Share This Article
Le dernier livre de la philosophe américaine Martha Nussbaum défend une théorie de notre responsabilité collective envers les animaux. Sans convaincre totalement.
Est-il possible de consommer les poissons tout en leur rendant justice ? Oui, semble répondre Martha Nussbaum, une philosophe américaine notamment connue pour ses travaux sur les capabilités entrepris avec l’économiste Amartya Sen (comme Femmes et développement humain (2008) ou Capabilités : Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? (2012)). Dans son dernier opus, Justice for Animals, elle propose une plaidoirie en faveur d’une société plus juste envers les animaux. L’approche des capabilités peut-elle nous aider à rendre justice aux animaux ?
L’ouvrage, dont le thème central est la justice, vise à reconnaître et réparer les torts que nous infligeons aux animaux. L’injustice, selon l’idée intuitive que défend Nussbaum, « implique qu’un effort significatif pour une vie épanouie soit empêché, non seulement par un préjudice [harm], mais aussi par une entrave injustifiée, qu’elle soit délibérée ou négligente ». Or, les humains dominent la terre, les océans, les airs et entravent constamment les objectifs de vie importants des animaux. Même les plus fervents défenseurs de ces derniers ont probablement déjà utilisé du plastique à usage unique ou du pétrole polluant. D’autres habitent dans des espaces où nichaient autrefois des animaux ou dans des gratte-ciel qui entravent les migrations de certains oiseaux. Bref, nous sommes tous coupables, directement ou par négligence.
L’approche des capabilités défendue par la philosophe affirme que ce qui compte, ce n’est pas seulement le bien-être (utilitarisme) ou le respect des droits (déontologisme). Il faut assurer de vraies libertés ou des opportunités réelles à l’individu pour favoriser son épanouissement intégral.
Qu’est-ce qu’une capabilité? Une disposition essentielle à une vie épanouie. La santé, l’intégrité du corps, les relations sociales et les moments de jeu en constituent quelques exemples. Il faut donc garantir aux animaux un seuil minimal de capabilités centrales en préservant des libertés substantielles, ou des opportunités de choix et d’actions valorisées raisonnablement par l’individu. C’est vrai pour les humains, mais aussi pour les animaux qui poursuivent des fins, ayant au moins une certaine valeur pour eux. Par exemple, pour avoir une vie épanouie, un chat devrait avoir a minima de réelles opportunités et libertés d’utiliser ses sens, son imagination, ou d’éprouver des émotions. Quant aux truies en cage qu’on force à se reproduire, elles sont loin de s’épanouir.
L’autrice s’oppose ainsi à l’utilitarisme (chapitre 3) qui estime que la capacité à ressentir du plaisir et de la douleur est un critère nécessaire et suffisant pour la considérabilité morale. C’est trop réducteur, explique-t-elle : par exemple, l’épanouissement d’une vache requiert des relations avec ses congénères, une vie sociale, qui va bien au-delà d’un simple sentiment de plaisir. Mais cette objection pourrait simplement reposer sur un malentendu car il existe des versions de l’utilitarisme qui prennent en compte les différentes préférences de l’individu, au-delà du simple différentiel entre le plaisir et la douleur.
Quoi qu’il en soit, Nussbaum se sent plus en phase avec l’approche kantienne de Christine Korsgaard (chapitre 4), une autre philosophe qui estime que les animaux sont des fins en soi dotées d’une dignité. Si elle s’en distancie toutefois, c’est parce qu’elle croit, contrairement à Korsgaard, que les animaux sont des citoyens actifs et non passifs.
« L’argument pourrait être mauvais »
Quand on jette un œil aux commentaires sur internet (ou quand on suit un séminaire de philosophie au Québec), il semble que certains lecteurs perdent de l’entrain au chapitre 7. Pourquoi cette réaction ?
Ce fameux chapitre 7 pose des questions difficiles sur la mort des êtres sentients. Dans quelle mesure la mort sans souffrance est-elle un préjudice [harm]? C’est le cas, soutient la philosophe, si elle vient interrompre un projet qui s’étend dans le temps et dont l’individu est conscient. Voilà pourquoi il lui semble permissible de manger des poissons tués sans souffrance. Car, même s’ils sont sentients (et en cela ils sont des sujets de justice), « ils vivent dans un présent perpétuel, sans projet prolongé à interrompre et ne se souviennent pas des routines qu’ils exécutent de manière répétée. » Une mort sans souffrance ne serait donc pas un dommage [harm] pour eux. De quoi hérisser les lecteurs véganes.
Que répondre à cet argument ? D’abord, des études récentes suggèrent que les poissons ont des capacités mnésiques et émotionnelles au-delà de l’instantanéité[1]. Ensuite, il semble plausible que la mort d’un poisson, même sans douleur, soit un préjudice par privation de bien-être. Autrement dit, un poisson qui vit dans l’instant cumulera plus de bien-être s’il mène son existence (heureuse) à terme plutôt que s’il en est privé par la mort. Intuitivement, vivre une quantité maximale de bien-être plutôt que l’inverse paraît meilleur pour l’individu.
On saluera toutefois Nussbaum pour sa transparence sur son pesco-végétarisme et on appréciera aussi sa modestie épistémique : « l’argument me permet de me dire quelque chose à moi-même, mais je ne suis pas à l’aise. L’argument pourrait être erroné. Ou bien il peut être juste, mais mal s’appliquer aux poissons.»
Il ne faudrait néanmoins pas réduire ce livre « au poisson de la discorde ». La philosophe examine d’autres sujets épineux, comme le partage des ressources entre proies et prédateurs. Elle propose en outre des recommandations concrètes comme la citoyenneté des animaux. Cela modifierait profondément notre rapport et nos obligations envers les animaux domestiques, mais aussi envers ceux qui vivent dans les zoos ou dans « la nature dite sauvage ».
On appréciera notamment le onzième chapitre, qui développe l’idée originale d’amitié avec les animaux aussi bien domestiques que « sauvages ». Cette relation idéale permettrait de mettre en place des procédures juridiques idoines pour les animaux (chapitre douze). Étant des sujets de justice, ils devraient porter des affaires en justice, par l’intermédiaire d’un fiduciaire humain. Ainsi, à la question initiale de savoir si l’approche des capabilités permet de rendre justice aux animaux, la réponse de l’autrice est affirmative.
En résumé, on peut dire que l’approche des capabilités propose une lecture plus holistique d’une vie épanouie. Même si les poissons suscitent la discorde, Nussbaum ouvre un horizon théorique et pratique qui devrait être consensuel : entraver l’épanouissement minimal des capabilités d’un individu est profondément injuste. Justice for Animals est un livre audacieux avec des propositions originales, mais dont la lecture ne suscite pas moins une certaine déception : à force de rechercher à tout prix un large consensus, l’autrice dilue un peu trop ses propos dans de grandes concessions argumentatives.
Notes et références
↑1 | Pour en savoir plus sur cette question, on écoutera l’épisode Les poissons plient le game de l’excellent podcast Comme un poisson dans l’eau. |
---|