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Contrairement à la réputation de misanthropes qu’on cherche à leur faire, la plupart des animalistes se préoccupent aussi du sort de leurs congénères. Parce qu’ils sont sensibles aux discriminations intra-humaines, ils en discutent. Et parce qu’ils en discutent, ils réalisent qu’ils ont des désaccords à leur sujet. Il faut s’en réjouir. Sans diversité d’opinion, pas de nouvelles perspectives pour enrichir la nôtre. Les désaccords donnent l’occasion de comparer ses convictions à celles des autres ; ils incitent à vérifier si l’on est capable de les défendre face à la critique. Ils peuvent donner l’impulsion pour corriger ou compléter son point de vue. Sans confrontation des idées, pas de progrès de la connaissance.
Certains s’évertuent pourtant à empêcher l’expression de toute opinion contraire à la leur. Ce phénomène n’est évidemment pas nouveau. Il ne sera question ici que de l’une de ses formes, non que les autres n’importent pas, mais parce que celle-là est en expansion. Elle bénéficie en outre d’une certaine indulgence ou cécité de la part de militants progressistes, en raison de ses liens avec le féminisme ou l’intersectionnalité. Précisons d’emblée que notre but n’est pas de faire le procès de ces mouvements en tant que tels ; ils ne forment d’ailleurs pas un ensemble homogène. Ne sont visées ici que des dérives imputables à certains chasseurs de propos déviants, que leurs opposants nomment péjorativement social justice warriors. Ils se désignent eux-mêmes, aux États-Unis notamment, par le qualificatif woke (éveillé) et pratiquent la cancel culture (culture de l’ostracisme) sur les réseaux sociaux et certains campus.
Sans être massivement atteint, le mouvement animaliste commence à être touché par ces dérives. Ces dernières années, des événements et des groupes de discussion ont été visés parce que leur mode d’organisation ne correspondait pas à un dogme en vogue chez nos justiciers. Ces derniers s’en prennent aussi à des individus, à coups d’attaques personnelles, d’accusations en tout genre et de campagnes de dénigrement. Une récente tentative de cancelling a eu pour théâtre principal le groupe Contre l’ordre spéciste du monde [1], avec comme terrains secondaires d’autres pages Facebook. Elle avait débuté par des courriers privés adressés à des défenseurs de la cause animale, les alertant sur les « agissements » de militants animalistes nommément désignés.
Qu’est-ce que la culture de l’ostracisme ?
Cette forme de police de la pensée consiste à clouer quelqu’un au pilori – à le désigner à la réprobation publique. Qualificatifs infamants, procès d’intention, caricature grossière de ses idées, déshonneur par association – tous les moyens sont bons. La cancel culture se fonde sur des accusations génériques, la présomption de culpabilité et la contagion de la culpabilité.
Tout commence lorsque vous tenez un propos qui dérange l’un de nos sycophantes. Il s’empresse alors de dénoncer ce « dérapage » en ce qu’il a de « problématique » – comprenez raciste, masculiniste, homophobe et autres -iste et -phobe. Quand il ne se limite pas à ces qualificatifs, la démonstration se réduit trop souvent à des procès d’intention : vous êtes aveugle à la barbarie de notre société, vous cherchez à défendre vos privilèges ou à nier la souffrance, le vécu, le ressenti des opprimés ; vous êtes un suppôt du machisme blanc hétérosexiste transphobe colonialiste. On discutera d’autant moins vos arguments que vous en avez : car les éveillés n’accordent aucun crédit aux études scientifiques, à moins bien sûr qu’elles n’aillent dans leur sens. L’accusation lancée par un justicier tient lieu de preuve de votre infamie. Pour nos procureurs et leurs auxiliaires, il n’y a pas de fumée sans feu. Une dénonciation suffit à établir l’infraction.
En l’absence de capitulation immédiate, c’est l’effervescence : ils font savoir partout la canaille que vous êtes. Le bannissement est définitif. Il n’y a ni prescription ni pardon. Chaque fois que votre nom sera cité, de bonnes âmes viendront rappeler les délits d’opinion qui vous rendent infréquentable.
Votre culpabilité est de surcroît contagieuse : quiconque vous défend ou doute du bien-fondé des accusations est coupable ; quiconque refuse de prendre part à l’ostracisme est coupable ; vous mentionner ou partager vos productions sans cracher de venin est coupable, même sur un autre sujet que la pomme de discorde. On traquera les commentaires et mêmes les likes pour déterminer qui est contaminé et on fera circuler la liste des pestiférés. Telle est la culture de l’ostracisme [2].
Catégoriser, disqualifier, honnir
Plutôt que de jouer le jeu difficile du débat argumenté, nos dénonciateurs se contentent de coller des étiquettes infamantes, dont la teneur peut varier d’une mouvance de justiciers à l’autre. C’est ainsi qu’ici ou là au pays des éveillés, vous serez : raciste, si vous trouvez pertinente la comparaison élevage/esclavage ; sexiste, si vous citez des études sur les différences psychologiques entre les sexes qui n’expliquent pas tout par le social ; antiféministe, si vous rejetez leur vision du féminisme ; invisibilisateur des torts causés aux personnes LGBT, si vous parlez de végéphobie ; masculiniste, si vous mentionnez un domaine où les hommes sont désavantagés ; partisan du viol, si vous n’êtes pas opposé à la prostitution ; spéciste, si vous approuvez les campagnes réformistes.
Mettez en doute la pertinence des accusations portées et vous serez aussitôt déclaré complice des oppressions. On décrétera en outre qu’un phénomène n’est oppressif que s’il est systémique – ce qui permet, par exemple, de tourner en ridicule les hommes victimes de violences conjugales. D’une manière ou d’une autre, les définitions sont ajustées, jusqu’à pouvoir qualifier de discriminatoire tout propos contraire aux vues des éveillés.
Pourtant, sur chacun des sujets cités, il est facile de concevoir que des personnes puissent, de bonne foi, parvenir à des conclusions différentes sur la base des faits et des raisons dont elles ont connaissance. Plus l’espace est envahi par le bruit des sentences définitives prononcées par les justiciers, plus il est saturé par leurs cris d’indignation et moins il reste de place pour le partage et l’examen des faits et des raisons étayant les positions en présence.
L’érection d’un dogme
L’idéologie des jeteurs d’anathèmes s’est rendue hermétique à toute critique par un procédé bien ficelé. Le postulat selon lequel seuls les « concernés » (femmes, non-Blancs, LGBT) sont aptes à juger ce qui est discriminatoire ou oppressif est volontiers dégainé pour discréditer leurs contradicteurs. Pas d’accord ? Vous êtes dans le déni et voulez réduire au silence les victimes.
Pourtant, cette confiance accordée aux « concernés » s’avère vite à géométrie variable. Leur parole ne fait loi que tant qu’elle est conforme à la doxa des justiciers. Dès lors que des concernés remettent en cause les thèses ou les méthodes de nos procureurs, ils sont présentés comme des écervelés manipulés par l’Oppresseur. Inversement, les non-concernés sont encouragés à s’exprimer quand leur discours est conforme à l’orthodoxie. En somme, les concernés et non-concernés bien-pensants sont définitivement promus mètre-étalon de l’objectivité.
On peut prendre au sérieux l’idée que le vécu et la position sociale des personnes influent sur leur vision du monde sans tomber dans cette caricature. Il est légitime de chercher à déterminer en quoi le fait d’être socialement situé peut enrichir ou biaiser notre compréhension des faits. Il ne s’agit pas de jeter aux orties le travail accompli par des groupes défavorisés quand ils s’approprient la construction du récit et de l’analyse de leur situation, afin de prendre en main leur devenir. Il ne s’agit pas davantage de négliger l’appel à cesser de décréter « sans voix » des individus tout à fait aptes à exprimer des préférences autrement que sous forme verbale, de même que l’appel à cesser de les déposséder de choix qui leur appartiennent. L’ouvrage Zoopolis de Sue Donaldson et Will Kymlicka n’aurait pas vu le jour sans la transposition aux animaux du Nothing about us without us forgé dans des milieux axés sur le capacitisme.
Mais l’on n’a pas pour autant à céder au dévoiement du « point de vue des concernés » auquel se livrent les plus bornés des justiciers. Leur ontologie dominants/dominés est une paire de boules Quiès géantes qui ne les quitte jamais. Elle les rend définitivement sourds à la critique en leur fournissant une explication générique au désaccord : l’autre défend ses privilèges ou est manipulé par l’oppresseur. Les théories qui ont une explication toute faite à leur rejet sont irréfutables par construction.
Du safe space comme instrument de conquête
Les éveillés ont quand même un argument pragmatique : en faisant du milieu animaliste un safe space, on pourrait recruter des militants pour la cause animale qui sont pour l’heure rebutés par les « propos oppressifs ». La manœuvre peut séduire car, dans le milieu animaliste comme ailleurs, il arrive que les comportements en société portent préjudice à certains. Mais en s’attribuant le monopole de la définition du safe, ces vigiles revendiquent en fait le contrôle des usages et propos permis ou défendus. Nos promoteurs de l’inclusivité voudraient exclure partout l’expression des positions non conformes à leur dogme. Ils ambitionnent d’étendre leur empire aux cercles où il est parfaitement admis que de telles positions soient énoncées et soumises à la discussion contradictoire. Sous prétexte de défense des opprimés, ils mènent une entreprise de colonisation idéologique.
Même si chacun admet la nocivité de certains propos, ce serait folie de ne pas résister aux quelques-uns qui cherchent à s’arroger le pouvoir de police. Car personne – y compris les diverses chapelles de justiciers – ne s’entend sur ce qu’est un propos oppressif. Seule l’interdiction de la diffamation, des insultes et autres attaques personnelles fait plus ou moins consensus, encore que certains éveillés assument pleinement leur usage. En outre, il peut y avoir désaccord sur ce qui constitue une insulte ou un propos blessant : nos délateurs voient les anathèmes qu’ils distribuent à tout-va comme des descriptions fidèles de la réalité ; il en va de même pour ceux de leurs opposants qui qualifient leurs méthodes de staliniennes ou de terrorisme intellectuel.
La généralisation de safe spaces dont les éveillés seraient les architectes est un danger, pas une solution. Que ceux qui ne supportent pas la contradiction s’enferment à double tour dans leurs chambres d’écho idéologiques plutôt que de chercher à coloniser l’espace public. Quant à ceux qui valorisent la liberté de parole, ils ne sont dispensés ni d’éviter les attitudes et propos blessants, ni de contrer les manœuvres d’accaparement abusif du pouvoir. Les dérives de l’intersectionnalité ou du féminisme ne doivent pas faire oublier que ces courants de pensée tentent de se saisir de vrais problèmes.
Comment tendre vers la vérité ?
Nos justiciers ont la certitude d’avoir raison. Pourtant, comme l’expliquait John Stuart Mill dans De la Liberté, c’est en se confrontant à d’autres points de vue et en exposant ses arguments au feu de la critique qu’on arrive à des opinions solides :
S’il n’était permis de révoquer en doute la philosophie de Newton, l’espèce humaine ne pourrait la tenir pour vraie en toute certitude. Les croyances pour lesquelles nous avons le plus de garanties ne reposent sous aucune autre protection qu’une invitation constante au monde entier de démontrer leur manque de vérité.
Après plus de 200 ans de confirmation triomphale, la théorie de la gravitation universelle de Newton fut prise en défaut et remplacée par la théorie de la relativité générale. Les prédictions de cette dernière sont d’une fiabilité extrême à l’échelle de l’Univers entier, mais une théorie encore meilleure pourrait lui succéder un jour. Car la vérité n’est jamais assurée, même dans la plus dure et mathématique des sciences. Alors il serait naïf de croire que, dans des disciplines telles que la philosophie politique, on aurait découvert la Théorie du Tout, dont la vérité serait si certaine et définitive qu’il serait loisible et même requis de bannir toutes les idées concurrentes.
On pourra nous rétorquer que personne n’est pour la liberté d’expression absolue sur tous les canaux de diffusion. C’est vrai. Si l’on organise des rencontres sur le changement climatique, on s’opposera à ce que des squatteurs tentent de les transformer en forum sur le problème de l’alcool au volant. Nous n’avons pas envie de favoriser la diffusion de thèses ineptes au regard des connaissances disponibles. Nous sommes réticents à ouvrir la porte à des paroles haineuses ou malveillantes quand il nous apparaît qu’elles peuvent causer un grave préjudice à ceux qui sont visés. Mais il est inquiétant de voir nos procureurs vouer aux gémonies des propos qui n’ont rien de farfelu au regard des savoirs existants et qui émanent de personnes aussi soucieuses qu’eux de voir reculer les torts causés par les discriminations.
On entend souvent que ces justiciers sont minoritaires. Si c’est bien le cas, ils sont une minorité suffisamment hargneuse pour dissuader certaines personnes d’exprimer des idées devenues taboues. Résultat : ces idées circulent moins, laissant toute la place aux dogmes qu’ils promeuvent. Il n’en faut pas davantage pour que s’enclenche un cercle vicieux, sur lequel comptent évidemment les adeptes de la cancel culture.
Un appel à résister à la culture de l’ostracisme dans le milieu animaliste
Certains témoins des agissements des justiciers se laissent envoûter par la référence à des valeurs généreuses qu’ils partagent, au point de devenir aveugles aux purges qui se déroulent sous leurs yeux. D’autres sont saisis par la crainte d’être soupçonnés de racisme, LGBT-phobie et autres ignominies s’ils élèvent la voix contre les porte-parole auto-appointés des damnés de la Terre. D’autres encore se taisent par peur de voir leur nom ajouté à la liste des déchus que font circuler les policiers de la pensée.
C’est parce qu’on leur permet tout qu’ils se croient tout permis. Si nous ne voulons pas voir ces pratiques gagner du terrain dans le milieu animaliste, il importe de réagir. Chacun a le pouvoir de résister plutôt que de laisser faire. Encore faut-il l’exercer. La présente tribune est un pas dans ce sens.
Nous soussignés affirmons notre réprobation de la cancel culture, des campagnes de dénigrement, des procès d’intention, des interprétations malveillantes, de la réduction des individus à leur groupe d’appartenance. Nous affirmons notre attachement à la liberté d’expression et à la discussion sereine des positions en présence.
Signataires: Malou Amselek, Agnès Anciaux, Evelyne Anxe, Virginie Ballereau, Flavien Bascoul, Sahar Belkacem, Catherine Berranger, Alexandra Blanc, Jérôme Bocquet, Sybille Bottin, Stéphanie Bouabane, Marion Bourgeois, Corinne Bouvot, Jeanne Chatelain, Anne-Sophie Christensen, Lindsay Coq, Amanda Cottard, Isabelle Da Silva, Christine Delfosse, Marie-Béatrice Delord, Claire Deray, Cynthia Dhuicque, Anne Dietschy, Hervé Dréau, Jérémy Dubois, Angélique Duvoux, David Faucheux, Maud Ferrari, Carole Fitoussi, Jessica Galarneau McCann, Jean-Marc Gancille, Jonathan Guéguen, Catherine Helayel, Edna Herscovici, Amadeus VG Humanimal, Morgane Janvier, François Jaquet, Margo Kurgan, Marie-Laure Laprade, Renan Larue, Jacqueline Lavanchy, Léo Le Bozec, Marie Leneveu alias Kreezy R, Thomas Lepeltier, Mélanie M. Marbach, Marie-Ange Massenet, Christine Mayor, Éric Ménard, Danielle Millet, Joanna Mitchell, Trai Nguyen, Simon Nordmann, David Olivier, Marceline Pauly, Sandrine Peron, Sylvie Perrault, Yannick Pezeu, Stéphanie Plamondon, David Provost, Marie-Claude Raiche, Alise Régignano Fortuné, Estiva Reus, Véronique Saada, Caterina Santoru, Jérôme Segal, Maud Servier, Pierre Sigler, Laurent Simonpietri, Rémi Sourimant, Nicolas Steffen, Ludovic Sueur, Léonard Thonney, Boris Tzaprenko, Benoît Vereecque, Sophie Viskic.
Notes et références
↑1 | Les cibles initiales en étaient Pierre Sigler et David Olivier, dénoncés comme masculinistes. Ensuite, les membres du groupe qui ont critiqué le bien-fondé des accusations, se sont insurgés contre le procédé utilisé ou ont liké un commentaire jugé non conforme ont vu leurs noms ajoutés à la liste des déviants, et se sont trouvés collectivement accusés – qu’ils soient hommes ou femmes – de faire partie d’un « boys’ club ». Voici quelques-uns des éléments qui ont déchaîné l’ire des accusatrices contre les deux cibles initiales : concernant Pierre Sigler, sa conférence « L’éthologie humaine » et son article « L’idéologie du tout social nuit aux humains et aux animaux » ; concernant David Olivier, la conférence « D’une convergence des luttes à l’autre » où il critique des postulats et pratiques intersectionnels. |
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↑2 | Sur la cancel culture, on peut consulter en complément cet article de madmoiZelle. |