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“Un texte puissant” – David Pearce
À mes yeux, « vie » a toujours été synonyme de « bonheur » [1]. J’ai grandi dans une famille nombreuse, où le bruit des réunions de famille a toujours été associé aux moments les plus heureux qui soient. Ma relation avec les animaux, plus particulièrement avec les chiens et les chats, a toujours respiré la joie, le rire et les jeux. La douleur a toujours été un test, surpassable, qui m’a rendu plus fort. La mort était quelque chose qui arrivait à d’autres, tandis que j’avais une conception transcendante de l’existence.
Cependant, comme je l’ai découvert plus tard, il s’agissait d’une conception plutôt esthétique de l’existence. Toutes mes convictions à propos de la vie étaient fausses. Ou plutôt, elles étaient parfaitement vraies, mais elles ne représentaient qu’une infime partie de la réalité : elles étaient vraies pour moi et pour un petit groupe de personnes aussi chanceuses que moi. Je me souviens avoir parfois eu, enfant, des pensées troublantes, la suspicion que tout ce qui m’entourait n’était peut-être qu’un décor fragile cachant une vérité terrible.
Avec le temps, j’ai réalisé à quel point je suis un être extraordinairement avantagé. J’appartiens à l’espèce dominante privilégiée (l’espèce humaine). Je suis né à l’époque de la plus grande prospérité et de la meilleure garantie de droits de l’histoire connue. Et si cela ne suffisait pas, je suis né dans la classe moyenne supérieure d’un pays relativement calme et sûr. En quelques mots, je suis membre de l’espèce privilégiée, au moment privilégié, à l’endroit privilégié. D’autres n’ont pas eu cette chance.
Le fait d’être privilégié et essentiellement en relation avec d’autres personnes privilégiées m’a laissé penser, presque toute ma vie, que c’était normal. Cependant, la vérité est que nous, humains, souffrons en général beaucoup. Bien entendu, nous mobilisons notre intelligence et autres ressources à notre portée pour souffrir le moins possible, mais nous ne pouvons pas toujours éviter la souffrance. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, 75 millions de personnes [2] ont péri dans de grandes souffrances. Plus de 300 millions de personnes [3] dans le monde souffrent de dépression et plus de 800 000 [4] se suicident chaque année.
Les animaux dans la nature souffrent généralement plus encore que les humains. En moyenne, un seul lionceau sur cinq atteindra l’âge de deux ans. Et ces animaux ne meurent pas en bénéficiant de soins palliatifs, d’analgésiques et d’anesthésiques ; ils meurent de faim, de soif, de maladie, ou se font attaquer et dévorer par d’autres animaux. Ce taux de mortalité des lions peut sembler élevé, mais il l’est moins que celui de la plupart des autres espèces [5] qui ont une stratégie de reproduction appelée « r » (r-selection) par laquelle un très grand nombre de descendants viennent au monde avec une probabilité de survie bien plus faible.
Les animaux de ferme industrielle ou pêchés n’ont pas plus de chance. Nous faisons bouillir les homards et les crabes vivants avant de les manger. Près d’un million de poulets et de dindes sont également ébouillantés vivants chaque année dans les abattoirs aux États-Unis (estimation de 2013 [6]), souvent parce que, en raison des cadences rapides des lignes de production, ces oiseaux n’ont pas été tués avant d’être plongés dans l’eau brûlante.
Si j’insiste sur la souffrance, c’est parce que le problème n’est pas de mourir. Le problème, c’est d’avoir une vie misérable ou une mort terrifiante. Parmi les personnes disparues, détenues, exécutées, torturées et les prisonniers politiques, le nombre de victimes de la dictature de Pinochet dépasse les 40 000 personnes [7]. Selon un rapport, plus de 4 000 personnes ont été torturées au Pays basque ces 50 dernières années [8]. Depuis le coup d’État en Égypte, 60 000 personnes ont été arrêtées et beaucoup ont subi la torture [9]. Plus de 11 000 enfants ont péri pendant la guerre civile en Syrie [10], des centaines par exécution ou sous la torture. Des dizaines ou des centaines de milliers de personnes ont souffert d’une manière ou d’une autre de l’Inquisition. En Espagne, environ 50 000 personnes [11] meurent dans les hôpitaux chaque année dans des souffrances qui pourraient être évitées si elles avaient accès à des soins palliatifs. Chaque jour, plus de 2 000 enfants [12] meurent d’accidents douloureux partout dans le monde. En une année seulement, et dans l’Union européenne seulement, 252 millions de cochons ont été sacrifiés. 77 % de ces cochons ont été castrés sans anesthésie [13]. En une année, en Espagne, 140 000 expériences létales ou hautement douloureuses sont menées sur des animaux non humains.
Ce ne sont là que des exemples. Bien que je n’ai vécu aucune de ces situations, je peux imaginer à quoi ressemblent ces atrocités ; je ne veux absolument pas en faire l’expérience et je ne veux pas non plus que quiconque ait à les subir. Je ne me risquerais pas à les vivre. Si l’on m’offrait de vivre une de ces vies, je refuserais, bien entendu. Et pas seulement : en fait, je refuserais de vivre n’importe quelle vie qui n’est pas la mienne, sauf si c’était une vie meilleure. Si la chose était possible et qu’on me la proposait, je refuserais d’être réincarné de façon aléatoire. Considérant l’information à ma disposition, il apparaît que je n’ai aucun intérêt à vivre une vie aléatoire en tant qu’être sensible, animal ou humain. Je ne prendrais pas ce risque. Quel est donc alors l’intérêt de donner naissance à de nouveaux individus et de les exposer au risque de vivre certaines de ces horribles expériences ? Il s’agirait d’une bonne idée seulement si nous pouvions raisonnablement garantir leur bonheur. Cette façon d’aborder le problème vise l’impartialité sous la forme de ce qu’on appelle « le voile d’ignorance », bien que je trouve cette appellation déroutante ; à mon avis, on ferait mieux de parler d’« égoïsme voilé » ou d’« égoïsme aveugle ».
Certaines personnes diront que la plupart des vies, humaines et animales, valent la peine d’être vécues, puisque la majorité ne se suicide pas. Toutefois, il existe des raisons bien précises de ne pas se suicider, même dans les cas où il s’agit de l’option la plus rationnelle. Tout d’abord, se suicider n’est pas chose facile. Techniquement, il est très difficile d’y arriver sans souffrir. Essayer de se suicider peut donc empirer la situation. Ensuite, cela peut être inconcevable pour de nombreuses personnes, qui n’envisagent même pas cette possibilité. Enfin, l’état de souffrance lui-même peut obscurcir la raison et entraver le suicide.
Le suicide peut être un acte désespéré mais rationnel. Les personnes qui se suicident estiment que leur vie n’en vaut pas la peine ou qu’elle est insupportable. Si les animaux ne se suicident pas en masse, je crois que c’est parce que le suicide est complexe et difficile (au sens physique et mental). Je pense que c’est la même chose pour de nombreux êtres humains, qu’il n’y a pas de différence significative entre les raisons pour lesquelles les animaux non humains dont la vie est probablement globalement négative ne se suicident pas et les raisons pour lesquelles la plupart des êtres humains ne se suicident pas dans des circonstances similaires. La raison est la même : nous ne sommes pas conçus (au sens métaphorique, non intentionnel) pour la jouissance, mais pour assurer la survie de nos gènes. L’évolution n’a pas suscité chez nous une grande aptitude au suicide. Qui plus est, l’évolution nous amène à croire que la vie vaut la peine d’être vécue, peu importe ce qui arrive. Nous sommes optimisés pour la survie, pas pour le plaisir. C’est la grande duperie que l’évolution a induite chez nous : nous avons tendance à croire que la vie vaut la peine d’être vécue et que vivre est plus important que d’éviter la souffrance.
L’évolution a même intégré chez nous l’impression que le plaisir prédomine sur la souffrance. Les gens se questionnent sur les causes de la pauvreté alors que la pénurie est l’état naturel des choses. La misère est la norme : il faudrait plutôt se questionner sur les causes de la prospérité. Malheureusement, il n’y a pas de symétrie entre la joie et la souffrance [14]. Comme le disait Eduardo Mendoza par la bouche de l’un des personnages de ses romans (je le cite de mémoire parce que je ne trouve pas la citation exacte, mais l’idée reste fidèle) : il est frustrant de constater qu’un coup de chance n’est pas suffisant pour transformer une vie d’inconfort et de misère ; mais que pourtant, un revers de fortune peut ruiner une vie de bonheur en un instant.
Je sais que ces idées peuvent paraître saugrenues ou déprimantes, mais malheureusement je pense qu’elles traduisent mieux la réalité que la croyance habituelle selon laquelle la vie est merveilleuse et que tout ira pour le mieux. Bien qu’il puisse être triste de discuter de ces enjeux, le fait d’y réfléchir et de s’y préparer peut éviter de grandes souffrances plus tard, pour nous et les personnes que nous aimons, voire pour des êtres que nous ne connaîtrons jamais. Peut-être que lire sur le sujet et vous intéresser à la prévention des souffrances intenses est la meilleure décision que vous puissiez prendre de toute votre vie. Attendez-vous au meilleur, mais préparez-vous au pire.
Tout le monde recherche le bonheur. Et le bonheur n’est pas une question d’années. Une vie courte peut être heureuse ; une longue vie peut être misérable. Une vie courte et heureuse sera toujours préférable à une vie longue et misérable, bien que, comme je l’ai souligné plus tôt, nous avons des incitations à tenter de vivre le plus longtemps possible, peu importe le prix. C’est la tromperie que nous impose l’évolution, mais nous pouvons et nous devons nous en défaire.
Loin de moi l’intention d’encourager l’idée de mettre fin sans discrimination à la vie des autres ou à sa propre vie. Je ne suis pas non plus un adepte du « bouton de destruction de l’univers », bien qu’un monde vide serait meilleur [15]. Même pour les vies ayant une valeur nette négative évidente, et même si la mort peut se faire sans souffrance, il y a plusieurs raisons pour lesquelles mettre fin à la vie de manière systématique est une mauvaise idée. Par « mettre fin à la vie de manière systématique », je fais référence à la mise à mort d’un grand nombre d’individus en fonction de certaines caractéristiques, par exemple l’appartenance à une, à plusieurs ou à toutes les espèces sensibles, peut-être aussi à l’espèce humaine, de telle façon que les individus sont considérés de manière statistique et non pas individuelle. Il s’agit là d’une mauvaise idée. Fondamentalement, j’entends promouvoir l’idée que la question de la souffrance est très importante et que la fin des souffrances extrêmes est l’enjeu le plus crucial d’entre tous. Nous devons mettre fin à la souffrance extrême, mais pas n’importe comment.
Pour quelles raisons est-ce une mauvaise idée de tenter de mettre fin à toutes les vies dont la valeur future nette est prévisiblement très négative ? Un premier ensemble de raisons que je considère comme intuitives a trait au respect de la liberté individuelle ou à la recherche de la convergence de systèmes de valeurs différents, ainsi qu’à l’incertitude devant un geste qui peut être contraire à nos instincts les plus fondamentaux (par exemple, nos instincts de survie ou d’empathie). Un second ensemble de raisons est d’ordre pragmatique, comme le fait d’éviter d’alarmer la société ou de contribuer à un mal encore plus grand – une erreur qui conduirait à la catastrophe – ou, plus simplement, le fait qu’il serait difficile, voire impossible, d’un point de vue technique ou politique, de mettre fin à toutes ces vies.
Un troisième groupe de raisons, peut-être contre-intuitif mais logique, repose sur les conséquences de nos actions. D’une part, à « court terme », l’humanité est actuellement en mesure de mettre fin à toute souffrance en supprimant toute forme de vie, par exemple avec les armes nucléaires. Mais pour mettre en oeuvre ce projet, l’humanité doit exister. Le mouvement d’extinction humaine [16] serait donc l’une des pires idées qu’il soit, puisqu’il laisserait le reste des espèces animales sentientes dans un monde rempli de souffrance.
D’autre part, à « long terme », la disparition de toute vie sensible ne ferait que retarder le problème, puisque l’on peut présumer que l’évolution reprendrait, produisant de nouveaux êtres sensibles dans un cycle sans fin. À mon avis, il s’agit là de l’argument définitif contre le « bouton de destruction de l’univers » et c’est la raison pour laquelle il est important que l’humanité continue d’exister en général, et en particulier les altruistes efficaces : quelqu’un doit en effet veiller à la prévention des souffrances futures, en construisant un paradis terrestre [17], en quelque sorte.
Comment puis-je affirmer que la fin de la souffrance extrême est l’enjeu le plus important d’entre tous ? Comme l’explique l’Organisation pour la prévention de la souffrance intense [18] :
« La souffrance est rarement, voire jamais, une bonne chose en soi, même si elle peut contribuer à notre épanouissement personnel et parfois nous permettre de jouir encore plus du bonheur qui la suit. Mais la souffrance intense, celle de la torture ou de certaines maladies chroniques, peut rendre la vie littéralement insupportable. Cette souffrance, qui hurle à être soulagée, relève d’un ordre complètement différent, rendant bien pâles en comparaison les autres formes de souffrance. Rien d’autre n’est plus urgent que de prévenir ou de soulager la souffrance intense des êtres sentients. »
C’est la raison pour laquelle je défends l’euthanasie, le suicide assisté et les soins palliatifs chaque fois qu’une souffrance intense n’aboutit pas à quelque chose de meilleur. Nous allons tous mourir et si nous nous retrouvons dans une situation irrémédiable, cela ne fait aucun sens de prolonger notre vie de quelques semaines ou de quelques mois, voire même de quelques années, s’il ne s’agit que d’y ajouter de la souffrance. Il sera toujours préférable de vivre une vie un peu plus courte, mais contenant moins de souffrance. Pour la même raison, j’en appelle à la responsabilisation en matière de reproduction. Mettre de nouvelles vies au monde sans être en mesure de garantir qu’elles seront heureuses, non seulement celles de ses enfants, mais également celles des enfants de ses enfants et de leurs enfants, et ainsi de suite, ne semble pas être une bonne idée.
J’aimerais remercier les réviseur-se-s pour leurs commentaires précieux qui m’ont permis d’améliorer ce texte : Imma Six, Raúl Mella, Patri Pérez, Jonathan Leighton, Octavio Muciño, Robert Daoust et Axelle Playoust-Braure.
Traduction par Isabelle Gélinas
Notes et références