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Comment et pourquoi la question animale s’est-elle imposée dans l’espace public ? Qui sont les animalistes ? Fabien Carrié, Antoine Doré et Jérôme Michalon passent en revue les dimensions sociales et politiques de la cause animale dans un ouvrage sobrement intitulé Sociologie de la cause animale.
Quel animaliste ne s’est pas heurté à de vives réactions face à son véganisme ? Sophismes simplets et quolibets déplacés sont légion. Les militant·e·s s’efforcent souvent d’y répliquer en déroulant un argumentaire ancré dans des réflexions philosophiques et juridiques autour de la question animale. Les dimensions sociale, économique ou historique de l’animalisme sont quant à elles plus méconnues. L’ouvrage Sociologie de la cause animale vient remédier à ce manque en offrant aux lecteur·ice·s une approche empirique et contemporaine de cette mobilisation, coup double novateur dans l’espace intellectuel francophone. L’ouvrage participe ainsi de la compréhension, pour le grand public, d’un mouvement social déprécié car méconnu ; aux animalistes, il offre du recul, et donc de l’élan.
Le politiste Fabien Carrié ainsi que les sociologues Jérôme Michalon et Antoine Doré offrent une mise en perspective de la cause animale en replongeant d’abord dans ses racines historiques. Ils fournissent ensuite une sociologie des militant·e·s avant d’interroger les effets de l’animalisme sur les politiques publiques, sur les marchés et sur le milieu académique au sein duquel ils évoluent. On apprend que le développement de la question animale est concomitant des grands changements sociaux qui prennent place au 19e siècle : l’urbanisation grandissante d’abord, puis les changements dans les rapports de production économique. Les classes aisées s’auto-désignent éclairées face aux classes populaires qui s’occupent de la mise à mort des animaux en centre-ville. Plus qu’une réflexion autour de l’exploitation animale, il s’agit donc, dans ces premières prises de paroles sur la condition animale, de maintenir un ordre social en place. Le vingtième siècle constitue un tournant dans la sociologie des personnes engagées : la lutte se déplace à gauche de l’échiquier politique et les premiers engagés sont progressivement remplacés par des femmes, membres des classes moyennes, plus jeunes et plus disposées à l’action directe.
Étonnamment, la question animale se voit aussi partiellement dépolitisée. Les animalistes deviennent dans les mêmes décennies les administratrices de refuges publics, l’État externalisant ainsi la gestion du problème des animaux errants. La contestation de la condition animale est alors remplacée par une coopération avec l’administration publique. La « scientifisation » de l’exploitation animale accompagne le développement de la zootechnie et amène les tenants de l’animalisme à agir également sur le terrain scientifique. Cela débouche sur une augmentation du coût de la prise de parole en faveur des animaux, puisqu’il faut être initié aux arguments scientifiques. Au cours de la même période se développe également la notion de bien-être animal, en particulier après le succès d’Animal Machines de Ruth Harrison qui retrace l’horreur de l’élevage dans les années 1960 au Royaume-Uni. Peu après, Peter Singer écrit La Libération animale, qui inscrit la question animale dans un arc progressiste plus général, participant à l’essor contemporain du mouvement.
Après ces passages historiques, les auteurs s’attachent à comprendre le mouvement animaliste actuel et ses implications politiques. Ils reviennent notamment sur la polarisation, dans la lutte pro-animaux, entre le welfarisme et l’abolitionnisme. Le welfarisme désigne des améliorations incrémentales pour les animaux sans tendre vers la fin de leur exploitation : il est souvent critiqué parce qu’il participerait à la légitimation de l’utilisation des animaux comme moyens. L’abolitionnisme vise la fin de leur exploitation, et les stratégies pour tendre vers cet objectif sont diversifiées. L’ouvrage permet de bien comprendre que ces distinctions sont plus des perspectives stratégiques que des catégories d’analyse sociologiques. Par exemple, en France, l’association de défense des animaux L214 embrasse un horizon où l’exploitation animale ne serait plus qu’un souvenir et propose pour y arriver d’améliorer ici et maintenant la situation des animaux, en tentant de négocier des changements avec les pouvoirs publics. On comprend bien alors la différence entre une idéologie (la fin de l’exploitation animale) et une perspective stratégique (comment y arriver). Les auteurs préfèrent donc à la terminologie militante le couple conceptuel de lutte systémique et lutte sectorielle. La première renvoie à l’état général de la condition animale, la seconde concerne une forme singulière d’exploitation, comme la corrida.
Tout au long de l’ouvrage, les auteurs donnent à voir la pluralité des tendances politiques de la cause animale. Celle-ci a connu différentes charges politiques, ce qui appelle aujourd’hui un double mouvement : aux luttes progressistes de reconnaître l’animalisme et de lui laisser la place qui lui revient dans un combat général pour l’égalité ; au mouvement animaliste de comprendre qu’il ne peut se soustraire à un examen des mécanismes d’oppressions qui affectent tous les animaux, humain·e·s comprises.
Les auteurs l’annoncent d’entrée de jeu, il s’agit pour eux de faire œuvre scientifique en prenant du recul sur leur objet : la distance semble légitimer la qualité du savoir produit. Dans un récent article paru dans le quotidien AOC, ils réaffirment que du point de vue de l’analyse sociologique, se demander si l’on est pour ou contre la cause animale revêt peu de sens. On ne peut que souscrire à la nécessité d’un recul critique en sciences sociales. Toutefois, avec cette affirmation, les auteurs ne nous disent rien de ce qui se niche dans cet écart. Quel est leur lien avec la cause animale ? D’où parlent-ils ? Quels garde-fous ont-ils établis pour garantir une telle neutralité ? Débusquer nos vues sur le monde nous permet justement de mieux comprendre pourquoi certaines choses sont dites et pourquoi d’autres sont laissées hors du cadre.
Malgré cette absence de réflexivité, l’ouvrage reste d’une grande qualité que la prétendue absence de prise de position des auteurs n’entame pas. Mais dans un rapport de force inique largement défavorable aux animaux exploités, leur absence de prise de position politique est regrettable. Si l’on se réjouit de la solidité du texte qui visibilise la cause animale avec clarté, on s’attriste aussi de la tiédeur de cette position de retrait. De fait, positionnement militant et rigueur scientifique ne s’excluent pas forcément. L’option prise de ne pas choisir pour ne pas déchoir de sa tour d’ivoire de savant laissera à la lecteur·ice animaliste un léger goût d’amertume pour un ouvrage qui reste enrichissant.