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Que nous apprend la recherche sur le véganisme ? L’impressionnant ouvrage collectif que publie Renan Larue aux Presses universitaires de France présente toute la complexité et la richesse d’un mouvement social porté par de multiples voix.
Saviez-vous que pour certains économistes, le bien-être animal devrait rentrer dans la catégorie des biens publics (comme l’air que nous respirons), dans la mesure où il apporte des bénéfices à toute la société ? Que le véganisme, si l’on en croit certaines interprétations du Coran et de la sunna, est non seulement halal (permis), mais aussi tayyib (sain ou bon) ? Saviez-vous enfin que Winston Churchill avait prophétisé l’avènement de la viande cellulaire, c’est-à-dire issue de cellules cultivées et non d’un animal mort ?
La pensée végane possède la forme d’une encyclopédie, mais prétend plus à la diversité des points de vue qu’à l’exhaustivité. On y trouve donc des textes qui traitent d’éthique animale, de religion, d’histoire, d’économie, d’agriculture, de linguistique, de gastronomie ou encore de psychologie morale. Chaque auteur-trice fait, en une dizaine de pages, le tour d’un concept, d’une réalité ou d’un courant de pensée. Le tout donne lieu à un mélange d’érudition (les entrées « Christianisme », « Tsahar balalei chayim », ou « Régime de Pythagore » en sont un exemple), de clarté analytique (les articles « Capacitisme » et « Spécisme » sont des modèles du genre) et de précision (les pages « Chasse » et « Agriculture végane » sont remarquablement documentées). Alors que certaines contributions affichent des thèses fortes, comme l’idée que le dégoût ne devrait pas motiver la décision de devenir végane (article « Pureté et purisme »), ou qu’un véganisme conséquent devrait être anti-productiviste et anti-industrialiste (article « Décroissance »), elles ne sacrifient jamais toutefois à l’exposition rigoureuse des faits. D’autres contributions privilégient une posture plus documentaire, telle l’entrée « Aquaculture et pêche », qui met en lumière, dans une description précise, clinique et objective, l’effroyable condition des poissons pêchés ou élevés à des fins de consommation. Enfin, certains textes proposent des réflexions philosophiques novatrices : l’article « Nature », notamment, part du postulat que « la Nature n’existe pas » — ou plus exactement qu’il faut se débarrasser de l’idée qu’elle est une source d’équilibre et d’harmonie, qui perpétue l’imaginaire d’un ordre immuable prétexte à justifier les inégalités.
Cette multiplicité des approches fait la véritable force du livre : elle laisse en effet aux lecteurs et lectrices le loisir de construire leur propre carte mentale du véganisme. À celles et ceux qui sont déjà convaincu-es, La pensée végane permet d’explorer des aspects moins connus, comme le paradoxe consommateur-électeur [1], qui, en économie, explique l’écart entre le comportement électoral et le comportement d’achat d’un individu. À celles et ceux qui ne sont pas véganes mais s’intéressent aux droits des animaux, l’ouvrage offre l’occasion de faire le point sur des sujets parfois caricaturés dans les débats publics, comme l’idée, reprise par la sociologue Jocelyne Porcher, que les véganes sont à la solde du capitalisme [2] (entrées « Capitalisme » et « Industrie végane ») ou qu’ils veulent donner le droit de vote aux animaux (voir à ce sujet l’article « Zoopolis », qui s’interroge sur la manière dont les humains et les non-humains peuvent coexister au sein d’une communauté politique donnée).
On saluera par ailleurs l’effort de décentrer le regard occidental, en abordant les relations du véganisme à l’islam (article « Rahma »), à l’hindouisme, au bouddhisme et au jaïnisme (article « Ahimsa »), même si on aurait aimé qu’une ou plusieurs entrées soient consacrées aux perspectives décoloniales, ainsi qu’aux enjeux de convergence des luttes humaines et animalistes. Cela aurait permis de comprendre, entre autres, comment les autochtones et de manière générale les communautés racisées s’approprient le véganisme, qu’on accuse parfois d’être trop blanc, voire colonialiste.
Dans une récente critique, le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa relève que l’ouvrage a « tendance à verser au compte de la “pensée végane” des thématiques qui ne lui appartiennent nullement et qui ne contribuent pas à l’identifier au sein des autres écoles de pensée ». L’article « Féminisme », par exemple, n’aurait pas sa place dans un ouvrage sur le véganisme, ce dernier étant une simple composante du champ de l’éthique animale. Ce propos nous paraît injuste à deux égards. D’une part, les liens historiques entre végétarisme et féminisme sont réels et ont notamment été explorés par Carol J. Adams dans son livre La politique sexuelle de la viande. D’autre part, il nous semble que La pensée végane porte justement un projet de redéfinition du véganisme : celui-ci est en effet, de mode de vie, devenu un mouvement social au sein duquel se croisent de multiples voix. Nombre de philosophes, militant-es, historien-nes, psychologues ou religieux-euses partagent ainsi, malgré des points de vue diversifiés, voire opposés, une même objection de conscience : ils et elles refusent de consommer des produits animaux parce qu’ils et elles refusent de nuire aux animaux. Ce point commun ne justifie-t-il pas l’idée qu’il existe une (ou, s’il faut concéder un point à Afeissa, plusieurs) pensée végane qui dépasse désormais le strict cadre du choix personnel relié à l’alimentation ?
En somme, parce qu’il aborde une grande diversité de thèmes et qu’il ne prend justement pas la forme d’une introduction formelle à l’éthique animale, La pensée végane s’adresse à des publics variés, véganes ou non, érudits ou simples curieux. En cela, il est le cadeau idéal, tant pour le cousin militant antispéciste que pour l’ami dubitatif ou celles et ceux qui se donnent bonne conscience en mangeant de la viande bio.