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Sachant le rôle central que joue l’intuition dans le raisonnement moral, que faut-il faire des intuitions spécistes ? D’après François Jaquet, on aurait tort de les prendre au sérieux car elles résultent de deux facteurs perturbateurs : le tribalisme et la dissonance cognitive.
C
ombien les animaux importent-ils ? En à peine une décennie, cette question philosophique s’est largement échappée des amphithéâtres et des revues spécialisées pour intégrer le débat public. D’abord mobilisée par les militants de la cause animale, elle est désormais bien installée dans la presse généraliste et sur les plateaux télé. On ne peut que se réjouir de cette évolution qui préfigure peut-être des changements plus concrets pour nos cousins à poils, à plumes et à écailles. Mais revenons aux bases.
Dans le débat philosophique, la question s’articule autour d’un paradoxe composé de trois branches :
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- Les humains importent davantage que les autres animaux.
- Si les humains importent davantage que les animaux, il doit y avoir une différence moralement pertinente entre les premiers et les seconds.
- Il n’y a pas de différence moralement pertinente entre les humains et les autres animaux.
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Ces trois propositions sont individuellement plausibles. Il n’aura pourtant échappé à personne qu’elles sont mutuellement incompatibles ; l’une d’entre elles au moins doit être fausse. Mais alors, laquelle ?
État des lieux
Face à un paradoxe, il convient toujours de mettre en balance les raisons qui plaident pour chacune des propositions en lice. On résoudra le paradoxe en rejetant la proposition qui jouit du soutien des raisons les plus faibles. Quelles raisons avons-nous donc d’accepter les propositions (1), (2) et (3) ?
La première proposition relève pour ainsi dire du sens commun. Hormis les philosophes, plus ou moins tout le monde s’accorde pour dire que le bien-être et la souffrance des êtres humains importent davantage que le bien-être et la souffrance des autres animaux[1]. C’est d’ailleurs sur cette idée que repose l’exploitation animale. En aucun cas nous n’accepterions que soient infligés à nos congénères des traitements comparables à ceux qu’endurent les animaux de rente.
La deuxième proposition découle quant à elle du principe remarquablement consensuel selon lequel il faut traiter les cas semblables de façon identique. En effet, ce principe implique qu’il est permis d’accorder plus d’importance aux intérêts d’un individu A qu’à ceux d’un individu B seulement s’il existe entre A et B une différence qui soit à même de justifier cette inégale considération – autrement dit : une différence moralement pertinente.
Enfin, la troisième proposition mérite que l’on s’y attarde un instant, parce qu’elle est moins immédiatement vraisemblable. Les « propres de l’homme » ne manquent pas, pourrait-on se dire. Contrairement aux animaux, les humains ne possèdent-ils pas rationalité, conscience de soi et sens moral ? Cette idée se heurte toutefois à deux problèmes.
Premièrement, ces différences ne sont que statistiques. Il est vrai que la plupart des humains sont rationnels, conscients d’eux-mêmes et doués d’un sens moral. Mais il y a des exceptions. À supposer que ces caractéristiques importent moralement, elles ne permettraient donc pas de fonder un statut moral supérieur pour tous les êtres humains[2]. Deuxièmement, tout porte à penser que ces caractéristiques ne sont en fait pas pertinentes. Car il serait manifestement injuste de négliger les intérêts fondamentaux d’un humain sénile ou atteint d’un lourd handicap mental au prétexte qu’il ne possède pas ces prétendus propres de l’homme[3].
À y regarder de plus près, la seule caractéristique commune à tous les humains et aux seuls humains semble être l’appartenance à l’espèce humaine. Il est pourtant peu probable que cette caractéristique vaille aux humains un statut moral supérieur. Comme le sexe ou la couleur de la peau, l’espèce est une propriété strictement biologique – une caractéristique biologique qui, en soi, n’implique rien quant à la psychologie des individus. Et les propriétés strictement biologiques paraissent dénuées de pertinence morale[4].
En clair, nos trois propositions jouissent du soutien plus ou moins direct de nos intuitions. La première est elle-même très intuitive, la deuxième procède d’un principe très intuitif et la troisième découle d’une combinaison d’affirmations fort vraisemblables : ni les capacités mentales ni l’espèce en soi ne sauraient fonder un statut moral supérieur. C’est donc du soutien de nos intuitions que nos trois propositions tirent leur plausibilité[5].
Dans ces conditions, tout l’enjeu est de soupeser les intuitions en présence. On devine cependant que les philosophes peinent à s’entendre sur l’issue de ce processus. Une majorité antispéciste résout le paradoxe en abandonnant l’idée que les humains importent davantage que les autres animaux. Mais une minorité spéciste persiste à croire en l’existence d’une différence pertinente entre les premiers et les seconds.
Généalogies critiques à la rescousse
Disons-le tout net : les batailles d’intuitions ont quelque chose de frustrant. On peut certes espérer convertir certains opposants à son point de vue. Pour d’autres, c’est peine perdue. Faut-il donc, en l’occurrence, se faire à l’idée que les lignes ne bougeront plus ?
Rien n’est moins sûr à vrai dire. Car toutes les intuitions ne se valent pas – certaines sont plus fiables que d’autres. Ces vingt dernières années, des arguments d’un nouveau genre sont d’ailleurs apparus qui s’appuient sur l’origine causale de certaines intuitions pour en saper le prestige épistémique. Ces « généalogies critiques » promettent de jeter une lumière nouvelle sur des débats que l’on commençait à croire définitivement enlisés.
Expérience de pensée. Comme tout le monde, vous avez l’intuition que deux et deux font quatre. Supposons alors que l’on vous informe que vous avez cette intuition parce que vous avez ingéré une pilule qui génère des intuitions arithmétiques aléatoires. Une intuition vraie en résulte de temps à autre. Mais c’est alors purement accidentel. Les intuitions causées par cette pilule sont majoritairement fausses.
Les généalogies critiques comportent toujours deux éléments[6]. Le premier est une affirmation causale : une certaine intuition résulte d’un certain facteur (votre intuition que deux et deux font quatre résulte de l’ingestion d’une pilule). Le second est une affirmation épistémique : cette cause est un facteur perturbateur (l’ingestion d’une pilule n’est pas une base adéquate pour les intuitions arithmétiques). De ces deux affirmations, on peut inférer que l’intuition dont il est question n’est pas fiable (votre intuition que deux et deux font quatre n’est pas fiable).
L’intuition que les humains importent davantage que les autres animaux n’est évidemment pas causée par l’ingestion d’une pilule. Elle est néanmoins façonnée par deux facteurs perturbateurs : la dissonance cognitive et le tribalisme.
Spécisme et dissonance cognitive
La dissonance cognitive est l’état psychologique dont nous faisons l’expérience lorsque nos comportements s’opposent à nos croyances (par exemple, quand nous fumons tout en sachant que le tabagisme est cancérigène). Comme cet état est inconfortable, nous cherchons à lui échapper en réconciliant tant bien que mal nos comportements et nos croyances. Pour ce faire, l’approche la plus rationnelle consiste à modifier son comportement (en cessant par exemple de fumer). L’approche la plus répandue, quant à elle, suppose au contraire de calquer ses croyances sur son comportement (en se mettant par exemple à croire que le tabac est tout compte fait sans danger pour la santé)[7].
À l’instar du tabagisme, la consommation de viande est une source importante de dissonance cognitive. Si la plupart des gens ne veulent pas nuire aux animaux, ils le font toutefois en consommant leur chair. Pour éviter l’état de dissonance dans lequel les plonge ce « paradoxe de la viande »[8], certains adoptent un régime végétarien. Mais beaucoup plus nombreux sont ceux qui se mettent à croire que manger de la viande est essentiel pour la santé humaine, que les animaux sont incapables de ressentir la souffrance et, surtout, qu’ils importent moins que les êtres humains. Nous tenons là l’élément causal de notre généalogie critique : l’intuition spéciste est modelée par la dissonance cognitive[9].
Voyons ce qu’il en est de son élément épistémique : la dissonance cognitive est-elle un facteur perturbateur ? Supposons que vous jugiez le tabagisme inoffensif. Un jour, vous découvrez que ce jugement résulte de votre dissonance cognitive. Vous fumez depuis longtemps et tenez par ailleurs à votre santé. Ce paradoxe pratique a logiquement provoqué chez vous un état de dissonance, que vous avez esquivé grâce à votre nouvelle croyance. De toute évidence, la dissonance a sur votre conception du monde des effets pernicieux. Votre croyance en l’innocuité du tabagisme est sans conteste injustifiée.
Mais voilà : si la dissonance cognitive agit sur cette croyance comme un facteur perturbateur, il en va probablement de même quand elle produit l’intuition commune que les animaux importent moins que les humains. Quoique bien ancrée dans nos esprits, cette intuition résulte d’une mauvaise influence. Elle n’est donc pas fiable.
Spécisme et tribalisme
La dissonance cognitive n’est pas la seule origine douteuse de nos intuitions spécistes. Ces dernières sont également façonnées par le « tribalisme », cette tendance que nous avons à favoriser les membres des groupes sociaux auxquels nous appartenons.
Au cours des 50 000 à 100 000 dernières années, les humains ont principalement vécu dans de petites sociétés de quelques milliers d’individus, des tribus[10]. Les pressions sélectives imposées à notre espèce par cet environnement social ont forgé une psychologie adaptée qui, dans un contexte où nos ancêtres ne pouvaient connaître tous les membres de leur tribu, leur permettait de distinguer « ceux du dedans » de « ceux du dehors », d’adopter vis-à-vis des uns et des autres des attitudes distinctes et, ainsi, d’édifier un semblant de cohésion sociale. Ainsi conçu, le tribalisme est essentiellement un égoïsme de groupe[11].
De nos jours, les tribus ont pour la plupart disparu de la surface de la Terre, mais d’autres groupes – raciaux, culturels ou religieux – s’y sont substitués. Nous savons bien que les races, les cultures et les religions ne sont pas des tribus. Le tribalisme hérité de nos lointains ancêtres n’est toutefois pas si perspicace ; lui prend ces groupes pour des tribus. Au bout du compte, même si c’est selon de nouvelles frontières, nous continuons de diviser le monde en deux catégories : « eux » et « nous ». Nous continuons de privilégier les nôtres au détriment des autres et de juger que les premiers importent davantage que les seconds[12].
Par-delà les races, les cultures et les religions, il est un autre groupe saillant : l’humanité. Partout dans le monde, les créatures tribales que nous sommes divisent leur environnement selon cette modalité. Nous classons spontanément les individus soit dans la catégorie des humains soit dans la catégorie des non-humains et adoptons vis-à-vis de l’une et de l’autre des attitudes distinctes. En particulier, nous traitons les humains mieux que les autres animaux et jugeons qu’ils importent plus qu’eux. Cette intuition commune est donc en partie modelée par notre psychologie tribaliste[13].
Encore une fois, c’est une chose de montrer que les intuitions spécistes sont soumises à une certaine influence ; c’en est une tout autre de montrer que cette influence est délétère. On ne saurait exclure a priori la possibilité que le tribalisme nous permette de savoir ce que nous devons aux animaux non humains. Cette hypothèse est cependant peu plausible. Car le tribalisme génère une quantité disproportionnée de fausses croyances[14].
Ce sont les croyances racistes qui ont reçu le plus d’attention[15]. On ne peut que le regretter, mais la façon dont les humains interagissent avec les membres d’autres races ou ethnies est typique de la pensée tribaliste. Dans toutes les cultures où cohabitent plusieurs ethnies, la race est l’un des groupes sociaux les plus saillants. Nous tendons donc naturellement à classer et à discriminer les individus conformément à ce critère. Fort heureusement, la plupart d’entre nous faisons notre possible pour résister à cette fâcheuse tendance. Mais beaucoup échouent ou n’essaient même pas. Leurs intuitions racistes sont en grande partie dues au tribalisme.
Puisqu’il n’est pas certain que celui-ci soit jamais à l’origine d’intuitions morales correctes, on peut raisonnablement penser qu’il exerce, dans l’ensemble, une influence préjudiciable sur notre sens moral. Ce serait donc une erreur de nous fier aux intuitions qui en résultent – et ce verdict s’applique en particulier à l’intuition spéciste selon laquelle les animaux importent moins que les humains.
Comment résoudre le paradoxe
Gardons-nous de surestimer le pouvoir des généalogies critiques. À elles seules, celles-ci ne permettent en aucun cas d’établir qu’une intuition est fausse. Votre intuition que deux et deux font quatre, par exemple, ne serait pas moins vraie si elle était causée par une pilule arithmétique aléatoire. De manière analogue, on ne peut pas conclure de nos deux généalogies critiques que l’intuition spéciste est fausse. Ou, du moins, pas directement.
La principale leçon que nous pouvons en tirer concerne en réalité le paradoxe qui nous a servi de point de départ :
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- Les humains importent davantage que les autres animaux.
- Si les humains importent davantage que les autres animaux, il doit y avoir une différence moralement pertinente entre les premiers et les seconds.
- Il n’y a pas de différence moralement pertinente entre les humains et les autres animaux.
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Comme nous l’avons vu, ces trois propositions sont mutuellement incompatibles. Et pourtant, elles sont apparemment plausibles dans la mesure où elles bénéficient du soutien de nos intuitions.
Nous savons maintenant que cette apparence est trompeuse. L’intuition qui constituait notre principale raison d’accepter la proposition (1) résulte dans une large mesure de deux facteurs perturbateurs : la dissonance cognitive que nous ressentons du fait de notre consommation de viande et le tribalisme hérité de nos ancêtres. Cette intuition n’est par conséquent pas plus fiable que si elle était causée par une pilule génératrice d’intuitions aléatoires.
Tout compte fait, il est donc plus rationnel de résoudre le paradoxe en rejetant la proposition (1). Les humains n’importent probablement pas davantage que les autres animaux[16].
Crédit photo : Jose Francisco Morales
Notes et références
↑1 | Lucius Caviola, Jim A.C. Everett et Nadira S. Faber, « The Moral Standing of Animals: Towards a Psychology of Speciesism », Journal of Personality and Social Psychology, 116(6), 2019. |
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↑2 | Daniel A. Dombrowski, Babies and Beasts: The Argument from Marginal Cases, University of Illinois Press, 1997. |
↑3 | Alastair Norcross, « Puppies, Pigs, and People: Eating Meat and Marginal Cases », Philosophical Perspectives, 18, 2004. |
↑4 | François Jaquet, « What’s Wrong with Speciesism », The Journal of Value Inquiry, 2020. |
↑5 | Plus généralement, on peut penser que c’est via nos intuitions morales que nous accédons aux vérités morales. Voir, par exemple, Michael Huemer, Ethical Intuitionism, Springer, 2007. |
↑6 | Guy Kahane, « Evolutionary debunking arguments », Noûs, 45(1), 2011. |
↑7 | Eddie Harmon-Jones & Cindy Harmon-Jones, « Testing the Action-Based Model of Cognitive Dissonance: The Effect of Action Orientation on Postdecisional Attitudes », Personality and Social Psychology Bulletin, 28(6), 2002. |
↑8 | Steve Loughnan & Thomas Davies, « The Meat Paradox », In Kristof Dhont & Gordon Hodson (éd.), Why We Love and Exploit Animals: Bridging Insights from Academia and Advicacy, Routledge, 2019, p. 171-187. |
↑9 | François Jaquet, « A Debunking Argument Against Speciesism », Synthese, 198(2), 2021. |
↑10, ↑12 | Édouard Machery, « The Evolution of Tribalism », In Kiverstein, J. (éd.), The Routledge Handbook of Philosophy of the Social Mind, Routledge, 2016, p. 104-117. |
↑11 | Joshua D. Greene, Moral Tribes: Emotion, Reason, and the Gap Between Us and Them, Penguin, 2013. |
↑13 | Tyler J. Kasperbauer, Subhuman: The Moral Psychology of Human Attitudes to Animals, Oxford University Press, 2017. |
↑14 | François Jaquet, « Speciesism and Tribalism: Embarrassing Origins », Philosophical Studies, 2021. |
↑15 | Édouard Machery & Luc Faucher, « Why Do We Think Racially? Culture, Evolution, and Cognition », Henri Cohen & Claire Lefebvre (éd.), Handbook of Categorization in Cognitive Science, Elsevier, 2017, p. 1135-1175. |
↑16 | Les arguments présentés dans cet article sont présentés plus rigoureusement dans deux publications scientifiques : François Jaquet, « A Debunking Argument Against Speciesism », Synthese, 109(2), 2021 ; François Jaquet, « Speciesism and Tribalism: Embarrassing Origins », Philosophical Studies, 2021. |