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Cet article de Françoise Armengaud est paru en 1984 dans la revue Universalia. Il s’agit du plus vieil article francophone connu mentionnant la notion de spécisme. Nombre des réflexions et analyses de cette pionnière, autrefois tout à fait intempestives, sont restées hélas d’actualité et même d’avant-garde.
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« On n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la Sagesse ; et, tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où, sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la Loi naturelle : car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette Loi ; mais, tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que, si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre. »
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité
Si l’on demande où réside la pertinence de ces catégories disjointes que sont l’animalité et l’humanité, et si l’on rappelle alors que l’homme est un animal – c’est-à-dire un vivant – la seule réponse est que, selon toute apparence, il y a d’abord nous et ensuite les autres, et que l’entreprise de classer assigne à son auteur l’entier en-deçà d’une barrière dont l’au-delà enferme tous les autres confondus dans une même barbarie. La pertinence des catégories à examiner est donc celle d’une sédimentation culturelle, et elle n’a pas d’autre légitimité.
Le terme d’animalité est le support d’une riche polysémie et d’une charge affective – et probablement idéologique considérable.
Prise en extension, l’animalité serait la communauté formée des espèces vivantes, plantes exclues, autres que l’espèce humaine. En compréhension, elle serait l’ensemble des manières autres que l’humaine d’être en vie et au monde. À la condition humaine dans sa diversité culturelle répondrait une condition animale, avec ses diversités spécifiques. Les conceptions respectives de l’humanité et de l’animalité sont étroitement solidaires, que ce soit dans l’analogie ou dans l’antagonisme.
Mais n’aperçoit-on pas déjà le caractère unilatéral et anthropocentrique d’une telle dichotomie ? Et ne sommes-nous pas la proie d’une illusion linguistique lorsque nous parlons de l’animalité comme d’une chose une, et de l’animal comme d’une entité unique?
Prise métaphoriquement, l’animalité habite aussi l’être humain. C’est la corporéité, ou ce qui est ressenti comme instinctif, inné, ou sauvage, ce qui vous échappe d’irrationnel ou de sensuel, cible des censures, et qui vous met en joie ou suscite la honte. Ainsi surdéterminé, le concept d’animalité renvoie à des fascinations dans le registre imaginaire, à des valorisations dans celui de l’éthique.
On comprend que l’animalité soit pour la culture une figure privilégiée de l’altérité. L’animal a longtemps fourni à l’homme un miroir et un langage : c’est la symbolique des bestiaires. Après le temps de la fraternelle confiance en un âge d’or où les bêtes parlaient, et après la rude relégation cartésienne du monde animal dans un mutisme essentiel et sans limites, l’éthologie s’est enfin avisée de la réalité de la communication animale, intraspécifique et interspécifique. Une pièce supplémentaire vient ainsi s’ajouter au dossier du statut philosophique, éthique et juridique de l’animal. Nos rapports avec lui ne sont plus seulement des rapports établis avec un être sensible, mais avec un être lui-même relationnel. La question des droits de l’animal en reçoit une motivation accrue.
L’animal suscite chez l’homme des perplexités aussi profondes et parfois plus secrètes que celles qui le saisissent touchant sa propre existence. Question des origines. Énigme de la vie qui déborde l’intelligible. Foisonnement de modes et de formes de vie pluriels qui désorientent les certitudes humaines quant au sens. D’autant plus qu’une solidarité immémoriale, cruelle parce qu’elle est alimentaire, une tendresse cannibale lient tous les vivants entre eux. Dans la trêve se laisse voir la ressemblance : une communauté de destin biologique englobe hommes et bêtes dans l’acte de naître, de vivre, d’aimer et de mourir. Avoir faim, peur, froid, mal. L’allégresse du mouvement et la suavité du repos. Chasseur ou berger, en relation d’alliance ou de compagnonnage, l’homme a tiré sa substance de l’animal. Toutes ces proximités ont trouvé à s’exprimer en gestes réglés, en paroles d’adresse mélodique ou de récit mythique, dans les cultures anciennes. Mais elles sont devenues exsangues dans l’humanocentrisme classique européen. Ce dernier, devenu la cible symbolique des défenseurs animalistes, a exalté la noblesse et le génie humains aux dépens de la considération due à tous les vivants. L’animal n’est-il pas avec constance celui aux frais de qui se célèbrent les fêtes humaines, non seulement la piété des sacrifices et l’appétit des banquets, mais aussi les jubilations de l’idéologie ? Dans l’histoire des idées, les oppositions significatives semblent s’être jouées successivement – étayant la distinction entre animalité et humanité – entre le corps et l’âme, la nature et la raison, l’instinct et l’intelligence, l’instinct et l’institution, la nature et l’histoire, la nature et la culture, la nécessité et la liberté, le cri et la parole, le signal et le signe. Toutes oppositions aujourd’hui en passe d’être nuancées, sinon intégrées.
L’animalité n’est pas seulement objet de spéculation philosophique, d’étude scientifique ou de projection de fantasmes, pas plus qu’elle ne se réduit à un répertoire de modèles ou à un inventaire de repoussoirs. Les problèmes qu’elle nous pose, singulièrement à notre époque, sont d’ordre pratique et constituent autant de « cercles carrés » : comment assurer la poursuite d’une vie normale pour la plupart des espèces vivantes en dépit de l’industrialisation croissante de la planète ? Ils sont aussi d’ordre éthique : comment réduire la part de la violence et de l’abus dans les rapports des individus humains aux animaux considérés en tant qu’individus ? Ce programme minimaliste de réduction de la nocivité humaine, indirecte ou directe, appelle en fait une géopolitique et une biopolitique non « spécistes ».
Lorsque le poète André Verdet parle de L’Homme / Irréductible-tueur / De l’Animal-frère, c’est dans l’espoir d’être un jour démenti.
Les représentations de l’animalité dans la culture
Une alternative ruineuse : rupture ou continuité de l’animal à l’homme
Une des hantises archaïques de l’homme civilisé a été et demeure encore, tenace et crispée, de proclamer bien haut et d’étayer solidement la rupture entre son être propre et celui de l’animal. Incommensurabilité de deux natures, différence absolue et irréductible, et surtout énorme supériorité du premier. Plus forte que tous les rapports réels et effectifs de la lutte, de la chasse, de la domestication spécifique, de l’apprivoisement individuel, du dressage, du compagnonnage, par-delà la complexité des significations magiques et religieuses toujours présentes prévaut la certitude d’un homme roi, seigneur et maître de tout ce qui vit. Dès lors, on abandonne volontiers le corps, le naturel, les appétits, la condition sensible et charnelle à l’ordre de l’animalité. On invoque tout spécialement, au titre de l’humanité, la pensée et la raison ; l’intelligence intuitive et créatrice, ou le langage symbolique ; la possession d’une âme immortelle, divine étincelle ; le sens religieux et le sentiment du sacré ; le sens moral et le sentiment du devoir ; une liberté consciente et infinie ; les règles culturelles ; l’historicité ; la complexité corticale ; enfin le rire, « propre de l’homme ». L’homme ne se dira animal qu’au prix d’une qualification qui change tout : celle d’« animal raisonnable » ; en tant qu’espèce (homo), il est sapiens, faber, loquens.
Cette certitude a trouvé un accueil favorable dans les dualismes, soit platonicien, davantage lié à l’ascétisme moral, soit cartésien, lié à l’ascèse épistémologique. On connaît la présentation, caricaturale à nos yeux, de ces « animaux machines », automates dépourvus d’âme, qui ne voient pas, n’entendent pas, ne sentent pas et ne souffrent pas comme les hommes, et n’en donnent que l’apparence… L’idée a eu une fortune étonnamment durable.
De la différence radicale à la supériorité, de la supériorité à la domination, de la domination à l’exploitation, énergétique ou alimentaire, il y a enchaînement. À la source, l’orgueil craintif et le profit honteux. D’abord la préoccupation idéologique de rendre invulnérable la spécificité humaine : comme si cette dernière se trouvait menacée par la reconnaissance de quoi que ce soit de proche chez l’animal, comme s’il était besoin de se défendre des périls d’une fascination délétère par une animalité autrefois à grand-peine « quittée ». Ensuite le « profit ». Laissons parler Alain : « Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes, car cette pensée n’a point d’issue. Tout l’ordre serait aussitôt menacé si l’on laissait croire que le petit veau aime sa mère, ou qu’il craint la mort, ou seulement qu’il voit l’homme. L’œil animal n’est pas un œil. L’œil esclave non plus n’est pas un œil, et le tyran n’aime pas le voir » (Les Dieux, liv. II, chap. IV). Signalons encore la justification analogique des hiérarchies chez Aristote : de l’âme au corps, de l’homme à l’animal, du maître à l’esclave, de l’homme à la femme (Politique, I).
Ceux qui, à rebours, ont affirmé une continuité et une communauté de nature entre l’homme et l’animal ne l’ont pas fait tous pour les mêmes raisons ni au nom des mêmes valeurs. Mentionnons en premier lieu la réaction sceptique et naturaliste au dogmatisme rationaliste. La thèse est que hommes et bêtes ont une raison semblable. Ænésidème fonde le premier de ses dix modes sur « la diversité des animaux », estimant que les « animaux ne nous le cèdent en rien touchant la foi qu’il convient d’accorder à leurs représentations ». La défense et illustration de l’animal chez Montaigne prépare un réquisitoire contre les prétentions de la science humaine (Apologie de Raymond Sebond). Hume consacre la IXe section de son Enquête sur l’entendement humain à la raison des animaux : « Les animaux aussi bien que les hommes apprennent beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes. » C’est dans un tout autre ordre d’idées, reprenant certains psaumes bibliques, que l’esprit franciscain chante la fraternité de tous les vivants, qui ont un même rapport à leur unique Créateur et expriment à leur manière louange et reconnaissance à l’égard de la Providence. Une destinée commune de créature, avec toutes les implications théologiques du terme, est ce qui réunit l’animal et l’homme.
Une autre manière d’affirmer la continuité, à visée non plus philosophique ou religieuse mais scientifique, est celle qu’introduisit Darwin. L’évolutionnisme replaçait l’homme dans la lignée et la descendance animales. À sa suite, anthropologues et paléontologues pouvaient s’efforcer de retrouver des traits humains chez les animaux, en particulier chez les primates. Le darwinisme marque un moment important de la réintégration de l’homme dans le règne animal et dans la nature. Quant à la moderne recherche en éthologie, elle révèle moins ce qu’il peut y avoir de naturel ou d’animal dans l’homme qu’elle n’a été amenée à mettre en évidence ce qu’il peut y avoir de « culturel » chez l’animal, aussi loin de l’instinct aveugle que de l’illusion d’une liberté romantique illimitée. On peut citer comme exemple de ce type d’études les recherches sur la ritualisation chez l’homme et l’animal publiées sous la direction de Julian Huxley.
Le philosophe notera que les partisans d’une épistémologie dépassée, les tenants d’une raison intuitive et de l’a priori ou de l’innéité des idées sont aussi les partisans d’une coupure radicale entre l’homme et l’animal. Dès que l’on reconnaît le rôle actif du langage, que l’on a une théorie du sens fondée sur le signe (et non pas sur l’idée), une conception probabiliste de la vérité, enfin ce qu’on pourrait appeler une épistémologie minimaliste, le rapprochement devient possible et les différences cessent d’être globales et irréductibles pour devenir fines et circonstanciées.
Images positives et images négatives de l’animalité. Le sophisme de la bestialité
Le choix d’affirmer la rupture absolue ou la relative communauté entre l’homme et l’animal ne dépend pas seulement d’options philosophiques et théoriques ou des rapports économiques réels. Vagues et informelles, des « images » positives et des « images » négatives de l’animalité orientent l’attitude humaine.
Parmi les notations positives figurent l’innocence située en deçà de la distinction du bien et du mal, le bonheur manifeste de l’affirmation pure et simple de l’être, perceptible à une approche immanentiste de la vie. C’est l’animal joyeux et amical du paradis terrestre, au regard limpide et paisible, ou celui qui monte fièrement dans l’arche au côté des justes, ou encore le lionceau de la fin des jours qui folâtre avec l’agneau et le nouveau-né humain. Au temps primordial, « les bêtes parlaient », les hommes comprenaient le langage des bêtes.
Ces thèmes mythiques ont été diversement élaborés dans la littérature. Ainsi Le Centaure de Maurice de Guérin (1840) célèbre l’épanouissement d’une vie en communion païenne avec la nature, par la sensibilité, par la respiration et le mouvement. R. M. Rilke évoque l’animal libre qui « va dans l’éternité comme vont les fontaines », ouvert et sans réticence (Élégies de Duino, Sonnets à Orphée, 1922). Pour Paul Éluard, l’animal est poétique en ce qu’il ouvre à une manière de vivre nouvelle, à un monde « possible » parmi d’autres ; il conduit à l’élémentaire, à l’air, à l’eau, au végétal, au cosmique : « Il n’y a pas loin par l’oiseau du nuage à l’homme » (Donner à voir). D’un ordre voisin est la nostalgie humaine d’une acuité sensorielle originelle, supérieure, et peut-être d’une capacité de jouissance orgasmique fabuleuse et perdue. Ajoutons à ces images positives celles de l’animal bénéfique, initiateur dans certaines mythologies primitives, double et sauvegarde du héros dans d’autres : il s’agit là de représentations plus complexes, qui entrent dans un système symbolique.
L’animal n’est pas seulement représenté dans la conscience humaine comme un être insouciant, ingénu et innocent, paradisiaque et ouvert. Il symbolise aussi l’obscurité, les forces maléfiques, naturelles ou diaboliques, la matérialité ou l’agression. Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit bien de l’animalité comme telle, ou de l’animal comme être collectif et non de telle ou telle espèce. Il n’est pas vrai que la perspective adoptée dépende de caractéristiques spécifiques, bonnes chez les unes, redoutables chez les autres. L’imaginaire précède d’ailleurs de très loin la description naturaliste. Il suffit de se reporter aux bestiaires médiévaux, aux légendes comme aux sculptures, pour voir avec quelle facilité l’animal fantastique prévaut sur l’animal réel, tandis que les qualités se distribuent d’une manière strictement interne à chaque système symbolique. L’image négative de l’animal, on la trouve très nettement figurée dans les diables et les monstres de l’art roman ; mais, déjà dans l’Antiquité, le terme de bestialité constituait tout un jugement éthique visant à la condamnation commune de l’homme et de l’animal. La bestialité, peut-on dire, c’est l’animalité qualifiée péjorativement, en référence à des normes morales humaines ; plus profondément, c’est la condition acquise par l’individu humain lorsqu’il perd son humanité (au sens normatif du terme) pour se conformer au modèle animal, tel du moins qu’il est conçu par l’homme. Parmi les composantes de la bestialité mentionnées par Platon figurent la matérialité, l’inertie, l’abandon à la pesanteur et l’incapacité à la réminiscence, l’impulsivité, la débauche et la luxure, la voracité gloutonne, l’agressivité brutale. Paradoxe : si l’on admet que l’animal est entièrement réglé par l’instinct, la bestialité chez l’homme n’est pas seulement la prédominance des instincts et des appétits, c’est leur dérèglement et leur déchaînement. Projection de la perversité de l’âme humaine sur l’animal, ce terme de bestialité n’est, semble-t-il, qu’un artifice commode pour désigner et pour stigmatiser l’échec de l’homme à être pleinement humain, à se conformer à son propre modèle spécifique. On retrouve ce même mécanisme de projection dans la désignation du corps comme lieu des passions et des vices, et dans le racisme interhumain.
Négative encore dans certaines mythologies, la métamorphose du dieu ou du héros en animal est signe de décadence et de chute ; l’animal est la forme assumée par le dieu à la suite d’un crime, ou « pour se nourrir secrètement du fruit défendu ». Les croyances religieuses qui font place à la métempsycose envisagent la vie sous un aspect animal comme le purgatoire de l’homme coupable. Michel Foucault note, dans son Histoire de la folie, que l’animal a longtemps représenté pour la culture occidentale « le péril absolu d’une folie qui abolit la nature de l’homme » ; il appartenait à une « contre-nature », à une négativité menaçante, et, au Moyen Âge surtout, aux « puissances souterraines du mal ». À la fin du XVIIe siècle, la folie « emprunte son visage au masque de la bête » et les asiles revêtent un aspect de cage de ménagerie. Pour le classicisme, la folie pourra se définir comme « l’homme en rapport immédiat avec son animalité, sans autre référence ni aucun recul ». Lautréamont, commenté par Bachelard, rejoint les moralistes classiques : « La faune, c’est l’enfer du psychisme. » Tous nos vices sont concrétisés dans le règne animal. Lautréamont met l’accent sur la férocité. Il ressort des nombreux combats plus ou moins monstrueux décrits dans Les Chants de Maldoror que l’essentiel de la vie animale est l’énergie d’agression. Dans cette « poésie de l’excitation et de l’impulsion musculaire » sont répertoriés tous les moyens d’agression animale, la dent, la corne, la griffe, la ventouse, le bec, le dard, le venin, le tentacule.
Si l’on cherche le pourquoi de ces images négatives, on s’attachera d’abord au péril réel qu’ont pu représenter maintes espèces aux temps préhistoriques pour une humanité encore faiblement armée, à la vieille crainte du loup dans les campagnes. À y mieux réfléchir, c’est en lui-même que l’homme trouve son pire animal. L’animalité, c’est la profondeur de l’homme, vertigineuse, une inquiétante et familière étrangeté : l’élément archaïque et ancestral, voire régressif et par là même dévorant, enfoui et énigmatique. C’est la hantise, dans tous les sens du terme, de l’humanité. Une des faces de l’inhumain qui guette l’homme, bien plus terrible que celle de l’ange invoqué par Rilke (Première Élégie), parce qu’elle est plus proche. Cette dimension de l’animalité a été rendue sensible à notre époque dans le film Les Animaux de Frédéric Rossif qui s’efforce, selon les propres termes de son auteur, de « nous redonner ces bêtes perdues au fond de nos mémoires », sans concession anthropomorphique, ni esthétique ni documentaire, ainsi que par les ouvrages de Pierre Gascar, notamment l’ensemble de nouvelles regroupées sous le titre Les Bêtes. Si, traditionnellement, le cirque joint, sous les aspects de la fête, la réassurance de la maîtrise humaine et une sorte de culturalisation de l’animal par le biais de la performance, l’angoisse devant la simple monstration du « fauve » n’en est pas absente (cf. King Kong). On ne sait qualifier une peur profonde autrement que de « peur animale », dite parfois aussi « viscérale ».
La négativité culmine dans l’usage d’expressions telles que : « retomber à l’animalité », « se hausser au-dessus de l’animalité », « céder à la bestialité de l’instinct ». La démesure dans l’oralité, l’agressivité, la sexualité sont attribuées à l’animal de manière essentielle pour être retournées, le cas échéant, à tel ou tel être humain, à titre accidentel. Cette façon de parler, aussi inexacte du point de vue du naturaliste que nocive aux yeux du moraliste, relève d’un véritable sophisme de la bestialité. Ce sophisme emprunte à la tactique du bouc émissaire : charger l’autre de ce dont on ne veut s’accuser soi-même. Voici l’animal victime d’un surcroît d’exploitation : sacrifié verbalement au narcissisme anthropocentrique, à ce que Lévi-Strauss appelait « le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine ». Un humanisme désincarné, dénaturé, « désanimalisé » est une menace. La projection sur l’autre de la défaillance propre n’est qu’un fragile exorcisme, et il serait dommage que l’honneur des hommes ne trouvât à se fonder que sur le mépris de l’animal.
Le danger est clair : il a suffi trop souvent de déclarer certains groupes humains « proches des brutes » ou « mal sortis de l’animalité », pour se tenir dispensé de les traiter selon l’exigence normale du droit. Le mépris change facilement d’objet. Léon Poliakov a bien montré le lien entre les deux aberrations dont a été marquée la pensée européenne : d’une part, les croyances dans des croisements fantastiques (mythe des origines, fabulation d’êtres engendrés par croisement d’espèces, êtres hybrides mi-homme, mi-animal ou mi-dieu, mi-homme), d’autre part, la hiérarchisation entre les races humaines. Et Lévi-Strauss a tiré les conséquences ruineuses de l’exercice du mépris à l’égard de l’animalité : « On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion » (Anthropologie structurale, II, p. 53).
Le mépris idéologique à l’égard de l’animal apparaît lié autant à la surexploitation marchande de ce dernier, qu’il autorise et justifie, qu’à l’exploitation esclavagiste ou à la ségrégation raciale des êtres humains.
La fonction paradigmatique de l’animalité
L’animalité est moins souvent qu’on ne croit visée en tant que telle : le discours sur l’animalité est fréquemment allégorique. Le déploiement de la diversité animale fournit à l’homme un registre d’expression et des repères pour la perception, une sorte de langage où la référence à l’animalité vaut à titre de paradigme et de code. Tout se passe comme s’il y avait une équivalence globale entre une seule et unique espèce, dont la diversité est ethnique, politique, culturelle, morale, et le monde animal, dont la diversité est d’abord spécifique, morphologique, comportementale. L’animalité est ainsi une grille de lecture de la condition humaine ; mais elle ne fournit pas seulement un langage commode offrant des repères concrets naturels : son intégration dans un système symbolique ordonné à l’humanité procure, ne serait-ce que par les pouvoirs de la nomination, un effet de maîtrise non négligeable.
Le plus ancien système qui associe de cette sorte humanité et animalité est le totémisme. Les bestiaires médiévaux ont une portée analogue de systématisation cosmique et religieuse. Les fables restreignent leur dimension à un aspect moral et politique. Enfin, ce sont encore les « leçons de l’animalité » que bien souvent les éthologues proposent dans un langage scientifique.
Totems et bestiaires
Le totémisme, tel que Lévi-Strauss l’a caractérisé d’un point de vue structural, ne constitue pas un apparentement biologique ou caractériel des hommes aux animaux, mais un procédé d’identification tribale et clanique, en même temps que l’animal entre, par les mythes, dans la symbolisation des rapports entre nature et culture. Débordant le totémisme au sens strict, on peut dire, avec certains disciples de Lévi-Strauss (L’Ours, l’autre de l’homme[1]), que la conceptualisation de l’espèce humaine peut s’effectuer par le truchement d’un animal. Exemple privilégié : dans les sociétés sibériennes, l’ours est pris comme double ou comme allié pour penser la relation de soi à l’autre. L’oscillation de l’ours entre la ressemblance et la dissemblance avec l’homme lui permet de représenter tantôt le reflet de l’humanité ordinaire, tantôt ses marges (défunts, étrangers), ou encore de définir la perpétuation du clan comme dépendante d’une structure d’alliance.
Allons plus loin. L’animal étant sommairement l’autre de l’homme, il sert aussi à représenter l’autre homme, celui dont la différence peut inquiéter ; dont on radicalise l’altérité ambiguë jusqu’à une inhumanité travestie en animalité. Ainsi le visage animal représente la face monstrueuse de celui qui vit d’une vie autre ; il est aussi le non-visage de l’autre homme ou le masque de l’autre sexe.
Les bestiaires se sont constitués comme des réseaux de relations significatives, dont le détail isolé surprend et dont la cohérence est toute dans l’intention. Celui du Moyen Âge, sous ses formes littéraire ou plastique, emprunte aux récits bibliques et aux légendes du Moyen-Orient et de la Grèce. Mais, pour l’essentiel, il fonctionne comme un langage. Toute espèce animale, sans exception, est susceptible de figurer, par l’une quelconque de ses propriétés, réelle ou supposée, soit le Christ, soit le diable : tantôt le bien, tantôt le mal. L’animal figure à la fois l’humain, le surhumain et l’inhumain. Les deux traits essentiels du bestiaire médiéval semblent être : d’une part, que la totalité du registre animalier soit apte à une figuration contradictoire, d’autre part, que la sémantique de chaque terme, fondamentalement équivoque, ne s’ordonne qu’à deux pôles exclusivement. On ne déploie les fastes du multiple que pour mieux s’émerveiller de retrouver, en tout être, la marque de l’Un et celle de l’Autre.
La naturalisation et la moralisation du bestiaire médiéval s’opèrent à la Renaissance et se poursuivent au XVIIe siècle. C’est la Physiognomonie humaine de della Porta (Naples, 1586), ou celle que le peintre Le Brun expose en 1671 devant Colbert. Cette dernière constitue une théorie des ressemblances entre tempéraments humains et espèces animales, ressemblances perceptibles au regard et même mesurables géométriquement sur le profil des individus examinés. Cette ébauche de la théorie de l’angle facial n’était en fait que la reprise d’études anciennes adaptées à la théorie cartésienne des « esprits animaux ». On peut citer ici Adamantios, considéré comme le premier physiognomoniste de l’Antiquité : « Une bouche démesurément fendue est celle d’une personne vorace, cruelle, folle, impie ; les chiens ont la gueule fendue de même sorte. Ceux qui ont les mâchoires petites sont traîtres et cruels ; les serpents, qui les ont petites, ont tous ces vices. »
Les leçons des fabulistes
Parmi les animaux-modèles de la fable, la première figure est celle de l’animal initiatique. Mircea Eliade rapporte que le chaman utilise le langage caché des animaux pour préparer sa transe extatique. Durant son initiation, il est censé rencontrer un animal qui lui révèle les secrets du monde, lui enseigne la sagesse, lui apprend les ficelles de son métier. L’animal est le médiateur et le messager d’un ailleurs des origines. Cette idée se désacralise, se familiarise et devient celle des leçons que le monde animal, dans sa sagesse simple et providentielle, peut offrir à l’homme. Un proverbe juif dit que, si l’homme n’avait reçu la Loi révélée, il aurait pu apprendre « du chat la pudeur, de la colombe la fidélité, de la fourmi la prévoyance ».
Les ressorts de la fable proprement dite sont plus nettement allégoriques. Il s’agit moins de recevoir une leçon de l’animal que de donner à l’homme une leçon plaisante, prudente et détournée. Citons Ésope, le Roman de Renart, La Fontaine, Grandville, Marcel Aymé, George Orwell.
Le déguisement animal dans la fable permet l’expression de critiques politiques et de satires sociales dans l’impunité et en échappant à la censure. L’aspect ludique n’est pas négligeable ; dans les contes pour enfants, les bêtes parlent : c’est une sorte de paradis et d’âge d’or retrouvé, de communication universelle entre tous les êtres. Depuis les contes de l’Antiquité la plus lointaine jusqu’aux modernes dessins animés s’exprime ce plaisir d’une identification, de formes de vie diverses ramenées à un commun dénominateur de langage raisonnable. Manière de se rassurer et de se dépayser tout à la fois, de rendre familier l’étrange et de diversifier de manière pittoresque le familier.
C’est une réaction contre l’arbitraire féodal et contre l’absolutisme qui inspire, par exemple, le cycle de Renart. On en trouve un écho chez La Fontaine, où le lion, roi des animaux, agit et parle en monarque absolu. Le renard, le loup, ou d’autres, illustrent des comportements humains de grands seigneurs cruels ou fourbes. L’une des fables les plus connues, Les Animaux malades de la peste, exemplifie un phénomène social universel : le bouc émissaire (« haro sur le baudet »). La société animale est la fidèle réplique de la société humaine : plus exactement, elle est cette société humaine, exprimée par le truchement de l’animalité.
De l’inspiration fabuliste, on retiendra aussi la visée subversive. C’est elle qui anime la référence sceptique à l’animalité, par exemple chez Montaigne (Essais, liv. II, chap. XII, Apologie). Son argumentation est double : rabaisser la prétention et la suffisance humaines en montrant, en gros, que les bêtes sont 1° semblables, 2° au moins aussi bonnes, 3° meilleures que l’homme : « Si c’est justice de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent leurs bienfaiteurs, et qui poursuivent et outragent les étrangers et ceux qui les offensent, représentent en cela quelque air de notre justice […]. Quant à l’amitié, elles l’ont, sans comparaison, plus vive et plus constante que n’ont pas les hommes. »
Pièges et tentations de l’éthologie
Que s’imagine-t-on pouvoir apprendre de l’animal ? Tout d’abord, l’élémentaire, le simple, le rudimentaire, dont la société et la manière de vivre humaines seraient issues, par combinaison et complexité croissante, au cours de l’évolution. Cela suppose que la vie animale serait simple. Or les recherches modernes nous ont appris qu’elle était complexe, elle aussi.
Ensuite quelque chose d’analogue, sur le plan de l’évolution de l’espèce, au « refoulé » freudien : retrouver à l’œuvre, chez l’animal, des forces qui sont également efficaces chez les hommes, mais invisibles, profondes, masquées, méconnues. On explorerait chez l’animal l’expression d’un inconscient spécifique. Ainsi, pour Desmond Morris, l’homme a des mobiles animaux, des instincts originaux qui le conduisent depuis des millions d’années ; les instincts « nobles » ont quelques milliers d’années, et les premiers subsistent toujours.
Une certaine nostalgie n’est pas absente : on espère retrouver une « sagesse » animale providentielle qui aurait été perdue par l’homme, réapprendre ce qui était instinctif et a été oublié, perdu ou détruit ; l’instinct a ici une connotation positive. Il s’agit d’une régulation finalisée vers le bien de l’espèce. L’homme, espèce pervertie et corrompue par sa propre civilisation, chercherait à se ressourcer dans son passé animal fait de sagesse et d’innocence. Le thème est rousseauiste : la bonne bête remplace le bon sauvage.
Parfois apparaît une visée tout autre : l’étude de l’animal permettrait de saisir mieux, par différence, ce qui est spécifiquement humain, ce que l’on ne trouve chez aucun animal. Cet effort de comparaison est, lui aussi, très ancien. Il est destiné à révéler une supériorité spirituelle de l’homme sur l’animal. Aujourd’hui, il est plus souvent destiné à distinguer ce qui, en l’homme, est inéluctable et naturel de ce qui est culturel et relève de la liberté.
Les reproches et les critiques, parfois d’une grande virulence, que l’on a adressés à certaines thèses formulées par des éthologues ne concernent pas la discipline scientifique, mais l’usage qui semble en être fait pour soutenir des vues ou des préjugés concernant la société humaine. On a pu ainsi accuser des auteurs tels que Konrad Lorenz, Robert Ardrey, Desmond Morris à la fois d’anthropomorphisme et de zoomorphisme, de réductionnisme, de conservatisme, voire de racisme et de fascisme. C’est ainsi que Konrad Lorenz pressent dans l’« hyperdomestication » que représente la civilisation industrielle un risque de dégénérescence ; que Robert Ardrey voit la cause de l’« échec de l’homme social » dans la violation des impératifs biologiques ; que, selon Desmond Morris, « pour changer notre nature, il faudra des millions d’années et le même processus génétique de sélection naturelle qui l’a fait apparaître », et que « d’ici là nos civilisations ne peuvent prospérer que si elles ne heurtent pas nos exigences animales fondamentales ».
Éthologue de la seconde génération, Irenäus Eibl-Eibelsfeldt a tenté de répondre aux critiques. Contre la thèse idéaliste d’un homme autonome, il soutient que, pour ce qui concerne son comportement social, l’homme vient au monde doté de programmes phylogénétiques à partir desquels la culture opère diverses sélections et doit parfois neutraliser des survivances dangereuses. L’éthologie ne professe pas l’immutabilité de la société humaine, elle découvre les principes et les contraintes dont on ne peut pas ne pas tenir compte.
Il va de soi que même les affirmations de Eibl-Eibelsfeldt heurtent les thèses marxistes (Friedrich Engels, Alexis Léontiev) selon lesquelles le développement de l’homme est soumis exclusivement aux lois socio-historiques. Le travail place l’homme « très haut au-dessus du monde animal » et l’autorise à une souveraine « exploitation de la nature », choses, plantes et bêtes confondues.
La critique d’inspiration politique reproche à l’éthologie d’introduire dans la perception des rapports sociaux un certain « animalisme ». Mais le grief principal est que l’éthologie révèle des limites et signifie des restrictions à l’ampleur des choix de telle ou telle forme de vie sociale. L’une des positions irréductibles de l’humanisme serait non pas : « l’homme est un animal politique », mais « l’homme est un animal métapolitique », c’est-à-dire capable de se doter d’une forme sociale quelconque.
Lorsque le clivage s’exacerbe, il n’est pas loin de figurer le conflit de deux archaïsmes : celui de la croyance à la toute-puissance de la pensée, dénoncé par Freud, et celui de la séduction réductionniste et fusionnelle, dénoncé par Poliakov.
Communication et/ou langage : l’effritement du dernier bastion ségrégationniste
Que l’animal soit en « manque de parole » est une conviction répandue. Le sentiment d’un océan de ténèbres muettes entourant le monde animal, l’effroi devant l’insistant silence d’un regard qui établit bien la relation mais ne se convertit pas en signification, tout cela a servi à reléguer l’animalité dans les limbes de l’en deçà du sens. Parole articulée, sens et pensée sont identifiés comme l’apanage exclusif de l’homme. Ainsi Descartes (Lettre à Morus, du 5 févr. 1649), et Buffon : « Les animaux n’ont pas de langage parce qu’ils n’ont pas de système de pensée organisé. »
Depuis que l’éthologie a mis en évidence la complexité des systèmes de communication intraspécifiques et interspécifiques, l’absurdité de la thèse du mutisme animal ne fait plus aucun doute. Mais la stratégie défensive de l’humano-centrisme déplace les barrières : on distinguera soigneusement entre la simple communication et le langage véritable, dont la spécificité réside tant dans ses fonctions – la fonction narrative, par exemple, qui suppose l’indépendance à l’égard du contexte – que dans ses structures – double articulation, ordonnance syntaxique (cf. E. Benveniste, « Communication animale et langage humain », in Problèmes de linguistique générale, I, 1952, et Hockett, A Course in Modern Linguistics, 1963).
L’échec des premières tentatives pour apprendre à parler à des chimpanzés a contribué à accréditer l’idée que le langage était une propriété unique de l’homme, et que les primates étaient encore prisonniers du contexte et du schéma stimulus/réponse. Le coup de génie de quelques chercheurs américains (dès 1966, Allen et Beatrice Gardner, puis David Premack, Roger Fouts, Penny Patterson et d’autres) a consisté à supposer que cet échec avait des raisons purement physiologiques dues à la conformation du larynx des animaux en question. Le passage à un langage gestuel, l’ameslan, langage des sourds-muets américains, a permis jusqu’ici à quelques dizaines de chimpanzés et de gorilles d’acquérir un vocabulaire de base et de manifester leur capacité à converser à la fois entre eux et avec les êtres humains.
Pour en arriver là, il a fallu non seulement que les instructeurs fissent preuve de patience et de passion, mais aussi que fussent réunies certaines conditions épistémologiques : l’abandon de la thèse de l’identité entre langage et parole vocale ; l’abandon de la prédominance accordée à la fonction représentative du langage et de la primauté de la structure syntaxique pour reconnaître, chez l’homme aussi bien, le caractère premier et déterminant de la fonction communicative (cf. Francis Jacques, Différence et subjectivité, 1982) ; une approche sémiotique suffisamment large, liée à une théorie générale des signes dont la source lointaine est l’Essai de Locke de 1690, prolongée par l’étude darwinienne de l’expression des émotions chez l’homme et chez l’animal (1873), et par le refus, chez Charles Sanders Peirce et chez Desmond Morris, d’établir une distinction tranchée entre signes animaux et signes humains. Avec Thomas Sebeok apparaît enfin, en 1963, le concept de zoo-sémiotique, qui fournit un cadre valable pour l’étude de toutes les espèces animales.
Les découvertes et controverses qui se sont développées depuis le début des années soixante-dix autour de « ces singes qui parlent » s’éclairent elles-mêmes à la lumière d’une nouvelle approche de la science. Paul Feyerabend a montré à quel point les données recueillies dans l’observation sont redevables à la méthode qui préside à leur rassemblement, et combien leur estimation est liée à la théorie qu’elles ont pour charge de mettre à l’épreuve (ainsi s’expliquent les évaluations différentes de performances comparables chez le jeune enfant « dont on sait qu’il parlera » et chez l’animal « dont on sait qu’il ne parle pas »). D’autre part, le comportement des « singes parlants » (Washoe, Sarah, Lucy, Koko…) est à l’origine d’une crise parmi les spécialistes de la communication, qui relève de la description du développement des théories fournie par Thomas Kuhn. La défense des linguistes et des « humanistes » donne l’occasion de voir à l’œuvre le processus par lequel une idée nouvelle, radicale par rapport au dogme traditionnel, et dont l’enjeu philosophique n’est pas mince, gagne peu à peu l’ensemble de la communauté scientifique.
L’action de l’homme à l’égard de l’animal : les limites assignées par les règles religieuses, éthiques, juridiques.
Solidarité des droits de l’homme et des droits de l’animal
Certaines espèces animales se sont révélées récemment comme étant plus proches de nous que nous ne le pensions, non seulement par la sensibilité, mais aussi par leur aptitude à la communication et à l’abstraction. Il est normal que la conscience accrue d’une proximité par rapport à elles incite à plus d’exigence morale dans notre comportement à leur égard. Pourtant, la proximité ne suffit pas : les convictions vitalistes et continuistes des expérimentateurs du XVIIIe siècle ne les ont pas empêchés d’être des tortionnaires. Et rapprocher l’animal de l’homme ne lui sera que d’un piètre secours tant que l’homme torturera aussi d’autres hommes. Enfin, en toute équité, on ne fonde pas des droits sur des aptitudes ou sur des performances. Le droit du vivant est un. La générosité est une. Elle est le refus de l’horreur pour quelque être que ce soit.
En tout état de cause, il est significatif que la description des camps de concentration ait dû emprunter des métaphores au registre du traitement animal : « être parqué comme du bétail », « être massacré comme des chiens », « être traîné à l’abattoir ».
Le statut de l’animal dans les religions traditionnelles
Les défenseurs de la nature reprochent parfois à ce qu’ils appellent la tradition judéo-chrétienne d’avoir cautionné l’orgueil anthropocentrique, et ils ne sont pas loin de lui imputer les méfaits de la civilisation industrielle. Cette attitude est étonnante, mais un peu d’attention historique suffit à l’expliquer.
On peut faire remonter cette attitude à l’antijudaïsme de Schopenhauer et à l’alliance, depuis son époque, entre une certaine zoophilie sentimentale, l’indomanie, la germanomanie et l’antisémitisme.
De fait, les cultures traditionnelles et les grandes religions ont eu le souci de ce qui était dû à l’animal. Tout au plus leurs représentants officiels l’oublient-ils parfois. Michel Damien l’a rappelé utilement : « Quand l’esprit religieux néglige de méditer à propos de l’animal et de la nature, c’est l’idolâtrie de l’homme par l’homme qui le guette. »
Parmi les principes généraux qui règlent dans la Bible les rapports entre l’homme et l’animal, l’un des plus importants est celui-ci : l’homme est une créature de Dieu, il n’est donc pas propriétaire de l’univers. Il n’a lui-même aucun droit sur les autres êtres. En revanche, il est tenu pour responsable de la conservation et du maintien de l’univers. La destruction comme telle est proscrite et c’est un devoir positif d’entretenir la vie (cf. le Midrash Rabba sur Ecclésiaste, VII, 13 : « Prends bien garde, ne corromps pas, ne détruit pas mon univers… »). Quand on accuse le texte biblique de faire de l’homme le roi de la Création, on méconnaît l’exigence monothéiste. C’est justement lorsque cette exigence est oubliée par le lecteur du texte biblique qu’il impute à ce même texte une position si abusive ; sans doute, parmi ceux qui ont élaboré la civilisation européenne, trop de lecteurs de ce type ont-ils eu une vue tronquée. Une objection analogue rapporte à la tradition biblique l’idée que, dans l’univers, seuls les hommes sont aimés par Dieu. La Bible proclame le contraire : « Oui, tu aimes tous les êtres [.], car si tu avais haï quelque chose, tu ne l’aurais pas formé » (Le livre de la Sagesse XI, 24). De nombreux textes bibliques expriment la bonté de Dieu pour toutes ses créatures. Le psalmiste chante : « Tu veux sauver, Seigneur, les hommes et les bêtes » Psaumes XXXV, 7) ; « Tous les animaux espèrent de Toi que tu donnes en son temps leur manger ; tu leur donnes, eux, ils ramassent ; tu ouvres la main, ils se rassasient » (Ps. CIV, 27 et 28) ; « Dieu est bonté envers tous ; ses tendresses vont à toutes ses œuvres » (Ps. CXLV, 9). Le Sage affirme : « Le juste prend soin de ses bêtes, mais les entrailles du méchant sont cruelles » (Proverbes., XII, 10). Dieu dit au prophète Jonas : « Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, où il y a plus de cent mille êtres humains […], ainsi qu’une foule d’animaux ! » (Jonas., IV, 11).
Le texte biblique comporte un certain nombre de préceptes visant à la protection de l’animal. L’une des sept lois confiées à Noé et à ses fils, c’est-à-dire à toute l’humanité, est l’interdiction de manger, de dépecer un animal encore vivant (ever min’haï). Les espèces comme telles sont protégées, et le précepte : « n’accouple point des bêtes d’espèces différentes » est très exactement consécutif au verset capital : « aime ton prochain comme toi-même » (Lévitique, XIX, 18 et 19). Tout le monde doit venir en aide à un animal qui a succombé à sa charge (même s’il s’agit de l’âne de son ennemi) (Exode 23-5). Tous les animaux se reposent durant le shabbat (Ex., XX). On ne musèle pas le bœuf qui foule le grain (Deutéronome., XXV, 4). Le propriétaire d’un animal doit le nourrir avant de manger lui-même. On ne doit pas acheter un animal si l’on n’est pas sûr de pouvoir le nourrir. Les moralistes médiévaux rappellent qu’il faut abriter et nourrir un animal perdu. Un jeune animal doit absolument être laissé en vie les sept premiers jours qui suivent sa naissance (Lév., XXII, 27).
L’Islam en ses institutions a prévu, de même, une législation pour la protection et la défense des animaux et des végétaux. Le mouthassib est un fonctionnaire officiel qui, entre autres charges, a la mission de veiller, au besoin à l’aide de sanctions, au comportement des hommes à l’égard des animaux.
La protection animale dans le bouddhisme importe à la vie spirituelle de l’homme, et elle est commandée par une vision métaphysique du monde où êtres humains et animaux sont des aspects différents d’une seule et même réalité. L’absence de hiérarchie est remarquable. L’animal est pris dans la même tourmente du désir que l’homme ; il doit être aimé et respecté au même titre que lui. Même si l’être humain se situe sur un plan plus élevé dans la chaîne de l’évolution, faire du mal à l’animal est aussi grave que faire du mal à l’homme. Le devoir fondamental du bouddhiste est un devoir de pitié et de commisération envers tous les êtres.
Les droits des animaux[2]
L’animal a-t-il des droits ? L’idée n’est pas sans susciter des résistances ou des railleries. Les premières viennent de ceux qui veulent bien reconnaître à l’homme des devoirs, mais en vertu de la nature humaine et non en considération de l’animal pour lui-même. Les secondes émanent des cousins spirituels de ceux qui disaient : « Et pourquoi pas des droits aux esclaves ? aux enfants ? aux femmes ? aux fleurs ? aux incapables ? » Aujourd’hui, ils tournent en dérision le « droit des puces et des poux ». Il est connu que la rubrique ridicule dans un journal est celle des « chiens écrasés » et que l’annonce par une ingénue de la mort d’un petit chat est une réplique comique du théâtre classique. Il faudra qu’un jour soit faite la psychanalyse de cette identification de l’animalité avec le ludique, l’insignifiant et le « dérisif ». Serait-ce la difficulté inavouable qu’on a à prendre l’enfant (l’infans) au sérieux qui se déplacerait subrepticement sur l’animal ? Cette hypothèse a pour elle la voix populaire, qui, par exemple, exprime chez les vétérinaires la satisfaction de voir l’animal soigné « comme les grandes personnes ». Équivalence, pour l’inconscient, de l’enfant et de l’animal. On retrouve, d’ailleurs, dans la réaction négative de certains groupes qui s’estiment brimés au sein de la société et qui croient que le droit accordé à l’animal est pris sur le leur quelque chose de la jalousie manifestée par de vieilles personnes à l’égard d’enfants qui polarisent autour d’eux les soins et l’attention, et qui les frustreraient d’autant.
[…] Veiller au respect des droits de l’animal, c’est nécessairement aussi, et a fortiori, veiller au respect des droits de l’homme. Comme l’a dit le professeur Alfred Kastler, « le respect des animaux par l’homme est lié au respect des hommes entre eux ». Un exemple concret le confirme : l’élevage intensif est devenu une branche de l’industrie ; peut-être est-ce justement ce tiers de la production mondiale des céréales consacré à nourrir les animaux de boucherie pour pays riches et goutteux qui manque aux populations du Tiers Monde : double scandale de la malnutrition des uns et des conditions carcérales d’élevage pour les autres, magistralement dénoncées par Michel Damien, Alfred Kastler et Jean-Claude Nouët dans Le Grand Massacre (1981). À quoi s’ajoute le malaise de la suralimentation pour les bénéficiaires responsables. […]
Ce que la science a révélé de l’animal, de ses parentés comme de ses différences avec l’homme, devrait contribuer à modifier les rapports de l’homme à l’animal comme ceux des hommes entre eux. Dans la civilisation occidentale, il y a longtemps que l’animal a été déchu de son rang mythique de frère et que la dimension utilitaire s’est imposée presque exclusivement. Mutilés et castrés, enfermés et empilés par souci de rendement, dépouillés de toute vie propre, tués pour leur chair faite viande ou leur peau faite cuir ou fourrure, ou pour le plaisir de la poursuite inégale, en proie à la moderne « batterie », au laboratoire, à l’abattoir ou à la fourrière, les animaux seraient-ils « les derniers damnés de la Terre » ? Le sort qui leur est fait témoigne chez l’homme d’une barbarie tenace, d’un manque d’imagination pour la souffrance de l’autre, jugé trop différent, d’un manque de respect pour la sensibilité simplement vivante, et de l’exercice sans restriction du pouvoir, de la force, de la technique et de la ruse. Le « racisme » à l’égard de l’animal est identique en son principe à celui qui s’exerce à l’intérieur de l’espèce humaine : il comporte le mépris projectif, la même suffisante fermeture sur soi, l’exploitation économique et l’oppression dans les conditions de vie. Il faut dépasser le préjugé selon lequel qui aime les bêtes n’aime pas les gens, et faire appel non au traditionnel et insuffisant « amour des bêtes » mais à la justice envers tout vivant, à une morale interspécifique, qui fasse aller de pair le respect de la dignité humaine et le respect de la dignité animale, qui ne pose pas de conditions préalables et ne fasse pas d’exception. « Le jour viendra peut-être, écrivait il y a plus d’un siècle Jeremy Bentham, où le nombre de pattes, la présence de poils ou de plumes, la terminaison du sacrum cesseront d’être des raisons suffisantes pour justifier l’esclavage et la mort d’êtres sensibles. »›
Certains des thèmes présents dans cet article ont été développés par l’autrice dans les ouvrages suivants :
Bestiaire Cobra : une zoo-anthropologie picturale. Éditions de la Différence, 1992.
Réflexions sur la condition faite aux animaux, Éditions Kimé, 2011.
Requiem pour les bêtes meurtries, essai sur la poésie animalière engagée, Éditions Kimé, 2015.
Lire l’éternité dans l’œil des chats ou De l’émerveillement causé par les bêtes, préface d’Élisabeth de Fontenay, Éditions Les Belles Lettres, 2016.
Postface à Plaidoyer pour une viande sans animal, sous la direction de David Chauvet et Thomas Lepeltier, préface de Laurent Joffrin, Éditions des PUF, 2021.
Illustration : Franz Marc, Trois chats, 1913, visible à au Kunstammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf, Allemagne)
Notes et références
↑1 | Il s’agit aujourd’hui d’un livre de Rémy Marion, Actes Sud, 2018. Françoise Armengaud faisait référence à Laurence Delaby et alii, L’Ours, l’autre de l’homme, Centre d’études mongoles – Laboratoire d’anthropologie et de sociologie comparatives, Université de Paris X – Nanterre, 1980. [ndt] |
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↑2 | Ce chapitre était intitulé « La Déclaration des droits de l’animal de 1978 », mais cette Déclaration a été retirée par l’association qui la promouvait et on n’en trouve plus trace sur Internet. Dans la suite du texte, nous avons coupé les (courts) passages qui la concernaient, ainsi que ceux qui faisaient référence à une « Déclaration sur l’éthique alimentaire », de 1981, elle aussi disparue. [ndt] |