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De Paris à Tel-Aviv en passant par le Québec, le livre de Jérôme Segal s’intéresse aux militantes et militants du mouvement animaliste. Il en analyse ses dimensions sociopolitiques et culturelles en interrogeant sa prétendue radicalité. Très utile pour comprendre un mouvement en pleine expansion.
Au début du XIXe siècle, la protection des animaux devient un enjeu de société. C’est au sein de l’aristocratie anglaise qu’émerge une volonté réformiste pour prévenir la cruauté envers les animaux domestiques. En France, la loi Grammont crée une ouverture législative pour la protection de ces animaux victimes d’abus. Comme l’explique Segal, la loi reflète les préoccupations des Sociétés de protection des animaux, de type économique (mort prématurée des animaux exploités pour leur travail), sanitaire (insalubrité) et de banalisation de la violence. La maltraitance est toutefois punie avec peu de sévérité. Le monde catholique tient en effet à ce que les violences entre les humains restent plus punies qu’envers les animaux.
Vers la fin du XIXe siècle, cette protection législative se transforme en une défense plus active autour d’actions directes radicales. Marie Huot, socialiste et fervente du principe d’égalité, crée La Ligue populaire contre la vivisection. L’espace public accueille désormais des préoccupations à propos des droits et de la sentience animale. La question animale se politise. L’anarchiste Louise Michel condamne ainsi la domination et l’abus dans l’exploitation. Contrairement à ses prédécesseurs, elle plaide pour qu’on reconnaisse une subjectivité à tous les animaux sentients. Enfin, Stephens Salt, fondateur de la Humanitarian League en Angleterre, se donne pour mission d’étendre le principe de justice à tous les animaux.
Alors que les anti-vivisectionnistes se font de plus en plus entendre, le milieu médical réplique pour protéger sa réputation. « L’engagement pour la cause animale, explique l’auteur, est généralement vu par les médecins comme une sensiblerie qui peut prendre des formes extrêmes » (p. 44). On associe la compassion envers les animaux à des pathologies mentales. La répression est aussi linguistique : le terme de zoophilie est ainsi victime d’un glissement sémantique. Son sens initial de défense des animaux prend une connotation sexuelle. Il s’ensuit de cette forme de répression que les militant.e.s sont marginalisé.e.s et s’isolent en communautés végétaliennes.
Dans les années 1960, l’Animal Liberation Front inaugure un nouveau paradigme en passant de la défense des animaux à leur libération. Segal définit cette dernière comme étant à la fois physique (contre la captivité) et émancipatrice, une notion centrale dans les mouvements sociaux de l’époque. Ce militantisme évolue avec des intellectuels comme le psychologue Richard Ryder et le philosophe Peter Singer, qui explorent l’aspect moral des relations entre humains et animaux. La lutte animaliste devient pratique et théorique. Alors que la tension monte entre les industries d’exploitation animale et les militant.e.s, une seconde répression du mouvement, politique cette fois-ci, se profile : les militant.e.s radicaux.ales sont criminalisé.e.s et catégorisé.e.s comme des terroristes. L’histoire, enfin, se conjugue au présent lorsque Segal s’intéresse au phénomène du veganwashing propre au contexte israélien. Cette tactique est une « instrumentalisation du véganisme » (p. 106) visant à redorer l’image d’un État dont l’action politique est par ailleurs très contestable.
Sociologie de l’antispécisme radical

Les discours animalistes sont controversés. C’est notamment le cas lorsque Charles Patterson, Jacques Derrida ou le mouvement Black Vegan n’hésitent pas à comparer l’exploitation des animaux et l’oppression d’humains (holocauste, génocide, colonialisme). Mais selon Segal, ce lien rend légitime l’antispécisme.
L’auteur aborde aussi la convergence de l’antispécisme et des enjeux féministes (voir ces bonnes feuilles déjà publiées dans L’Amorce). Par exemple, Carol Adams compare la violence faite aux femmes à celle faite aux animaux. D’autres féministes utilisent la notion d’intersectionnalité pour expliquer les multiples facettes de la domination humaine sur les animaux et les formes de discriminations qui s’ensuivent. Ce type de discours compare le spécisme à d’autres structures sociales oppressives telles que le sexisme et le racisme.
Dès le début du mouvement, les antispécistes sont régulièrement accusés d’accorder plus d’importance aux animaux qu’aux humains. Cependant, pour l’auteur, « il existe une voie médiane, conciliant antispécisme et humanisme » (p. 146). Il est possible d’agrandir notre « sphère morale » à l’ensemble des êtres doués de sentience, un critère essentiel aux antispécistes, sans aller à l’encontre des droits fondamentaux des humains.
Ensuite, le livre discute des stratégies présentes dans les cultures militantes. Segal relève des perspectives divergentes et des rivalités au sein du mouvement antispéciste quant aux meilleures stratégies pour faire passer le message. Cela apparaît clairement lorsqu’on compare l’antispécisme au Québec et en France. Alors que, surtout en France, il existe des oppositions stratégiques entre réformistes et abolitionnistes, au Québec, les stratégies divergent plutôt entre les cultures anglophones et francophones. Enfin, la culture végane montréalaise paraît un peu similaire à celle de Tel-Aviv, toutes deux bien plus développées qu’à Paris. Si le véganisme renvoie à un mode de vie, explique Segal, l’antispécisme, lui, est de l’ordre du militantisme, l’auteur propose alors de dépasser « l’opposition entre le slogan “Go vegan” et le cri de guerre “Ouvrons les cages” » (p. 185).
Protection, défense et libération
Un des intérêts d’Animal radical consiste à identifier deux transformations importantes du mouvement : de la protection à la défense des animaux, d’une part, puis de la défense à la libération. Les discours animalistes qui émergent parallèlement aux actions de libération sont source de controverse, tout comme les enjeux et stratégies des cultures militantes en général : « [u]n point essentiel, souvent négligé par les antispécistes radicaux, consiste à évaluer jusqu’où la société dans laquelle ils vivent est prête à les entendre » (p. 151). Ce à quoi on pourrait répondre à Segal que la radicalité de l’action directe vise précisément à bouleverser les structures sociales oppressives pour les animaux, peu importe l’écho.
On peut enfin s’interroger sur la méthodologie. L’auteur généralise le sens donné à la notion d’antispécisme en se basant notamment sur des cultures militantes francophones. Les actions de désobéissance civile (comme celles de Direct Action Everywhere ou de Meat the Victims) qui paraissent essentielles à l’antispécisme des cultures militantes anglophones sont rarement examinées. En ce sens, il aurait été intéressant que l’auteur inclue dans sa recherche des groupes australiens, américains et d’autres provinces canadiennes. D’ailleurs, l’analyse aurait sans doute bénéficié d’une discussion sur le mouvement antispéciste « post-9/11 » aux États-Unis. Par exemple, le groupe Direct Action Everywhere est un acteur international clé en termes de culture militante antispéciste.
Il n’empêche que Segal fait état du mouvement antispéciste moderne de manière exemplaire. Il discute avec adresse les aspects historiques et sociopolitiques du mouvement, en l’occurrence, la controverse autour des discours antispécistes. De plus, son enquête sur les cultures militantes israéliennes, québécoises et françaises informe avec éloquence des difficultés de militer contre le spécisme en fonction des contextes nationaux.