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Poussins de trois jours capables de réaliser des additions et des soustractions, chèvres qui lisent les émotions sur les visages humains et prennent du plaisir à relever des défis intellectuels, brebis qui catégorisent mentalement des familles botaniques : les “cerveaux” de la ferme ne sont pas forcément ceux que l’on croit !
On retrouve dans cet ouvrage les ingrédients qui ont fait le succès des Paupières des poissons [1], bande-dessinée du même auteur, initiée et illustrée par Fanny Faucher et lauréate du prix Maya 2019 : un exercice de vulgarisation scientifique illustré avec brio, porté par un humour décalé et de multiples références à la pop culture.
L’exercice de vulgarisation scientifique
De même format, Les Cerveaux de la Ferme s’articule en six parties, chacune consacrée à un pan particulier de la cognition et du comportement animal : perception du monde, façon de réfléchir, émotions, façon de communiquer, façon d’apprendre les uns des autres, sociétés. Ce large éventail constitue une passionnante introduction pour qui s’intéresse à la perception du monde des chèvres, cochons, moutons, poules et autres vaches.
Cela saute immédiatement aux yeux : l’ouvrage est le résultat d’un travail considérable. En matière de recherche documentaire, tout d’abord. La synthèse de la littérature scientifique ayant servi de base à la réalisation du livre, disponible sur le site de l’éditeur, permet d’accéder à un aperçu du colossal travail de recherche mené par Sébastien Moro. Celui-ci a épluché plusieurs centaines d’études publiées des années 1980 à nos jours pour en extraire une synthèse accessible à un large public, démarche que l’on retrouve sur sa chaîne de vulgarisation scientifique Cervelle d’Oiseau.
Dans le travail d’illustration, ensuite. Sous le stylet de Layla Benabid, l’auteur devient un enthousiaste narrateur-professeur qui guide la lecture. Il est accompagné d’une illustratrice dévouée (quelque peu exubérante, aussi, notamment lorsqu’elle exprime son amour pour les frites grasses ou remplace l’auteur par un personnage de manga dont elle est amoureuse), mise en abyme qui ajoute à la sympathie que l’on éprouve pour ces deux personnages. Le tout est proposé dans un style graphique maîtrisé et réjouissant, alternant adroitement bande-dessinée, cartoon, schéma technique et illustration scientifique réaliste, sans que l’homogénéité de l’ensemble n’en pâtisse.
L’exercice de vulgarisation est une réussite. Le texte, limpide (il pourra être appréhendé par des enfants à partir de 12 ans), est soutenu par un choix d’illustration et de mise en page permettant une visualisation précise du propos : les étapes et conclusions des études sont toutes imagées et s’inscrivent dans une maquette aérée et bien structurée. L’humour est présent à chaque page ou presque, les références à la culture populaire aussi : de Batman à La casa de papel en passant par La Cité de la peur, One Piece ou Jurassic Park, on s’amuse de ces clins d’œil qui ponctuent la lecture de sourires, souvent de rires francs.
L’approche non spéciste singulière
L’ouvrage est clairement porté par une approche qui évite les écueils spécistes habituels lorsqu’il est question d’éthologie et de cognition animale : ce n’est pas la valeur instrumentale des animaux étudiés qui est ici mise en évidence (c’est-à-dire l’intérêt qu’ils représentent pour l’économie, l’environnement, l’éleveur, le boucher), mais bien leur valeur intrinsèque en tant qu’individus.
Il ne s’agit pas pour autant d’un ouvrage antispéciste à proprement parler : aucune prescription morale ne vient pointer le bout de son groin et les implications éthiques que l’on pourrait tirer de ces études scientifiques ne sont suggérées qu’en filigrane. L’auteur évite néanmoins le piège du capacitisme, qui consiste à suggérer que les capacités cognitives décrites devraient à elles seules induire de meilleurs traitements, piège pourtant récurrent lorsqu’il est question d’établir un critère sur lequel baser la considération morale que l’on accorde à un individu.
Dans ce cadre, on peut regretter qu’aucune critique des contraintes vécues par les animaux concernés par les expériences scientifiques évoquées ne soit formulée. Contrairement aux études évaluant la capacité à ressentir divers degrés de souffrance, les expériences sur la cognition n’impliquent certes pas de situations exposant les sujets étudiés à des souffrances intenses, mais elles nécessitent tout de même d’exposer les animaux à des situations désagréables (isolement social, ennui, manipulations brutales, frustration, etc.). On comprend toutefois le choix d’éviter, dans ce type d’ouvrage grand public dont ce n’est pas l’objet, l’ouverture d’un débat éthique portant sur la légitimité de l’exploitation de ces animaux.

Dans le texte comme dans le travail d’illustration, on note une attention particulière apportée à l’individualité des animaux, qui ont tous leur singularité. C’est l’un des atouts de l’ouvrage, qui évite l’écueil de dépeindre les espèces comme des ensembles d’êtres indifférenciés. De nombreux clichés volent d’ailleurs en éclat, notamment lorsque l’on apprend que les préférences gustatives ne sont pas homogènes au sein d’une même espèce et que chaque individu est mû par ses propres goûts et attentes, qui ne sont pas seulement motivées par une recherche mécanique et instinctive de nutriments, mais bien par une volonté de prendre du plaisir.
« Les moutons peuvent ressentir le désespoir. »
Autre point fort : l’ouvrage permet de prendre conscience des souffrances profondes et répétées infligées aux individus exploités en élevage, bien au-delà des seules pratiques observées dans les exploitations intensives et les abattoirs, ces dernières étant plus largement médiatisées et donc plus connues du grand public. Les souffrances causées par la contention et les mutilations ne sont en effet que brièvement exposées et l’abattage, issue systématique de cette exploitation, n’est pas évoqué (ou très à la marge). En revanche, sont divulguées des souffrances largement ignorées, imposées en élevage lors de situations durant lesquelles les individus subissent un stress psychologique intense et voient leurs perceptions brouillées par les contraintes qui leurs sont imposées (promiscuité, bruits inconnus, séparations brutales, etc.), ou leurs structures sociales détruites par des regroupements basés sur des critères (âge, poids, etc.) ne correspondant pas à leurs besoins mais aux intérêts humains.
« C’est l’une des raisons qui expliquent la forte agressivité entre les jeunes animaux dans les élevages, encore plus quand ils sont déplacés et regroupés par poids et par âge (cochons typiquement), ce qui détruit complètement l’organisation sociale qui était mise en place. »
Certaines personnes qui travaillent en élevage vantent le fait que les animaux qu’elles exploitent se collent les uns aux autres malgré un espace qui leur permettrait de s’éparpiller davantage, utilisant ce comportement comme un argument en faveur de l’élevage intensif ; prétendent qu’il ne serait pas un problème puisque les animaux apprécieraient visiblement de rester collés les uns aux autres. Lorsque l’on comprend le phénomène de « tampon social » décrit dans l’ouvrage, on comprend que ce comportement n’est pas un signe de bien-être, mais un signe de stress : « en situation angoissante, la présence d’un camarade a un effet calmant ! » [2]
De la même façon, la littérature scientifique citée montre que les veaux retirés à leur mère et à leur groupe, puis isolés dans un environnement pauvre en stimuli, ne comprennent pas les normes sociales des autres bovins et ont des compétences cognitives moindres ; autant de souffrances cachées dans les exploitations laitières où l’enlèvement prématuré du petit à sa mère et sa mise à l’écart sont la norme.
« Tout le monde veut avoir le contrôle de sa vie. Manifestement, c’est aussi le cas chez les autres animaux. »

Au-delà de la vulnérabilité
Le thème du plaisir n’est pas en reste : loin de se focaliser sur les seules nuisances ressenties par ces « cerveaux », Sébastien Moro et Layla Benabid prennent le temps d’expliciter une multitude d’états affectifs positifs ressentis par les animaux concernés : zones de grattage préférées, goût pour le chocolat, proximité affective, etc. On apprend ainsi qu’en situation de choix, la plupart des chèvres, cochons, moutons, poules et vaches privilégient le fait de relever des défis intellectuels pour obtenir une récompense plutôt que de l’obtenir sans effort. Ce qui peut sembler paradoxal est en fait un marqueur de la volonté et du besoin de contrôler sa vie, phénomène documenté chez Homo sapiens mais qui peut sembler improbable (voire contre-intuitif) lorsqu’il est question d’individus dont la capacité à produire des choix est souvent niée. Des délices du palais jusqu’à ceux du sexe – parfois suffisamment exubérants pour que l’illustratrice refuse catégoriquement de les mettre en image – on en apprend plus sur un fait loin d’être évident pour tout le monde : les autres animaux recherchent eux aussi plaisir, bien-être, amusement et jouissance.
Pionnier à plus d’un titre, unique en son genre, ce livre comble un vide immense : les œuvres culturelles grand public consacrées à la cognition animale et qui traitent le sujet avec une telle rigueur scientifique – d’autant plus celles qui s’intéressent aux individus exploités dans les élevages et qui s’inscrivent dans une démarche non spéciste explicite – sont rarissimes, pour ne pas dire inexistantes. Le changement est amorcé. On ne peut que s’en réjouir !
Notes et références
↑1 | La Plage, 2018 |
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↑2 | Op. Cit., p.83. |