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Au XVIIIe siècle, philosophes, naturalistes, écrivains et médecins ont discuté, critiqué et embrassé le végétarisme. Ce fut en particulier le cas pour Voltaire et Rousseau. Dans son nouveau livre “Le végétarisme des Lumières”, Renan Larue évoque également des figures moins connues. Extrait.
Maupertuis et l’intuition pathocentriste
Comme beaucoup d’autres, Maupertuis goûte peu la théorie des animaux-machines et condamne l’usage que les cartésiens font de la théologie [1]. Dans la cinquième de ses Lettres, il s’étonne également que certains puissent encore sincèrement ajouter foi au mécanisme. Maupertuis est d’avis qu’il existe un continuum entre les bêtes et les hommes et entend examiner les conséquences morales à tirer de cette position philosophique. Sa sixième lettre s’intitule « Du droit sur les bêtes ». « Après ce que je viens de dire des bêtes, écrit-il, on ne me demandera pas, je pense, si je crois qu’il soit permis de les tourmenter [2]. »
Rejetant l’idée que les animaux sont des moyens pour nos fins, Maupertuis rappelle d’abord que le Dieu de l’Ancien Testament impose certains devoirs envers eux. Après avoir évoqué l’argument de la métempsycose avancé par les pythagoriciens, il assure que la véritable raison pour laquelle nous sommes dans l’obligation de ne pas les maltraiter est leur capacité à éprouver des sensations. La position de Maupertuis est clairement pathocentriste ; c’est la capacité à souffrir des individus, et seulement elle, qui devrait nous conduire à leur accorder une valeur morale. « Si elles ont, je ne dis pas une âme fort raisonnable, capable d’un grand nombre d’idées, mais le moindre sentiment, affirme-t-il, leur causer sans nécessité de la douleur est une cruauté et une injustice [3]. » Dans quels cas peut-il être nécessaire de les faire souffrir ? Tous, et Maupertuis le premier, indiquent qu’il est légitime de tuer les animaux sauvages qui menaceraient notre vie [4]. Mais qu’en est-il de ces bêtes violentées par les éleveurs et mises à mort par les bouchers ? Maupertuis répond de manière ambiguë en rappelant que Dieu a expressément permis aux hommes de s’en nourrir tout en constatant que les nourritures carnées ne sont ni nécessaires ni naturelles puisque des « nations entières ne vivent que de fruits, pour ne pas tuer d’animaux [5] ».
Pufendorf, ou le carnivorisme de droit divin
Au siècle précédent, Pufendorf examinait déjà la question du droit des hommes à manger les animaux et donc à les tuer. La consommation de viande semble recéler une grande partie de cruauté puisque l’homme peut en effet subsister en consommant des nourritures végétariennes, comme les légumes, les céréales, les laitages et les œufs [6]. « Au fond, écrivait-il, est-il juste, pour se procurer à soi-même un plaisir entièrement superflu, d’ôter à une pauvre bête, qui ne nous fait aucun mal, la vie qu’elle tient de notre Créateur commun [7] ? » Son argumentation débute par une longue concession faite à ceux qui contestent les prérogatives de l’homme ou du moins limitent leur portée. Il mentionne les arguments physiologiques de Plutarque et de Gassendi ; il explique qu’il serait absurde de tirer du régime des bêtes carnassières des conséquences pour le nôtre. Il déclare que les enfants sont portés naturellement à préférer les fruits à la viande, que la tempérance est préférable aux excès et qu’enfin l’habitude de tuer des bêtes peut avoir des conséquences sociales néfastes.
Pufendorf dit « approuv[er] de tout [s]on cœur ce qu’il y a dans ces raisons ». Pourtant, le droit des gens à tuer les bêtes ou à les manger repose sur des fondements rationnels inébranlables, selon lui. Pour démontrer que « ce n’est pas un crime de tuer et de manger des bêtes », Pufendorf s’appuie sur le vieil argument épicurien selon lequel nous n’avons aucune obligation envers les animaux, ces êtres irrationnels, parce que nous ne pouvons passer avec eux aucun contrat [8]. Les relations que les hommes entretiennent avec les bêtes sont hors du droit ; elles participent plutôt d’« une espèce d’état de guerre » nous autorisant à nous faire du mal mutuellement. L’être humain est d’autant plus autorisé à tuer et manger les animaux domestiques qu’il a les protégés des prédateurs toute leur vie durant. Et puisque Dieu les a placés sous la domination de l’homme, explique Pufendorf, leur faire violence ne contrevient nullement à son dessein. Le jurisconsulte blâme seulement ceux qui abusent de ce droit que nous avons sur eux pour se « livrer à un divertissement barbare ».
Peuchet, Robinet, De Felice, trois apologistes des droits des animaux

Que la possibilité de manger de la viande soit vue comme un droit naturel, ainsi que le fait Pufendorf, est précisément ce que conteste Jacques Peuchet. Dans un article de l’Encyclopédie méthodique, ce dernier regrette que le statut juridique de l’animal ne soit jamais discuté hors du domaine restreint du droit de la propriété. Or, il est intolérable qu’un être sensible soit le bien d’un autre être sensible. Le principe même de l’élevage est une abomination :
«Nous avons abandonné les animaux à la faim, à la douleur, dès que les maux de la vieillesse nous les ont rendus inutiles, ou nous les avons assommés, égorgés, pour satisfaire notre appétit vorace et dénaturé. Je dis dénaturé, parce qu’il est contre l’ordre naturel qu’un être naturel et sensible devienne l’aliment d’un autre de même espèce. Ce qu’il y a de plus étrange encore à cela, c’est qu’on ait pu regarder ce désordre comme l’exercice d’un droit naturel [9]».
Dans l’article « Devoirs » du Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique, Jean-Baptiste Robinet assure lui aussi que les animaux sont doués de sentiment et de volonté. Nous entretenons en outre quotidiennement des relations avec eux « d’où naissent pour nous des devoirs à remplir ». Robinet conclut de tout cela que « les faire souffrir sans nécessité sera donc agir contre notre devoir [10] ». L’une des entrées de l’article « Animal » de l’Encyclopédie d’Yverdon s’intitule « Du droit des hommes sur les animaux ». Son auteur, De Felice, récuse les analyses de Pufendorf en avançant un argument assez original : lorsqu’un homme tue une bête, il viole la loi naturelle à laquelle celle-ci obéit en essayant de persévérer dans son être. Ce « prétendu droit sur la vie des animaux » ne servirait en réalité que de prétexte pour satisfaire « cet appétit dépravé qui tend à la destruction des ouvrages de Dieu [11] ». La douceur que l’on doit prodiguer aux bêtes devrait aussi se nourrir de la crainte que les hommes s’habituent trop à la violence, déclarent certains écrivains et philosophes. Tourmenter ou voir tourmenter des animaux endurcit les cœurs et risquerait de porter les populations à la férocité. Roucher, qui prône le végétarisme dans son poème Les Mois, insiste sur ce point :
« Aux personnes qui pourraient défendre contre moi l’usage de manger de la chair, je me contenterai de répondre que la cruauté envers les animaux touche de bien près à la cruauté envers nos semblables, et qu’il faut épargner aux premiers, ne fût-ce, comme dit Plutarque, que pour nous apprendre à aimer les hommes, et dans ces petites choses-là faire l’apprentissage de l’humanité [12]».
« Sois juste envers les animaux »
L’idée était en effet présente chez Plutarque et, d’une certaine façon, chez saint Thomas [13]. Elle connaît une très grande postérité puisqu’on la retrouve, sous une forme atténuée, chez des auteurs aussi différents que Pufendorf ou Madame de Staël [14]. Elle est présente aussi sous la plume de Kant qui évoque à l’égard des animaux des « obligations indirectes [15]». Ce lien que l’on tisse entre compassion pour les bêtes et charité pour les hommes explique aussi la méfiance qu’inspirent ou que devraient inspirer les bouchers et les chasseurs. Les populations ne devraient pas assister à la mise à mort des animaux de boucherie parce que ce triste spectacle risquerait d’émousser à la longue leur sensibilité. Les précautions à prendre concernent au premier chef la jeunesse. On incline en effet à penser que les grands criminels, dans leur enfance, infligeaient des sévices à des animaux ou prenaient plaisir à en voir souffrir [16]. Pour ne pas endurcir la population et la préserver d’elle-même, il est donc impératif d’éloigner enfants et adolescents du spectacle de la boucherie [17]. Maurice Agulhon explique qu’« il ne s’agit […] pas à proprement parler de protection des animaux », car « l’important est l’idée de l’exemple : cacher la mise à mort pour n’en pas donner l’idée [18]. » Tel est effectivement l’argument avancé le plus souvent à cette époque [19]. Certains auteurs ne craignent toutefois pas d’évoquer la possibilité d’accorder bel et bien des droits positifs aux animaux. Dans La Découverte australe, par exemple, le héros de Restif de la Bretonne voyage au pays des Mégapatagons et apprend les cinq règles de conduite morale auxquelles obéit ce peuple infiniment sage. Quatre d’entre elles regardent la vie en société, la cinquième a trait aux bêtes. Sa formulation est saisissante : « Sois juste envers les animaux, et tel que tu voudrais que fût à ton égard un animal supérieur à l’homme [20]. »
Notes et références
↑1 | Maupertuis, Système de la nature, Œuvres, Lyon, Bruyset, 1768, p. 147-148 : « Croient-ils de bonne foi que les bêtes soient de pures machines ? si même ils le croient, croient-ils que la Religion ordonne de le croire, et défende d’admettre dans les bêtes quelque degré de pensée ? Car je ne cherche point ici à dissimuler la chose par les termes d’âme sensitive, ou autres semblables : tous ceux qui raisonnent s’accordent à réduire le sentiment à la perception, à la pensée. » |
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↑2 | Ibid., p. 253. |
↑3 | Ibid., p. 256. |
↑4 | À propos des « animaux nuisibles », il écrit : « le droit que nous avons sur eux n’est pas douteux, nous pouvons les traiter comme des assassins et des voleurs. » (Ibid., p. 254.) Cette position est partagée par exemple par François Marin, censeur royal. Dans une lettre à Rousseau, il dit qu’il « ne croi[t] pas avoir été donné à l’homme le pouvoir de tuer les animaux hors le cas d’une défense naturelle. Voir Lettre à Monsieur Jean-Jacques Rousseau, Recueil d’opuscules concernant les ouvrages et les sentiments de Monsieur Jean-Jacques Rousseau, La Haye, Staatman, 1765, t. 1, p. 146. |
↑5 | Op. cit., p. 253. |
↑6 | Samuel Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, Amsterdam, Coup, 1712, p. 486 : « Car les services que nous tirons des bêtes pour la culture de la terre, et les revenus qu’elles fournissent d’ailleurs, comme le lait, les œufs qui ne sont pas nécessaires pour la propagation de l’espèce, et autres choses semblables, suffiraient abondamment pour nous faire subsister. » |
↑7 | Ibid., p. 487. |
↑8 | Ibid., p. 487-488 : « Ce n’est pas un crime de tuer et de manger des bêtes. La plus forte de ces preuves, c’est, à mon avis, qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir aucun droit ni aucune obligation commune aux hommes et aux bêtes. En effet, la loi naturelle ne nous ordonne pas de vivre en société et en amitié avec les bêtes ; et elles ne sont pas d’ailleurs susceptibles, par rapport aux hommes, d’une obligation fondée sur quelque engagement mutuel. Or, ce défaut de droit commun produit une espèce d’état de guerre. » |
↑9 | Encyclopédie méthodique, Paris, Pancoucke, 1789, t. 9 (« Jurisprudence »), article « Animal », p. 322. Il poursuit sa réflexion en contestant l’idée que la consommation de viande serait voulue par la divinité pour empêcher la prolifération du bétail. Il considère que cet argument est une ineptie… « comme si l’homme ne pouvait pas vivre de substances insensibles, comme si la défense opiniâtre, les efforts, les cris que font les animaux pour échapper à la mort, la douleur qu’ils éprouvent en perdant la vie, l’horreur qu’ils sentent à la vue des lieux et des instruments de leur destruction et des bourreaux qui en exercent l’affreux ministère, n’étaient point de preuves énergiques qu’on viole les lois physiques de la nature, en arrachant la vie aux êtres sensibles, pour en assouvir sa voracité, ou plus criminellement encore, pour s’amuser de leurs douleurs, et des hurlements que la mort leur fait pousser. » |
↑10 | Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique, Londres, Libraires associés, 1780, t. 16, p. 14. Robinet justifie le fait d’étendre sa réflexion sur les devoirs aux animaux en expliquant que ceux-ci « sans être nos semblables, quoiqu’ils paraissent destinés à notre usage, et soient mis dans notre dépendance pour que nous en disposions, sont doués cependant de sentiment et de volonté. » |
↑11 | Encyclopédie ou Dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines, Yverdon, s. n., 1770, t. 2, p. 701. |
↑12 | Les Mois, Paris, Quillau, 1779, t. 1, p. 53. |
↑13 | Voir notamment la « Vie de Caton » dans les Vies parallèles de Plutarque, Paris, Les Belles Lettres, v, 1, p. 78 : « Nous ne devons pas traiter les êtres vivants comme des chaussures ou des ustensiles, qu’on jette quand ils sont abîmés ou usés à force de servir, car il faut s’habituer à être doux et clément envers eux, sinon pour une autre raison, du moins pour s’exercer à la pratique de la vertu d’humanité. ». Voir également saint Thomas d’Aquin (Somme théologique, Paris, Cerf, 1984-1990, i-ii, q. 102, a. 6.) |
↑14 | Pufendorf, op. cit., p. 489 : « Lorsqu’on tue les bêtes sans la moindre nécessité et purement par un divertissement barbare, on cause en quelque façon du dommage à toute la société humaine » ; Madame de Staël, op. cit, p. 306-307. |
↑15 | Kant, Métaphysique des mœurs, Paris, Gallimard, 1986, p. 733-734. |
↑16 | Cette escalade de la cruauté était représentée en 1751 dans les Four Stages of Cruelty de Hogarth. Les premières victimes du criminel Tom Nero furent, dans sa jeunesse, des chats et des chevaux. |
↑17 | C’est exemplairement la position de Mercier. Voir Tableau de Paris, t. 2, chapitre 749 : « Tueries », p. 718. |
↑18 | « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au xixe siècle », Romantisme, n° 31, 1981, p. 85. |
↑19 | Éric Baratay montre que si les auteurs de la loi Grammont (1850) proclamaient vouloir protéger les populations de la violence subie par les bêtes, leurs motivations véritables avaient bien davantage trait à la protection animale. Voir « La souffrance animale. Face masquée de la protection aux xixe – xxe siècles », Revue québécoise de droit international, Themis Inc., 2011, 24 (1), p. 217-236. |
↑20 | La Découverte australe par un homme-volant, ou le Dédale français, Leipzig, s. n., 1781, t. 3, p. 481. On retrouve une formulation assez proche chez La Mettrie : « Le matérialiste convaincu, quoi que murmure sa propre vanité, qu’il n’est qu’une machine ou qu’un animal, ne maltraitera point ses semblables, trop instruit sur la nature de ces actions, dont l’inhumanité est toujours proportionnée au degré d’analogie prouvée ci-devant, et ne voulant pas en un mot, suivant la loi naturelle donnée à tous les animaux, faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’il lui fît. » (L’Homme-machine, op. cit., p. 107-108.) |