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En sciences sociales, les recherches en innovation studies, et plus particulièrement celles s’inspirant de la théorie dite de « l’acteur-réseau », ont cela d’intéressant qu’elles étudient la manière dont une innovation est « cadrée », c’est-à-dire construite et traduite à des fins de légitimation auprès de différents acteurs. L’appréciation d’une technologie est en effet en constante évolution, celle-ci étant façonnée à travers un processus de négociation entre innovateurs, consommateurs, acteurs économiques et institutionnels. L’innovation est, comme tout autre objet en sciences sociales, une construction collective dans laquelle sont incorporées certaines visions du monde, monde duquel elle viendrait contribuer à l’amélioration.
Lorsque l’on étudie les discours évoluant autour de cette innovation qu’est la « viande de culture », on s’aperçoit rapidement que le processus de cadrage dominant s’effectue de manière particulièrement négative. « Frankensteak », « viande artificielle », « synthétique » ou encore « viande in vitro », la nomination même de ce nouvel objet entraîne une construction de représentations qui ne favorisent pas son acceptation, face à un marché « originel » de la viande ayant recours à des mythologies romantiques et bucoliques, reliées à une rhétorique de la naturalité.
Pourtant, à l’heure où l’urgence climatique et la perte de biodiversité constituent des enjeux globaux majeurs, l’innovation est centrale et omniprésente dans le débat public. Plutôt que de s’engager dans une logique dite de décroissance, elle est considérée comme un moyen de répondre aux enjeux économiques de croissance, tout en prenant en compte les impératifs écologiques. Il peut apparaître dès lors surprenant qu’une innovation telle que la viande cultivée puisse être sujette à des représentations si négatives. Serait-ce parce qu’elle implique une modification de nos rapports aux animaux non humains, en questionnant notamment la logique d’exploitation dominante, que la viande cultivée est si mal perçue dans le discours dominant ?
L’ouvrage collectif Plaidoyer pour une viande sans animal contribue à cette réflexion en répondant à un objectif double : mettre à jour la construction idéologique actuelle de la viande de culture et participer à un recadrage positif, principalement sous le prisme de l’animalisme. Chaque chapitre vient participer à ces fins et nous nous pencherons sur chacun d’entre eux.
Problématiser la viande
Premièrement, la préface (rédigée par le journaliste Laurent Joffrin) et l’introduction (rédigée par David Chauvet et Thomas Lepeltier, les co-directeurs de publication) présentent l’ensemble des enjeux de la viande de culture, qui sont majeurs et sans appel : il s’agit de s’affranchir de l’exploitation animale et des nombreuses externalités négatives dont elle est à l’origine. Car en plus d’être une question d’éthique, cette transition est porteuse de bénéfices environnementaux cruciaux – la production et consommation de viande étant l’une des causes majeures des émissions de gaz à effet de serre, de la déforestation ou encore de la destruction des habitats naturels. Sur le plan sanitaire également, puisque l’élevage industrialisé que l’on connaît aujourd’hui participe au développement de l’antibiorésistance et, par des conditions d’élevage à la promiscuité jamais égalée, augmente le risque de développement de maladies infectieuses.
Dans le premier chapitre, le juriste David Chauvet – par ailleurs auteur du petit livre Taxer la viande (L’Âge d’Homme, 2019) – démonte les principaux arguments avancés contre cette innovation, et tend à démontrer le peu d’effets que pourraient avoir les solutions jusque-là construites comme les plus efficaces dans le discours public, à savoir une transition alimentaire vers plus de « flexitarisme » et la valorisation d’une viande issue d’élevages extensifs. Ces solutions sont, pour David Chauvet, très peu efficaces, tout du moins sur le court terme : pour des raisons financières et culturelles, par exemple, l’augmentation du nombre de « flexitariens » est timide et pourrait, à un moment donné, stagner, sans impacter les modes de production. La viande de culture apparaît alors être une des solutions les plus adéquates pour répondre aux urgences auxquelles nous faisons face.
Déconstruire la centralité du « meurtre alimentaire »
Dans un second chapitre, Yves Bonnardel aborde la centralité du symbole de la viande dans nos cultures alimentaires et la façon dont l’arrivée de la viande de culture pourrait participer à sa déconstruction. Il converge ainsi vers une analyse notamment derridienne : la carne, ou plutôt la « structure sacrificielle » de nos cultures occidentales (Derrida, 2006), c’est-à-dire la mise à mort jugée non criminelle des animaux non humains pour, ici, leur viande, joue un rôle fondamental dans la construction de la subjectivité humaine. Être un humain « normal », c’est être mangeur de chair, et, surtout, dominer les autres animaux à la fois symboliquement et matériellement. L’évolution du savoir éthologique et la « civilisation des mœurs » (Elias, 1973) contraignent cependant cette compréhension : les mangeurs seraient aujourd’hui davantage « sarcophages » [1] (Vialles, 1988) : plus attachés à la viande comme « aliment » que comme symbole ou concept, ils répugneraient à faire face à la mort que cette dernière implique.
La viande cultivée permettrait alors, notamment, de mettre à jour la persistance actuelle des volontés zoophages, c’est-à-dire à l’aise avec le « meurtre alimentaire », voire le revendiquant. Cependant, mettons en garde contre la légitimation croissante de cette figure zoophage : aux côtés d’une valorisation d’un côté naturel et bucolique à l’élevage, qu’Yves Bonnardel dénonce, cette perspective semble en effet remise en avant dans les discours. La gestion de ce « meurtre alimentaire » non plus par le refus de faire face à la mort animale, mais par une relation renouvelée, est de plus en plus normalisée [2] : il s’agit non plus de déculpabiliser le consommateur de viande en cachant son origine animale, mais plutôt de faire accepter la mort animale par une réaffirmation d’une frontière stricte délimitant êtres humains et animaux non humains. Dans cette revalorisation de la mort animale est alors notamment privilégiée une figure non émotionnelle et masculine.
Élise Desaulniers, dans un troisième chapitre, qualifie quant à elle la viande cultivée de « solution intermédiaire ». Elle s’inspire pour cela des travaux en psychologie de Piazza et al. (2015), qui ont étudié les justifications données par les mangeurs de viande : ces derniers, pour rationaliser leur consommation, la défendent en mobilisant les croyances selon lesquelles la viande serait naturelle, normale, nécessaire et « nice ». Pour Desaulniers, il s’agirait dès lors de développer la viande cultivée en l’adaptant à ces qualités, et surtout, au caractère naturel. Bien que ce concept de naturalité soit un construit social, il semble nécessaire de le mettre en avant, notamment en associant la viande cultivée non plus au monde scientifique des laboratoires, mais, par exemple, à une production qui serait semblable à celle des brasseries utilisées pour la production de bière. Elle renverrait alors à un imaginaire lié à une production locale et artisanale. Plutôt que d’attendre que les utopies animalistes prennent place dans nos sociétés, cette viande cultivée pourrait faire office de transition, et avoir un effet performatif sur les représentations vis-à-vis des animaux non humains. Certains travaux en psychologie vont en effet dans le sens inverse des théories développées notamment par Yves Bonnardel dans son chapitre : comme l’explique Élise Desaulniers, « nous ne mangeons pas tant les animaux parce que nous les considérons comme inférieurs, mais plutôt nous les considérons comme inférieurs parce que nous les consommons » (p. 90). Parce que les individus aiment la viande, la viande de culture peut constituer une alternative permettant d’enclencher un changement des mentalités.
Axelle Playoust-Braure dénonce également cet appui constant sur la dimension « naturelle » de la viande d’élevage. Elle explore l’obsolescence de cette dernière, tant d’un point de vue éthique, économique qu’environnemental, et en appelle à un changement de paradigme, rendu possible par la recherche scientifique et le développement technique, vers une agriculture sans pêche ni élevage. Encore faut-il, comme elle l’explique, avoir un débat apaisé, « sans scientisme ni néophobie », sur les modalités de mise en œuvre d’une telle innovation.
Dénoncer la construction idéologique de la viande de culture
Dans un cinquième chapitre, Thomas Lepeltier s’attache quant à lui à recadrer un autre lieu commun au sujet de la viande cultivée : celui selon lequel cette dernière serait intrinsèquement « capitaliste », faisant ainsi référence aux essais et articles publiés à ce sujet. Pour Paul Ariès ou Jocelyne Porcher par exemple, les véganes seraient les « idiots utiles » du capitalisme en cela qu’ils soutiendraient une industrie aux mains de multinationales et fonds d’investissement. Autre aberration : la viande de culture, aux côtés de la pensée antispéciste et végane, participerait à notre déshumanisation. Ces stratégies argumentatives permettent ainsi de neutraliser l’animalisme dans le débat public : parce que la viande d’élevage permettrait, selon une perspective humaniste et anthropocentrée (dénoncée par Bonnardel dans le chapitre 2), de nous élever et de nous poser dans un rapport de domination vis-à-vis des autres espèces, elle serait nécessaire à l’humanité. À nouveau, il s’agit donc dans ce chapitre de déconstruire les mythes évoluant autour de cette innovation, et plus largement, autour de l’animalisme. Car en construisant l’animalisme comme un « antihumanisme » (Digard, 2018 ; Sugy, 2021), il s’agit de dépourvoir le discours végane de tout attrait.
David Olivier, dans un sixième chapitre, explore ce qu’il nomme le « tabou de la viande ». Le cofondateur des Cahiers antispécistes examine comment, au sein de l’animalisme, la question de la viande a toujours été évitée, au profit de causes considérées moins radicales (fourrure, corrida). Si aujourd’hui, le développement du véganisme semble mettre en avant cette question, l’auteur constate cependant que le véganisme, en tant que lifestyle, semble prendre la place de l’animalisme. En s’appuyant sur des solutions consuméristes, individuelles, il peinerait à faire de la question de la viande une question intrinsèquement politique. Notons cependant que le véganisme ne pourrait être réduit à une préoccupation « astratégique », centrée sur le soi, mais qu’il peut s’accompagner de stratégies politiques collectives, dépassant ainsi un dualisme « individuel » versus « politique » fréquent dans les recherches sur les mouvements sociaux. Néanmoins, l’auteur met en avant l’intérêt de la viande de culture, comme pouvant favoriser la transition vers une alimentation végétale. Cette dernière permettrait, comme le démontre plus haut Yves Bonnardel, de déconstruire et mettre à jour la volonté zoophage d’une partie de la population. Et, selon lui, « mise à nu, cette volonté sera de moins en moins défendable » (p. 154).
Une innovation majeure en réponse aux crises environnementales
Enfin, le dernier chapitre, rédigé par Alexandre Baron et Nicolas Salliou, dépasse le champ de l’animalisme et aborde la question environnementale. Il rappelle ainsi l’impact conséquent de la production de viande d’élevage sur la biosphère et les risques engendrés en termes de sécurité alimentaire et sanitaire. Rappelons par exemple que l’élevage contribue à hauteur de 14,5 % des émissions anthropiques de gaz à effet de serre (Gerber et al., 2013) et qu’environ 70 % des terres agricoles sont affectées à la production de nourriture pour les animaux d’élevage, soit 30 % des terres émergées (FAO, 2006). Les coûts pour la santé publique sont également importants, rappellent les auteurs, l’élevage ayant par exemple une part de responsabilité dans l’accélération du phénomène de résistance aux antibiotiques et dans le développement des zoonoses. Bien que le coût énergétique de la viande de culture soit encore incertain, celle-ci reste, selon eux, une solution prometteuse afin de libérer les surfaces agricoles et de limiter les risques sanitaires et environnementaux : elle est en cela une « innovation technologique majeure ».
L’ouvrage se conclut sur une postface de la philosophe Françoise Armengaud, pour qui la viande de culture est « capable de marquer un tournant capital et profond changement dans les attitudes et les mentalités humaines » (p. 185). Nous rejoignons ses conclusions, à condition, bien entendu, que le rapport de force engagé dans la définition de ce nouvel objet opère en la faveur des auteurs et de l’animalisme. Viande végétale, viande de culture : le développement de ces nouveaux produits va, on l’espère, participer à la déconstruction de la « viande » et de ce qu’elle implique. À ce titre, l’ouvrage est extrêmement clair et didactique, et permet aux lecteurs et lectrices de saisir une grande partie des enjeux auxquels pourrait répondre cette innovation.
Notes et références
↑1 | La logique « sarcophage » implique pour le mangeur d’oublier l’animal dans son régime carné, afin de résoudre la culpabilité liée au meurtre alimentaire. Cette logique est notamment facilitée par la mise à distanciation des abattoirs – la mise à mort est dissimulée et contrôlée (Remy, 2004) – et par l’esthétisation de la viande (Vialles, 1987). À l’inverse, la logique « zoophage » n’implique pas le besoin de détourner l’animalité de la viande ingérée : pour le mangeur zoophage, l’animal est avant tout identifié comme aliment. |
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↑2 | Voir, par exemple, le site Manger de tout (mangerdetout.fr), financé notamment par Interbev, qui pointe la nécessité de remettre en avant « l’importance du lien avec la mort qui nous unirait avec les animaux ». |