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Avec les scandales des abattoirs de l’hiver 2015-2016 révélés par une association antispéciste (L214), la création de plusieurs partis politiques se réclamant de l’antispécisme et le cassage de vitres de quelques boucheries, là encore au nom de l’antispécisme, cette philosophie a gagné en visibilité. Depuis, chacun y va de son petit commentaire. Glanant deux ou trois informations ici ou là, beaucoup de journalistes n’hésitent pas à porter un jugement négatif sur ce mouvement qu’ils ne comprennent pas. Au moins, on aurait pu s’attendre à ce que les universitaires découvrant eux aussi le sujet fassent un peu plus d’efforts. Malheureusement, c’est rarement le cas, comme en témoigne, parmi tant d’autres [1], l’article qu’a récemment publié Éric Muraille (maître de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles) dans la revue The Conversation, le 5 juillet 2018, et dans lequel cet immunologiste accuse le projet antispéciste d’être politiquement irréaliste. Aussi nous paraît-il important de faire un certain nombre de mises au point.
Qu’est-ce que l’antispécisme ?
D’abord, il apparaît que Muraille n’est pas allé beaucoup au-delà de quelques slogans pour se faire une idée de la spécificité de l’antispécisme et du véganisme. De fait, selon lui, le second se « distingue [du premier] par son radicalisme ». Or la distinction n’est pas là. Selon sa définition classique, le « véganisme se présente comme un engagement à ne pas œuvrer, dans la mesure du possible, à l’assujettissement, aux mauvais traitements et à la mise à mort d’êtres sensibles [2] ». Quant à l’antispécisme, il peut se définir comme la philosophie « selon laquelle l’espèce n’est pas un critère pertinent de considération morale [3] ». Il implique donc lui aussi une volonté de ne pas maltraiter et de ne pas tuer des êtres sensibles qui appartiendraient à d’autres espèces que la nôtre. Dès lors, le véganisme ne saurait être vu comme une position plus radicale que l’antispécisme. Disons que le premier est peut-être plus un engagement pratique alors que le second est davantage une position philosophique. Mais les implications de l’un et de l’autre sont très proches. En outre, Muraille identifie à tort l’antispécisme à une seule école de pensée de philosophie morale, l’utilitarisme, alors que nombre d’antispécistes raisonnent en termes de philosophie des droits de la personne.
Ces confusions de Muraille ne seraient pas très graves, si elles ne présageaient pas de malentendus plus problématiques. Il commence ainsi par faire remarquer que les antispécistes affirment que les intérêts des animaux doivent autant être pris en compte que ceux des humains – d’où la nécessité de ne pas les exploiter – et qu’il faut donc, dans la mesure du possible, aider les animaux en détresse dans la nature. C’est correct, mais il en déduit que, si les antispécistes « veulent faire choir l’humain de son piédestal divin et le replacer dans la nature, ils ne peuvent s’empêcher d’humaniser cette dernière ». Le propos est étonnant. Pourquoi le fait d’avoir une égale considération pour les intérêts des humains et des autres animaux reviendrait-il à humaniser la nature ? Muraille va d’ailleurs embrouiller davantage son propos en expliquant qu’il « est en effet difficile de trouver trace, dans le monde naturel, du principe […] d’égalité de considération des intérêts ». Il est vrai qu’un « renard ne se pose pas la question des intérêts du lapin avant de le dévorer ». Mais, nous autres humains, nous n’avons pas besoin d’humaniser le renard et le lapin pour nous soucier de leurs intérêts respectifs. L’erreur de Muraille est ici de penser que nos considérations éthiques doivent provenir de « la nature ». Il l’écrit même explicitement quand il estime qu’il n’y a pas de « bases rationnelles » au refus de « l’exploitation animale par l’humain » puisque le statut d’exploiteur « fait partie de la nature ». Autrement dit, puisque les animaux dans la nature ne se soucient pas de la souffrance des autres animaux et que nous sommes des animaux, nous n’aurions pas, nous non plus, à prendre en considération cette souffrance. À ce compte-là, il y a peu d’atrocités que nous aurions à prendre en considération ! Pourtant, le b.a.-ba de l’éthique ne consiste-t-il pas à distinguer ce qui doit être de ce qui est ? Le fait qu’une situation existe n’implique pas qu’elle doive continuer à exister. L’éthique consiste justement à porter un regard critique, informé par des valeurs, sur ce qui existe, pour le changer lorsqu’il est opportun de le faire. Aussi n’avons-nous pas à calquer nos comportements sur ceux des animaux sauvages, mais à décider de façon rationnelle de ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. C’est là tout l’enjeu du refus du spécisme.
La sensibilité
Ensuite, Muraille accuse les antispécistes de réintroduire, à l’encontre des enseignements de la biologie moderne, « une hiérarchie au sein des espèces animales » puisqu’ils estimeraient que les animaux « dont l’organisation et la souffrance se rapprochent de la nôtre seraient inclus dans notre sphère morale, [mais que] les (très nombreux) autres en seraient exclus ». Selon Muraille, ce serait une erreur car « un nombre croissant d’études démontrent sans équivoque la sensibilité des organismes les plus simples ». Or l’accusation n’est pas fondée. Où ce biologiste a-t-il lu que les antispécistes privilégiaient les animaux qui se rapprochent des humains ? Le refus du spécisme implique au contraire que la souffrance d’un poisson, d’une poule ou d’un cochon compte autant que celle, similaire, d’un chimpanzé. Même celle des « organismes les plus simples » est à prendre en considération. L’important est qu’ils soient capables de ressentir des sensations, de souffrir et de jouir de leur vie ; ce qui n’est pas le cas de tous les organismes vivants. On peut ainsi raisonnablement penser que les bactéries, les plantes, les champignons, les éponges, les moules, les huîtres et de nombreux autres organismes n’ont pas cette capacité. Il est donc incorrect d’affirmer, comme le fait Muraille, que la frontière de la sensibilité « ne reposerait sur aucun fondement scientifique et serait purement subjective et anthropomorphique ». Même si cette frontière n’est pas toujours aisément identifiable, elle peut être définie par des critères physiologiques, neurologiques et comportementaux.
Cette nouvelle erreur de Muraille le conduit à avancer que les antispécistes sont pris dans un dilemme entre « inclure l’ensemble des espèces animales dans notre sphère morale » ou tracer « une frontière arbitraire n’incluant [par exemple] que les mammifères ». Or ce dilemme n’a pas lieu d’être puisque, à partir de nos connaissances actuelles, on peut raisonnablement déterminer quels sont les animaux sensibles, c’est-à-dire les animaux qui doivent être inclus dans la sphère de considération morale. Il existe bien sûr des doutes pour certains d’entre eux, mais cette incertitude ne remet pas en cause la démarche éthique qui consiste à prendre en compte les intérêts de ceux dont la sensibilité est avérée. En outre, il n’y a aucune raison de critiquer l’antispécisme sous prétexte qu’il est impossible de supprimer toutes les souffrances des animaux sensibles, comme le fait Muraille quand il écrit : « est-il réaliste d’espérer bannir exploitation et souffrance au sein de près de 5 000 espèces alors que nous sommes impuissants à les bannir au sein de la seule espèce humaine ? » Cette question est absurde puisque, même dans une approche spéciste, l’impossibilité à supprimer toute la misère du monde ne signifie pas qu’il ne faut pas faire d’effort pour la réduire.
La généralisation du véganisme
Concernant les questions politiques, Muraille ne s’en sort pas mieux. Par exemple, il conteste qu’il soit possible d’imposer le véganisme à un pays entier : « En pratique, en raison de la mondialisation de l’économie, un État pourrait difficilement faire unilatéralement le choix d’une politique économique végane, excluant ou pénalisant l’exploitation animale sur son territoire. » Là encore, la critique ne tient pas. S’il est évident qu’un pays est tenu par des obligations vis-à-vis de ses partenaires commerciaux, le monde n’est pas pour autant figé. Dès lors, qu’est-ce qui empêche les antispécistes d’œuvrer à l’interdiction de la production et de la commercialisation des produits d’origine animale autant au niveau national qu’international ?
Muraille peut avoir du mal à imaginer « les continents africains ou asiatiques soutenir une telle politique alors que la consommation de viande y est croissante et que celle-ci y représente toujours une denrée convoitée ». S’il est vrai qu’il existe une appétence pour une telle consommation dans ces continents, il y en a aussi une dans les pays européens, aux États-Unis, en Israël ou encore en Australie. Cela n’empêche pas le mouvement animaliste de se développer fortement dans ces pays. Qui peut donc affirmer qu’il n’en sera pas de même, demain, sur les continents africains et asiatiques ? Enfin, il est faux de soutenir que « l’économie libérale s’oppose par principe à la régulation des échanges commerciaux par les États, et s’accommoderait difficilement des contraintes d’une réglementation absolutiste végane ». La régulation est, au contraire, très présente dans l’économie libérale. Par exemple, la production et la commercialisation de stupéfiants sont interdites, comme l’est le trafic d’êtres humains. Dans ces conditions, pourquoi serait-il impossible, demain, de prohiber la production et la commercialisation de produits d’origine animale ? Personne ne prétend que cette réforme pourra se mettre en place du jour au lendemain. Mais depuis quand le fait qu’une réforme ne puisse pas être mise en œuvre instantanément la rendrait inapplicable ? Surtout, depuis quand cette contrainte justifierait-elle de ne pas mener une lutte pour plus de justice sociale ?
Bien sûr, Muraille a raison de s’inquiéter, si un État décidait d’appliquer le véganisme à l’échelle de son territoire, du sort des « individus vivant de l’exploitation animale, les aquaculteurs, par exemple ». Mais, premièrement, l’existence de perdants à la suite d’une réforme n’est pas un argument contre le bien-fondé de cette réforme. Sinon, on ne réformerait quasiment rien. Deuxièmement, on peut très bien imaginer qu’un État qui se tournerait vers le véganisme indemnise toutes les personnes vivant de l’exploitation des animaux. Lors de l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle, en France et en Angleterre, les propriétaires d’esclaves ont ainsi perçu de généreuses indemnités. Pourquoi ne pourrait-on pas prendre une mesure similaire lors de l’abolition des abattoirs et de la pêche ?
De la même manière, Muraille sous-entend que l’antispécisme ne serait pas applicable puisque l’on ne saurait « que faire des centaines de milliards d’animaux domestiques dans le monde, incapables de vivre en nature sans assistance humaine ». Cet impensé des antispécistes viendrait d’une « vision fortement idéalisée, voire simpliste, du règne animal ». Autrement dit, les antispécistes ne seraient pas réalistes politiquement parce qu’ils n’auraient pas compris que les animaux ne peuvent pas être « libérés » sans avoir à souffrir et mourir une fois relâchés dans la nature. Mais Muraille semble oublier que la quasi-totalité des animaux domestiques (les animaux de rente, tout du moins) n’existent que parce qu’on les fait se reproduire, la plupart du temps par insémination artificielle. Le jour où on arrêtera de les exploiter, on n’en fera plus naître. Le petit nombre de ceux qui vivront après l’abolition de l’élevage pourront alors être pris en charge dans des refuges. Bref, Muraille donne l’impression de ne pas avoir lu la moindre littérature antispéciste : il aurait découvert que les antispécistes n’idéalisent pas la nature (la critique de l’idée de nature y est même très présente [4]) et que l’expression de « libération des animaux » n’y est jamais prise au pied de la lettre, à l’instar de « libération des femmes » qui désigne plutôt une émancipation d’ordre éthique, juridique et politique [5].
Pour conclure, Muraille s’invente des compétences de nutritionniste en avançant que, si le végétalisme peut être « profitable à un niveau individuel », c’est uniquement « pour les adultes, hors maternité, et sous condition d’un suivi médical régulier ». Malheureusement, un minimum de recherche lui aurait permis de comprendre que ce n’est pas l’avis des spécialistes qui estiment que l’alimentation végétalienne « est appropriée à toutes les périodes de la vie, en particulier la grossesse, l’allaitement, la petite enfance, l’enfance, l’adolescence, le troisième âge, ainsi que pour les athlètes [6] ». Cette nouvelle erreur le pousse à rejeter les revendications antispécistes et à avancer qu’il faudrait se contenter de se mobiliser en faveur d’une « diminution drastique de la consommation de viande, en raison [des conséquences importantes] pour notre survie et notre santé à tous ». Certes, cette demande d’une réduction de la consommation de viande est bienvenue mais, n’étant faite que dans l’intérêt des humains, elle témoigne d’une incapacité à prendre au sérieux les intérêts des animaux, comme le voudraient les antispécistes. C’est triste… Il ne nous reste plus qu’à espérer que ceux qui feront l’effort de s’intéresser sérieusement à l’antispécisme comprendront qu’il n’y a rien d’irréaliste à promouvoir un projet politique où les intérêts de tous les êtres sensibles comptent. On pourrait même dire que ce souci de tous les animaux (humains compris) devrait être au cœur de tout projet politique…
Notes et références
↑1 | Voir déjà notre tribune « Il est navrant de constater que des universitaires dénigrent l’antispécisme de manière expéditive », publiée sur le site du journal Le Monde, le 10 juillet 2018. |
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↑2 | Valéry Giroux et Renan Larue, Le Véganisme, PUF, 2017, p. 5. |
↑3 | Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier et Pierre Sigler (eds), La Révolution antispéciste, PUF, 2018, p. 14. |
↑4 | Voir, par exemple, Yves Bonnardel, « En finir avec l’idée de nature, renouer avec l’éthique et la politique », Les Temps Modernes, vol. 630-631, 2005. Repris dans Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier et Pierre Sigler (eds), La Révolution antispéciste, op. cit. |
↑5 | Steve F. Sapontzis, « La libération des animaux : ce dont il s’agit, ce dont il ne s’agit pas », Les Cahiers antispécistes, n° 05, décembre 1992. |
↑6 | Alain Le Roux-Marini, « Végétarisme : la nouvelle position de l’Académie de nutrition et de diététique américaine », Alternatives végétariennes, n° 126, 2017. |