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Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, et sous une bannière aussi provocatrice, « Le régime vegan, meilleur pour les chiens »[1] dans Le Parisien du 13 avril 2022, un article sur l’alimentation végétalienne des chiens ! Le Parisien, dont la ligne éditoriale généraliste s’intéresse aux faits divers et à l’actualité locale, est détenu par le groupe LVMH du milliardaire français Bernard Arnault. Comme de nombreux journaux français, il bénéficie de subventions de la part de l’État français[2].
Ainsi, c’est dans un pays où le lobby de la chasse fait la pluie… et le mauvais temps[3], où une large part de la campagne pour la présidentielle 2022 a vu tour à tour les candidat·e·s faire l’apologie d’« Un bon vin, une bonne viande, un bon fromage : c’est la gastronomie française »[4], que Le Parisien, dans la rubrique Sciences qui plus est, publie un article qui fait l’éloge du régime végane[5]. Un évènement qui va à contre-courant des croyances d’une très large frange de la population, dans un pays réactionnaire en matière de mœurs alimentaires[6].
De quoi est-il question ? L’article du Parisien se fait le relais des résultats commentés d’une étude menée par une équipe anglaise et australienne, publiée le 13 avril 2022 dans la revue Plos One. Celle-ci révèle que « parmi les 2596 personnes impliquées dans la prise de décision concernant l’alimentation des animaux de compagnie, la santé de l’animal était un facteur clé lors du choix des régimes. Deux mille cinq cent trente-six ont fourni des informations relatives à un seul chien, nourri avec une alimentation conventionnelle à base de viande (54 %), de viande crue (33 %) ou végétalienne (13 %) depuis au moins un an. »[7]. Les sept indicateurs généraux de mauvaise santé sélectionnés par les chercheurs – dont le Dr Andrew Knight[8] – sont le nombre inhabituel de visites chez le vétérinaire, l’utilisation de médicaments, la progression vers un régime thérapeutique après un maintien initial sur un régime végétalien ou à base de viande, l’avis du tuteur et l’avis vétérinaire sur l’état de santé, le pourcentage de chiens malades et le nombre de troubles de santé par chien malade. Une fois ces données recueillies et analysées, une conclusion s’impose : « les chiens nourris avec des régimes conventionnels semblaient moins bien lotis que ceux nourris avec l’un ou l’autre des deux autres régimes. Les chiens nourris avec de la viande crue semblaient s’en tirer légèrement mieux que ceux nourris avec des régimes végétaliens. »
Les régimes à base de croquettes carnées ou de viande crue (le BARF) ont été maintes fois critiqués, que ce soit pour des raisons liées à la mauvaise qualité des croquettes carnées industrielles ou du fait des risques sanitaires engendrés par les bactéries présentes dans la viande crue, et cela sans compter les nombreux risques de carences (en fibres, en acides gras et en vitamines essentielles) liés à cette alimentation. Bien que les premières croquettes véganes aient fait leur apparition en 1989 avec la marque Evolution Petfood[9], les tribunes destinées à promouvoir le régime végétalien pour les chiens se comptent sur les doigts d’une main. Si la suite de l’article du quotidien nuance la valeur des résultats en fonction de différents facteurs, il n’en demeure pas moins qu’il est écrit noir sur blanc que « les pourcentages de chiens dans chaque groupe alimentaire considérés comme ayant souffert de troubles de santé étaient de 49 % (viande conventionnelle), 43 % (viande crue) et 36 % (végétalien) », et qu’« en conséquence, les preuves rassemblées à ce jour indiquent que les choix alimentaires les plus sains et les moins dangereux pour les chiens sont des régimes végétaliens sains sur le plan nutritionnel ».
Quels sont les obstacles à l’alimentation végétalienne pour les chiens ?
Le chien n’est pas un loup comme un autre… Il s’agit donc dans un premier temps de combattre l’idée et le fantasme de naturalité associés à l’origine du chien et qui semblent être à l’origine de leurs prétendus besoins alimentaires. Ce « naturalisme prescriptif »[10] est sans conteste l’argument premier pour les propriétaires en manque de « nature » et de « sauvagerie », qui entretiennent le récit selon lequel le chien est l’égal du (Grand Méchant) loup (qui assassine les brebis égarées).
L’ignorance voisine avec la croyance infondée pour refuser l’évidence : les habitudes alimentaires de l’espèce canine ont été modifiées avec la domestication, de même que leur anatomie (en matière de tube digestif et de dentition par exemple). Les études sérieuses abondent en ce sens, ne serait-ce que pour mettre en garde contre l’aberration des régimes pilotés par l’industrie et les lobbys de l’alimentation, dont le fameux « sans céréales ». Ainsi, canis lupus familiaris, dont l’alimentation était jadis constituée des restes des céréales des humains, de leurs déjections et parfois de carcasses, s’est adapté aux modifications liées à son environnement.
Voilà qui permet aux expert·e·s d’affirmer que la sélection s’est opérée en faveur des chiens qui digéraient le mieux l’amidon des céréales depuis 15 000 ans[11].
En guise de référence récente, citons également cet article publié dans le journal du BVA, Vet Record, en février 2022[12], dans lequel s’affrontent sur le sujet Justine Shotton, présidente de la British Veterinary Association, et Mike Davies, vétérinaire spécialiste en nutrition, qui se rejoignent toutefois sur la possibilité théorique de nourrir chiens et chats avec une alimentation végétale, tant que tous les nutriments nécessaires sont présents. Bien sûr, la présidente de la BVA incite à la prudence et au conseil médical les personnes qui se lanceraient dans la fabrication de rations « maison ».
Alors, quand les connaissances actuelles en biochimie sont actualisées et que sont connues l’histoire de canis lupus familiaris, sa création et son évolution, d’où vient cette résistance à envisager que son alimentation soit le fruit de recherches scientifiques ?
Aux questions soulevées autour de la méthodologie utilisée pour produire ses résultats, le professeur Knight a indiqué s’en tenir aux conclusions et a accusé la BVA – ainsi que des sections de la profession vétérinaire – d’ignorer le nombre croissant de preuves et d’entretenir des opinions préjudiciables sur le sujet de la nourriture végétalienne pour chiens. Il a déclaré : « Notre étude comprenait des données sur la santé de plus de 2500 chiens, ce qui en fait une étude à très grande échelle. Cela nous a permis d’atteindre un degré élevé de fiabilité statistique et un degré élevé de confiance scientifique dans nos résultats qui affirment que les régimes alimentaires les plus sains et les moins dangereux pour les chiens sont des régimes végétaliens sains sur le plan nutritionnel. Cependant, la profession vétérinaire est une profession très conservatrice qui se considère comme scientifique et fondée sur des preuves, mais malheureusement ce n’est pas vraiment le cas quand quelque chose en rapport avec le véganisme apparaît. Les origines de la profession se trouvent en grande partie dans le soutien à l’élevage et aux industries de production, celles-ci sont très influentes dans les écoles vétérinaires aujourd’hui et beaucoup d’argent circule de ces industries vers les écoles vétérinaires pour faire de la recherche dans ces domaines. »[13]
Marx et les toutous, le capital vivant des animaux de compagnie
L’espèce canine est tout autant marchandise que… consommatrice de marchandises. Dans When species meet, paru en 2008 aux États-Unis, Donna Haraway cite the US Pet Food and supplies market d’avril 2004 : « Dans la période allant de 1998 à 2003, le rôle de membre de la famille à part entière attribué à l’animal de compagnie s’est renforcé et manifesté dans les dépenses faites pour une alimentation de qualité ». Elle y partage également des statistiques provenant de la Business Communications et des synthèses datant de 2006, selon lesquelles le marché de la petfood aux États-Unis est évalué à 46 milliards de dollars en 2002, dont 15 milliards pour la nourriture en 2006.
Et en France ? Une étude Facco/Kantar[14] réalisée en 2020 révèle que la population canine compte 7,4 millions d’individus dans 5,8 millions de foyers et reste stable. Par ailleurs, environ 50,1 % des Français ont accueilli un animal de compagnie. Selon Le Xerfi, le marché de la petfood est estimé à 4,7 milliards d’euros en 2017, les ventes ont augmenté de 48 % en 10 ans et la dépense des foyers en faveur de leurs animaux de compagnie (chiens, chats et NAC) est évaluée en moyenne à 800 euros par an, dont la majeure partie est consacrée à l’alimentation[15].
Quant à la part géante du secteur de la petfood, elle est occupée à 69 % par le suisse Nestlé-Purina et l’américain Mars/Royal Canin. Ce dernier groupe est le leader incontestable sur le marché français depuis qu’il a racheté le réseau européen composé de 200 cliniques Anicura pour deux milliards d’euros[16].
Le chien : un levier ?
Entre résurgence symbolique du sauvage et kit pour la domestication à la portée de tou·te·s, le chien suscite intérêts et malentendus.
En effet, la naturalité fantasmée de son origine déchaîne les passions quand il s’agit de décider ce que l’on mettra dans sa gamelle. Le poids du lobbying pèse évidemment considérablement auprès des propriétaires[17] comme de l’institution vétérinaire.
Non seulement le chien n’est plus un loup, mais il est devenu un artéfact à califourchon sur la « natureculture »[18] et dont l’humain est propriétaire, c’est-à-dire maître et possesseur.
Le chien souffre-t-il de la domestication ? A-t-il la nostalgie des plaines vastes et des forêts indomptées, parcourues des kilomètres durant par son ancêtre loup pour dénicher un territoire vierge et y fonder une famille[19] ? Ou bien jouit-il de la sécurité des foyers humains, obtenue en échange de sa domestication ?
Quelle que soit la réponse que l’on imagine, le fait est que canis lupus familiaris est une des espèces compagnes les plus proches de l’être humain, et cela d’une manière pérenne. Bien que la question de la domestication des autres animaux fasse débat parmi les antispécistes, pourquoi ne pas se saisir de la problématique spécifique du chien de compagnie, avec qui des liens affectifs et de proximité se nouent aisément, pour questionner notre responsabilité, autant à son égard qu’à celui des autres animaux ? On lui donne en effet volontiers ces derniers en guise de repas, en sacrifiant avec enthousiasme à l’idée que « le chien » serait de nature « un carnivore ». Lui proposer une nourriture végétale constitue une application pratique de l’éthique et vient par ailleurs bousculer bon nombre de préjugés, conséquences à la fois de l’ignorance et du marketing, en matière de santé et de fausses croyances. Car les réticences à nourrir son chien à l’aide de protéines végétales tiennent à l’idée qu’on se fait de la nature des chiens, une « nature » supposée carnivore et « animale », autrement dit barbare et sauvage, que l’être humain aurait domestiquée et aliénée grâce à sa prétendue supériorité. Tout un programme ! C’est cela, l’idée de nature : la projection de nos fantasmes sur la réalité et la fascination autant que la répulsion face à ce qui ferait d’homo sapiens sapiens le hérault de la culture contre la nature (non sans s’encanailler à moindre coût grâce à la compagnie d’autres animaux, la chair en barquette ou un safari-chasse de temps à autre). Or, c’est la réalité qu’il faut prendre en compte, et non une quelconque « nature des êtres » ou un quelconque « ordre naturel ». Et la réalité, c’est que les chiens véganes se portent bien, voire bien mieux, à l’instar de leurs propriétaires.
Crédit photo : Karine Ykhlef (la chienne s’appelle Arawak !)
Notes et références
↑1 | Gaël Lombart, « Le régime végan, meilleur pour les chiens », Le Parisien, rubrique Sciences, 13 avril 2022. L’article est téléchargeable en format jpg : page 1 et page 2. |
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↑2 | Page Wikipedia Le Parisien-Aujourd’hui en France. |
↑3 | Lou Fritel, « Macron et les chasseurs : cinq ans de cadeaux qui finissent par un soutien », Marianne, 30 mars 2022. |
↑4 | Déclaration du 9 janvier 2022 sur France 3 de F. Roussel, candidat du PCF aux élections présidentielles. |
↑5 | Cet article a été suivi de peu par un second qui, bien qu’au conditionnel, transmet également la bonne nouvelle. Florian Bardiou, « Les chiens véganes seraient mieux dans leur assiette », Libération, 17 avril 2022. |
↑6 | Laurent Alexandre,« Le véganisme détruirait la France », L’Express, 27 août 2019. |
↑7 | André Chevalier, Season Huang, Nicolas Raï, Noisette Marron, « Vegan versus meat-based dog food: Guardian-reported indicators of health », Plos One, 13 avril 2022. |
↑8 | Site officiel du Pr Andrew Knight. |
↑9 | Site officiel de la marque Evolution Diet Pet Food et histoire de sa création : About Us – Evolution Diet. |
↑10 | Conformément à ce qui est proposé par Pierre Sigler, nous parlerons de naturalisme prescriptif pour la justification de certaines pratiques au motif qu’elles seraient naturelles, et pour la condamnation d’autres au motif qu’elles seraient contre nature. Pierre Sigler, « L’idéologie du “tout social” nuit aux humains et aux animaux », L’Amorce, 2020. |
↑11 | Simone Rampelli et al., « Bronze Age Coprolites Unveil the Buffering Role of the Gut Microbiota in the Dietary Adaptation of Dogs to Domestication », paru dans la revue iSCIENCE le 20 août 2021 et résumé ici : Bronze Age Coprolites Unveil the Buffering Role of the Gut Microbiota in the Dietary Adaptation of Dogs to Domestication. |
↑12 | Justine Shotton et Mike Davies, « Vegan diets for companion animals », Vet Record. Tome 90, n° 4, 19/26 février 2022. L’article est téléchargeable ici en format .jpg. |
↑13 | James Wetsgate, « BVA bites back as vegan dog diet storm heats up », Vettimes , 22 avril 2022. |
↑14 | Enquête Facco/Kantar (Fédération des Fabricants d’Aliments pour Chiens, Chats, Oiseaux et autres animaux), 2020. |
↑15 | Étude de marché réalisée le 16 août 2018 par le Xerfi, dont les points forts sont résumés ici. |
↑16 | Communiqué officiel du groupe Mars Petcare, 11 juin 2018. |
↑17 | Le terme « propriétaire » est ici employé à dessein en vue d’étayer l’approche matérialiste. En effet, et malgré la modification intervenue dans le code civil le 28 janvier 2015 et qui reconnaît l’animal comme un être vivant doué de sensibilité (nouvel article 515-14 en remplacement de l’article 528, selon lequel l’animal est un bien meuble), il n’en demeure pas moins que l’animal, y compris dit de compagnie, est aujourd’hui encore l’objet de transactions commerciales et que cette amélioration de son statut n’a pas eu de conséquences directes sur ses conditions de vie, à l’exception de la facilitation des signalements et des procédures visant à dénoncer les mauvais traitements subis. |
↑18 | « Dans le pays légendaire appelé Occident, la nature, aussi imprévisibles et contradictoires que puissent être ses manifestations, est depuis très longtemps l’opérateur clef des discours fondateurs. La nature est ce qui met en valeur la culture. C’est la zone de contraintes, de ce qui est donné, de la matière comme ressource ; la nature est la matière brute nécessaire pour l’action humaine, le champ de l’imposition du choix et le corollaire de l’esprit. La nature a également servi de modèle pour l’action humaine ; ou agir de manière non naturelle n’est en général pas considéré comme une chose saine, morale, légale, ni comme une bonne idée. » Donna Haraway, « La seconde sœur-OncomouseTM (1997) », citée dans Écologie politique, cosmos, communautés, milieux d’Emilie Hache, Editions Amsterdam, 2012. |
↑19 | Le loup vit en famille et non en meute, ce qui signifie qu’il y a au sein d’une famille, qu’elle soit élargie ou non, des rôles déterminés par l’ascendance et la hiérarchie (les parents et les enfants), et non par la force et le combat. Là encore, les spécialistes reconnaissent l’existence parmi ces mammifères d’une culture pas si éloignée de celle des humain.e.s et le concept d’une nature sauvage et chaotique est battu en brèche par les observations, contredisant par là-même les concepts de domination intra-espèce, que l’on retrouve pourtant dans la bouche de propriétaires de pacifiques canidés dans un parc canin et citadin (« ma chienne est dominante », « chien alpha », etc.). Cf. David Mesh, « Le Comportement des Loups », pour la Wolf Conservation Association. |