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Au Québec, le spectacle équestre Cavalia (avec 70 chevaux) a entraîné plusieurs manifestations antispécistes. Voici le verbatim du discours prononcé par Valéry Giroux à l’occasion de l’une d’entre elles, à Montréal, le 30 septembre 2018. Elle y développe l’idée que les animaux ont intérêt à la liberté.
J’ai envie de vous parler franchement, même au risque de vous décevoir un peu… Après tout, je trouve ça sain, moi, qu’on ait des désaccords dans notre mouvement. Qu’on ne s’entende pas toujours, qu’on débatte, qu’on se critique les uns les autres. Du moment que ça se fait dans le respect, de manière constructive et en gardant en tête notre objectif commun : la libération animale.
Je vais donc vous parler à cœur ouvert, et vous avouer que je me suis longtemps abstenue, personnellement, de prendre part aux activités militantes thématiques, qui ciblent une forme particulière ou une autre d’exploitation animale. Dans mes premières années d’activisme (ça fait déjà un bout de temps), j’avais toujours l’impression que ce qui était dénoncé était les pires actes de cruauté, la manière dont on traitait les animaux plutôt que leur exploitation en tant que telle. J’avais l’impression qu’on s’intéressait à peu près seulement à l’expérimentation animale sur des chiens notamment (nos animaux préférés), à la fourrure (qui n’était de toute manière pas tellement à la mode à l’époque) ou aux spectacles du cirque (qui mettent en scène des animaux exotiques, nobles et forts).
Sans vouloir diminuer la gravité de ces formes particulières d’exploitation, j’avais l’impression qu’elles ne ciblaient pas les problèmes de fond, qu’elles dirigeaient l’attention aux mauvais endroits, qu’elles nuisaient peut-être même à la véritable politisation du mouvement animaliste. Parce que c’est bien sûr l’élevage d’animaux pour l’alimentation qui fait – et de très loin – le plus de victimes. Parce que le problème ne se loge pas fondamentalement dans la manière souvent extrêmement cruelle dont on traite les animaux qu’on exploite, mais dans le fait même qu’on les asservisse pour nos fins. Parce que constituer un mouvement politique de libération des animaux implique, il me semble, qu’on mette les vraies questions au cœur de nos revendications. Pas juste celles qui dérangent le moins – même s’il peut être plus facile à court terme d’obtenir des appuis quand on parle des usines à chiots, des bébés phoques ou des pratiques qui sont courantes dans d’autres cultures que la nôtre.
Je sais, je sais bien… les combats de chiens, la boucherie halal ou la chasse à la baleine, tout comme les tests sur les beagles, sont de pures ignominies. Mais il me semble que bien des gens s’en offensent déjà, sans pour autant remettre en question leur propre rapport aux animaux non humains, sans changer leurs habitudes ni même s’opposer en principe au moins à l’exploitation d’animaux sensibles. Il me semble que notre job à nous, qui sommes antispécistes, c’est précisément d’insister non pas sur les petits bouts qui dépassent, mais sur les immenses forces qui sont au fondement de toutes ces injustices (l’idéologie spéciste/carniste dominante) et dont les autres ne se rendent pas compte !
Je dois dire que mes craintes s’apaisent avec le temps ; que tout ça me paraît de moins en moins vrai. Aujourd’hui, les activités militantes concernent souvent tous les animaux sensibles. Et quand elles sont ciblées, les dénonciations peuvent concerner les grands oubliés (comme les poissons) ou viser l’exploitation elle-même et non pas seulement les pires abus. Le spectacle de Cavalia est un bien bon exemple de cette tendance, je trouve, puisque les chevaux concernés ne subissent peut-être pas des traitements aussi cruels que les victimes de la corrida, par exemple, ou encore celles de l’industrie porcine ou avicole. Et pourtant, ils souffrent eux aussi des injustices relevant du spécisme.
Qu’est-ce que les gens pensent d’un spectacle comme celui-là ? Mon impression est qu’ils sont nombreux à le trouver magnifique. C’est un hommage aux chevaux, en fait… si gracieux, si puissants, si nobles. C’est un message de liberté même qui est transmis – après tout, les chevaux n’ont parfois pas même de selle, ils exécutent leur chorégraphie sans appareils de soumission ou de contrainte, la crinière au vent!
Un message de liberté ? Un hommage aux chevaux ? Il est quand même immensément affolant que l’on arrive à ce que l’assujettissement puisse prendre comme ça des airs de respect et de célébration de la dignité des animaux.
Dans mes recherches en éthique animale, je réfléchis précisément à la question de la liberté et à celle de l’égalité morale. Je cherche à fonder non seulement le droit des animaux sensibles à ne pas subir de traitements douloureux ou celui de ne pas être tués prématurément, mais aussi leur droit à ne pas être gardés captifs, à ne pas être enfermés, à ne pas être traités comme de simples ressources à notre disposition, à ne pas être considérés comme inférieurs d’un point de vue moral, juridique et politique.
Ce qui semble le pire, c’est évidemment la torture et le meurtre. Mais je suis persuadée qu’il y a quelque chose d’encore plus fondamentalement insidieux dans la supposition que les animaux non humains ont beau compter, ils comptent quand même moins que les êtres humains. Mon impression est que c’est cette idée selon laquelle les animaux non humains auraient moins de valeur morale que nous parce qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine ou parce qu’ils n’ont pas l’une ou l’autre des caractéristiques typiquement associées à l’humanité qui nous permet ensuite de rationaliser les pires abus. Il me semble que c’est dans cette idée-là, en fait, que toutes les injustices envers les autres animaux plongent leurs racines. Et c’est donc sur cela – sur ce qu’on appelle le spécisme – que j’ai envie d’insister un peu.
L’égalité morale, tout le monde ici le sait bien, ce n’est pas une prétendue égalité de faits. Nous sommes toutes différentes les unes des autres, évidemment. Certains êtres humains peuvent composer des symphonies, d’autres ont une mémoire incroyable. Certains animaux non humains peuvent voler sans aucun support, d’autres nager sous l’eau. Nous avons tous, comme individus, des forces et des limites. Mais il n’en demeure pas moins que quelque chose d’important rassemble tous les êtres sensibles et fonde notre égalité morale : à partir du moment où un individu peut ressentir les choses, il a des intérêts qui importent moralement. Des intérêts qui doivent être pris au sérieux, qui doivent être également pris au sérieux.
Dès qu’un individu est sensible (ou « sentient », selon), il a un point de vue sur le monde. Il peut être affecté consciemment par ce qui lui arrive. Il peut subir un tort de son point de vue à lui, un tort dont il va souffrir. Et à partir du moment où un individu peut ainsi être affecté négativement ou positivement par nos actions, nous avons des devoirs moraux envers lui. Et il a des droits, des droits qu’il peut nous opposer pour nous empêcher de lui faire du mal, de lui ôter sa vie, et même de l’utiliser pour nos fins si cela va à l’encontre de ses intérêts à lui.
Les animaux ont ainsi des intérêts et ils ont donc des droits. Ils ont certainement le droit de ne pas subir de torture. Certains diront que ce droit particulier leur a d’ailleurs déjà été accordé puisque nos lois en vigueur interdisent que l’on fasse souffrir des animaux sans nécessité. Évidemment, ce prétendu droit est réduit à néant par l’interprétation qui en est faite : toutes les pratiques qui causent d’inimaginables souffrances aux animaux nous sont utiles (ne serait-ce que parce qu’elles nous procurent du plaisir) et sont donc considérées comme nécessaires. Ainsi, on confond parfaitement le moindre avantage que l’on tire de l’exploitation des animaux avec ce qui relèverait de la nécessité. Mais au moins, disons, on reconnaît en principe que bien des animaux parmi ceux que l’on exploite sont sensibles et qu’ils ont donc intérêt à ne pas subir de douleur.
On a un peu plus de mal à comprendre que, s’ils sont sensibles, c’est que les animaux peuvent non seulement souffrir, mais aussi éprouver du plaisir. Et qu’en les tuant, on les prive de tout ce qu’ils auraient pu vivre de bien s’ils étaient restés en vie ; on les prive en fait de tout ce qu’ils ont. Comme pour les êtres humains, la mort leur cause un tort considérable. Sauf les véritables cas d’euthanasie où la mort est pour certains individus moins pire que la continuation de la vie, ils ont donc le droit moral de ne pas être tués et devraient, comme nous, jouir du droit légal équivalent. Et ce serait le cas même si nous arrivions à les élever, à les transporter et à les tuer sans leur causer la moindre douleur et sans qu’ils ne soient conscients au moment d’être abattus.
L’intérêt à ne pas subir de traitements douloureux, ça va à peu près. L’intérêt à ne pas être tués… on peut quand même arriver à l’envisager. Mais ce qui semble plus difficile à saisir je pense, c’est que les animaux sensibles ont aussi, comme nous, intérêt à être libres. Ils ont intérêt à ce que leurs initiatives ne soient pas arrêtées par les autres, à faire ce qu’ils ont envie de faire, à ce qu’on ne décide pas les choses pour eux. Ils ont des préférences et ont intérêt à chercher à les satisfaire.
Ça ne veut évidemment pas dire qu’on ne peut pas amener son chien réfugié [1] chez le vétérinaire lorsqu’il est malade, même s’il n’en a clairement pas envie ! On le fait avec nos enfants humains que l’on conduit chez le médecin parfois contre leur gré. Certaines formes de paternalisme peuvent ainsi être justifiées quand on a de bonnes raisons de se penser mieux placée que l’autre pour savoir ce qui est bon pour lui ou ce qui sert le mieux ses intérêts à lui. Mais disons que le paternalisme, du moins dans les affaires humaines, est considéré comme l’exception qui confirme la règle, en quelque sorte. Les êtres humains, même les jeunes enfants, ont un droit à la liberté qui nous empêche d’en faire des esclaves ou des propriétés, de les exploiter pour notre profit.
Or, « casser » un cheval pour le faire danser parce qu’il nous est agréable de le regarder faire, même si nous y arrivions sans lui faire mal (!), c’est immensément grave. C’est grave précisément parce que nous ne le faisons pas « pour lui », dans le respect de ses préférences et de ses intérêts à lui.
Le point de vue antispéciste nous mène à reconnaître que les chevaux, comme tous les êtres sensibles d’ailleurs, doivent se trouver dans une situation où leurs intérêts fondamentaux sont respectés, y compris leur intérêt à la liberté. Et cette situation-là, elle doit être celle de l’égalité… de l’égalité morale, et juridique. Les chevaux ont bien sûr leur personnalité propre, leurs spécificités individuelles, et ils développent des préférences personnelles, tout comme des relations d’amitié et d’inimitié singulières. Sauf qu’ils sont, comme tous les autres êtres sensibles, incluant les êtres humains, des Égaux, au sens où ils ont tous la même valeur morale et méritent donc des protections équivalentes quand leurs intérêts l’exigent. Par conséquent, ils doivent comme nous se voir octroyer au moins les droits individuels les plus fondamentaux et le statut de personne. Pas celui de « quasi-personnes », de personnes incomplètes, ou de personnes « animales » distinctes des personnes humaines, mais le statut de personne (« physique » dans le jargon légal) à part entière.
Je répète que ça ne signifie pas nécessairement qu’on ne peut exercer aucune influence sur les animaux avec qui nous sommes en relation. Mais cela signifie qu’on ne peut pas accorder moins de valeur à leurs intérêts qu’on en accorde aux intérêts semblables des êtres humains. Un bon guide en la matière – un guide antispéciste pour évaluer la façon dont on peut traiter les autres animaux – consiste à se demander d’abord si on accepterait de se faire traiter de la même manière. Sinon, il faut ensuite vérifier s’il existe une bonne raison (une raison moralement valable) qui permettrait de justifier que l’on traite différemment les animaux humains et les animaux non humains. Autrement dit, c’est à celles et ceux qui veulent discriminer d’assumer le fardeau de la preuve : ce sont elles et eux qui doivent montrer que les chevaux utilisés pour les spectacles de Cavalia n’ont pas des intérêts comparables aux nôtres.
Et quand il s’agit de l’intérêt d’un cheval à ne pas être traité comme une marionnette pour notre divertissement, je peux vous dire que ces personnes ont du pain sur la planche. Parce que clairement, les chevaux (tout comme les vaches, les poulets, les poissons et les souris, d’ailleurs) ont intérêt, comme nous, à ne pas être asservis. Les spectacles comme ceux de Cavalia reposent sur une immense injustice que nous avons bien raison de dénoncer haut et fort : une injustice qui ne relève de rien de moins que de l’esclavage.”
Notes et références
↑1 | Pour distinguer les animaux provenant d’un refuge pour chiens ou chats errants ou abandonnés de ceux qu’on se procure en les achetant dans des animaleries, on parle souvent d’animaux « adoptés » (par contraste avec les animaux « achetés »). Plutôt que de dire de ces animaux qu’ils sont adoptés comme peuvent l’être des enfants, il semble pourtant plus approprié, lorsqu’ils sont adultes, de les considérer comme des réfugiés. |
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