien que les politiques de l’administration municipale ne se situent pas dans la perspective révolutionnaire adoptée par Kymlicka et Donaldson, elles témoignent tout de même d’une volonté de mieux intégrer les animaux non humains dans les politiques publiques. Que l’on pense au retrait des chevaux de calèche à la campagne, au non-bannissement des chiens de type pitbull, au règlement animalier de 2018 ou au programme de stérilisation pour les ménages à faible revenu, ces initiatives nous permettent de rêver à une métropole québécoise de plus en plus accueillante pour les animaux non humains ; à une ville où ces derniers seraient de plus en plus reconnus comme des « citoyens » de Montréal.
Crédit photo: Musée McCord