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Un livre québécois qui met en scène le dialogue entre un fermier défendant l’élevage et un antispéciste qui s’y oppose. Débat captivant, mais pas très concluant.
La chèvre et le chou présente un débat épistolaire entre un artisan fermier et un militant végane autour de trois thèmes : l’éthique animale, la santé et l’environnement. Pour Dominic Lamontagne, chaque sujet est l’occasion de déployer son « plaidoyer en faveur d’une néoagriculture (omnivore) responsable ». De l’autre côté, Jean-François Dubé soutient que le véganisme s’impose comme un devoir de justice envers les animaux, étant donné qu’il n’est pas nécessaire de les exploiter pour notre alimentation, nos vêtements, etc.
L’éthique animale
L’opposition philosophique entre l’éleveur fermier et le végane se situe au niveau de leur conception respective de la morale. Le premier défend une éthique de l’autosuffisance paysanne dans laquelle l’exploitation des animaux est placée au service de la pérennité des communautés et des écosystèmes naturels. Le second maintient, quant à lui, le primat de l’individu sentient (humain ou non humain) sur tout autre paramètre.
La confrontation de ces perspectives aurait été davantage enrichissante si les termes de la discussion étaient mieux établis d’entrée de jeu. À défaut, Dubé envisage une forme de société plus juste envers les animaux non humains, tandis que Lamontagne recentre la problématique sur sa ferme et sa manière de vivre. D’une part, une vaste proposition éthique et politique ; de l’autre, une recherche d’autarcie à petite échelle. Rien d’irrecevable a priori avec ce dernier modèle, mais force est de reconnaître que le décalage entre les visées induit des exigences asymétriques pour chacun des co-auteurs. Dubé doit défendre la nécessité d’un monde végane, alors que Lamontagne peut se contenter de vanter les vertus de sa ferme vivrière.
Adoptant d’ailleurs une posture défensive, l’éleveur fermier revient régulièrement sur les conditions idylliques dans lesquelles vivent ses bêtes. Ses descriptions, quoique dignes des pastorales les plus bucoliques, finissent immanquablement par l’abattage des animaux, insiste l’interlocuteur végane. Comment justifier la mise à mort prématurée d’animaux qui ne veulent pas mourir ? La réponse du fermier est double : tuer un animal ne constitue pas un préjudice à son égard si sa mort est indolore ; la mort des animaux est un moyen indispensable à la réalisation d’une fin plus noble, soit la réduction des « torts que nous causons à la Nature ».
Bien sûr, ces prémisses se heurtent aussitôt au problème du spécisme, signalé dès la première lettre de Dubé. L’artisan fermier serait-il prêt à appliquer ses justifications de l’exploitation et de la mise à mort des animaux à d’autres espèces, comme l’humain ? Ce test de cohérence le met dans un embarras manifeste. Au principe d’isonomie morale, qui enjoint des considérations similaires pour des cas similaires, il réplique avec la « souplesse morale », le « gros bon sens » et son « expertise paysanne intuitive ». La conversation stagne à maintes reprises.
Esquivant la critique du spécisme et l’argument des cas marginaux, l’éleveur fermier oriente le dialogue vers la traçabilité des denrées. Son mode de vie est éthiquement supérieur, prétend-il, parce que « la meilleure façon, sinon la seule, d’être complètement assuré de l’innocuité des aliments que nous mangeons, qu’ils nous viennent des plantes ou des bêtes, est de les produire soi-même ». Inversement, les personnes végétaliennes seraient aussi irresponsables que la plupart des consommateurs·trices carnistes, puisqu’elles ignorent l’étendue des souffrances engendrées par la production et l’importation de leurs produits. C’est au tour du militant végane d’avoir du mal à s’extirper du dilemme.
La santé
Malgré ses moments intéressants, l’échange concernant la santé achoppe constamment sur le scepticisme irréductible de l’artisan fermier. À l’encontre du consensus scientifique qui déclare les bienfaits de l’alimentation végétalienne bien planifiée pour la santé humaine, il sème le doute.
Quand Dubé apporte des données probantes et des méta-analyses à table, Lamontagne l’accuse de verser dans une « idéologie nutritionniste ». Or, la méfiance dont ce dernier fait preuve vis-à-vis des sciences de la nutrition ne l’empêche pourtant pas de réclamer des études sur plusieurs générations de véganes, c’est-à-dire de demander l’impossible à court terme. Sans cela, il refuse d’admettre ne serait-ce que l’innocuité du végétalisme.
Au comble de sa défiance, le fermier s’en remet à des anecdotes : des témoignages de personnes ayant renoncé au régime végétalien pour divers motifs. Philosophiquement, on reste sur son appétit, tout en appréciant au passage l’honnêteté de Jean-François Dubé, qui précise ne pas être nutritionniste.
L’environnement
Le chapitre sur l’environnement soulève des problèmes similaires. Plus les preuves scientifiques appuyant les bénéfices du végétalisme foisonnent, plus l’incrédulité du fermier s’étoffe. En fait, il reproche même au végétalisme de participer aux désastres environnementaux de l’agriculture intensive et de la transformation industrielle des produits. Semblable en ceci à l’alimentation omnivore occidentale, ce régime serait donc essentiellement aux antipodes du meilleur moyen pour lutter contre les dérives de l’agro-business, à savoir l’omniculture paysanne.
À ce stade, il appert que la véritable cible de l’artisan fermier n’est pas tant le véganisme qu’un mode de production mécanisé aux circuits longs et opaques. Le militant végane aurait eu intérêt à réfuter les assertions du fermier sur la supériorité écologique de l’omniculture paysanne, notamment sur les enjeux de biodiversité. Au lieu de cela, il tente de le rallier à l’agriculture moderne, ce qui est perdu d’avance. Son meilleur argument arrive à la fin, lorsqu’il spécifie que les préoccupations pour l’environnement sont toujours fondamentalement des préoccupations morales pour les individus sentients qui partagent l’environnement.
Bilan
La chèvre et le chou brille grâce à la passion de ses co-auteurs, transmises avec une bonne mesure de rigueur et d’accessibilité.
L’ouvrage a le mérite de rappeler que les questions relatives aux modes de production agricoles ne devraient pas devenir un angle mort du mouvement végane. En ce sens, La chèvre et le chou suscite des réflexions édifiantes et des défis importants. En parallèle, on lira avec profit le chapitre sur l’agriculture dans La pensée végane (PUF, 2020).
Il n’empêche que la faiblesse la plus saillante de l’ouvrage réside dans la pléthore de clichés anti-véganes qui minent souvent le débat. Loin de constituer un simple irritant littéraire, la rhétorique sarcastique de l’artisan fermier trahit une condescendance d’autant plus injustifiée que c’est lui qui est l’instigateur de ce dialogue épistolaire. On a l’impression qu’il a voulu tendre un piège à un végane pour exposer au grand jour la naïveté du véganisme, mais qu’il est contrarié de s’apercevoir que son interlocuteur s’avère plus futé que prévu.
Félix St-Germain est enseignant au département de philosophie du Cégep de Trois-Rivières et tient la chaîne de vulgarisation philosophique Le Philoscope sur YouTube.