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Une descente passionnante dans les profondeurs psychiques des animaux, accompagnée d’une critique redoutable du discours dominant en psychologie animale.
L’Inconscient des animaux (Seuil, 2023) s’inscrit dans la continuité des travaux de Florence Burgat sur la philosophie de l’existence animale, articulés autour de la question : « qui sont les animaux ? ». Pour tenter d’y répondre, elle s’enquiert du sens de leurs expériences vécues, reconnaissant aux animaux une subjectivité aussi complexe que profonde.
En fait, le thème de l’existence animale sert de fil conducteur à la véritable question directrice de l’autrice : « la question de l’être ». Depuis Liberté et inquiétude de la vie animale (Kimé, 2006), Burgat engage explicitement un pan de sa réflexion dans une ontologie de la vie, approfondissant ce que signifie « exister » pour une « structure » végétale, animale ou humaine donnée.
Son dernier ouvrage se focalise plus précisément sur la part cachée de la subjectivité animale, c’est-à-dire l’inconscient. Inspirée par un projet que Freud consigna dans un texte posthume, Burgat propose ici une psychologie animale éclairée par la psychanalyse.
Réfutations des accusations d’anthropomorphisme
Intrigant, le thème de l’inconscient des animaux a aussi de quoi rendre perplexe. Parmi les doutes qui s’élèvent dès la lecture du titre de l’ouvrage, les plus saillants concernent la possibilité même d’un accès à l’inconscient des autres animaux et le risque corollaire de sombrer dans l’anthropomorphisme.
Burgat débute le premier chapitre en désamorçant ces pièges. Bien qu’il soit par définition impossible d’éprouver les contenus psychiques d’un autre individu – a fortiori ceux d’une autre espèce –, il serait cependant permis de supposer une forme psychique similaire chez des êtres similaires.
Ainsi, toutes les espèces animales ne sont pas susceptibles de se prêter au regard de l’analyste. Cela dit, les mammifères, les oiseaux et les poissons sont considérés comme de bons candidats en vertu de leur degré de « sensibilité psychobiologique ».
Pour ménager une ouverture à l’intériorité des animaux dits « supérieurs », Burgat emprunte le chemin tracé par Freud lorsque celui-ci « extrapole sa thèse de l’appareil psychique de l’homme aux animaux qui lui ressemblent ». Une telle proximité s’attesterait par les relations que l’on peut entretenir avec ces animaux et par les psychopathologies dont ils peuvent souffrir, comme l’anxiété ou la dépression.
Face aux accusations d’anthropomorphisme que cette proximité ne manquerait pas de déchaîner, Burgat décoche deux répliques. La première énonce que l’adoption de la perspective freudienne conjure aisément le spectre de l’anthropomorphisme, dans la mesure où les forces pulsionnelles, les instincts et les affects sont loin d’appartenir exclusivement à l’humain. Au contraire, ces concepts phares de la psychanalyse pointent en direction de la longue histoire évolutive du vivant, où l’humain ne fait pas exception.
La deuxième réplique consiste à retourner les accusations d’anthropomorphisme sur elles-mêmes et à en extirper le motif idéologique. En effet, Burgat estime qu’elles trahissent le plus souvent l’incapacité des « contempteurs du prétendu anthropomorphisme » à penser en dehors de l’anthropocentrisme, comme si toute comparaison interspécifique était d’emblée invalidée par l’exceptionnalisme humain dont ils oublieraient rapidement l’origine autopostulée. Aux yeux de Burgat, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si « le reproche d’anthropomorphisme est jeté à la tête de qui se préoccupe de la condition animale » ; c’est qu’il sert d’alibi à la dévalorisation morale des animaux.
Nonobstant ces réfutations, l’autrice souhaite à tout prix prémunir son analyse d’une confusion entre les différentes formes que revêt le vivant. L’humain n’est pas un animal comme les autres, de même qu’aucun animal n’est un animal comme les autres. Assurant que son « projet n’est en rien obsédé par l’indistinction », Burgat met en garde :
« Méconnaître l’originalité de la couche langagière et culturelle qui nourrit la psyché humaine de figures particulières relèverait d’une indistinction semblable à l’assimilation des animaux entre eux, que dit le terme “l’animal”, inapte à décrire aucune réalité existante. Ignorer le monde signifiant et chaque fois singulier d’une espèce, parler des animaux, de la mouche au chimpanzé, comme s’il s’agissait de formes de vie identiques est largement aussi absurde que de nier les spécificités humaines. »
Une fois admise la condition d’êtres sensibles comme clé de voûte de la psyché de la plupart des animaux, le reste du chapitre se concentre sur l’interprétation freudienne de l’appareil psychique, composé du ça, du moi et du surmoi. Heuristique, cette partition reflète la non-coïncidence du sujet avec lui-même, faisant place aux conflits psychiques qui traversent l’expérience vécue sans que ceux-ci ne soient pour autant réductibles à l’anatomie du cerveau, ni même réductibles à l’individu ou à une espèce particulière.
Si l’on admet volontiers le travail du ça chez les autres animaux (dimension d’ailleurs couramment associée à la notion péjorative d’« animalité »), qu’en est-il du moi et du surmoi ? « Les animaux ont indéniablement un moi au sens phénoménologique », c’est-à-dire une conscience du monde éprouvé à la première personne, tranche Burgat. Quant au surmoi, défini comme « inhibition des pulsions » et érigé en spécificité humaine par l’inventeur de la psychanalyse, Burgat l’attribue pour sa part aux animaux en s’appuyant sur les observations éthologiques d’interdits au sein des sociétés animales. Les nombreuses règles qu’internalisent les animaux domestiques en témoignent également.
La critique du réductionnisme
Le deuxième chapitre, intitulé « La psyché animale dans les sciences », comporte les pages les plus accessibles du livre. L’autrice montre comment le discours hégémonique en psychologie animale s’est paradoxalement construit – malgré quelques voix dissidentes – en oblitérant la psyché du comportement des animaux, ces derniers faisant les frais d’une violente réification.
Selon Burgat, la volonté d’objectivation qui anime les courants en psychologie comme le béhaviorisme et la neuropsychologie produit des animaux dépourvus d’intériorité, réduits par la neurophysiologie mécaniste en « coquilles vides » aux comportements disloqués de toute signification.
Non pas que les neurosciences soient inutiles, mais l’autrice juge que « [d]u sens de la vie psychique, ou plutôt de la vie psychique comme étant elle-même le sens, la neurologie est condamnée à ne pouvoir rien dire ». La réduction des phénomènes psychiques aux données observables arrime fermement la psychologie animale au niveau des processus physiques et de leurs corrélations comportementales, faisant volontairement fi de la subjectivité qui est pourtant consubstantielle aux êtres sensibles. Ce parti pris génère selon Burgat au moins deux problèmes majeurs.
Premièrement, le réductionnisme matérialiste contribue encore de nos jours à façonner des animaux « a-conscients », au mieux dotés d’états d’esprit purement automatiques et hermétiques à leurs propres vécus. Les implications éthico-juridiques de cette conception sont légion. Burgat donne l’exemple de vétérinaires qui parlent le plus sérieusement du monde de « bien-être animal » dans un contexte d’élevage intensif, où les souffrances psychologiques des animaux disparaissent sous la stricte « gestion du stress », conformément à la dissolution du psychologique dans le physiologique.
Philosophiquement et scientifiquement discréditée, la thèse cartésienne de l’animal-machine triompherait néanmoins dans les industries de l’élevage, dans les laboratoires pharmaceutiques et dans l’univers moins connu de la modélisation animale en psychiatrie.
À cet égard, Burgat décrit des expériences psychiatriques cherchant à engendrer des états dépressifs et anxieux chez les animaux : « répétition de bruits intenses, chocs électriques ; hypothermies ; situations anxiogènes, terrifiantes ou désespérantes auxquelles l’individu ne peut se soustraire ». Des lobotomies et des procédures cyniquement appelées « test de désespoir comportemental » semblent droit sorties de l’imaginaire tordu d’un Sade ou d’un Mengele. Outre l’indignation qu’elle suscite immanquablement, cette partie du livre expose brillamment le déni au creux d’une épistémologie qui déclare évincer la subjectivité du comportement tout en l’affligeant de pathologies afin de pouvoir soigner les humains.
Plus subtil, le deuxième problème du réductionnisme en psychologie animale se situe sur le plan épistémologique. Lorsque le réductionnisme infère l’inexistence de la subjectivité animale à partir de son caractère impondérable, « la méthode décide de ce qui est et de ce qui n’est pas », dénonce Burgat. À son avis, une discipline « qui affirme que seul existe ce qui est mis au jour par elle-même » s’entoure d’angles morts et s’enlise dans une circularité idéologique :
« Ce réductionnisme ontologique est lourd de conséquences : il rejaillit sur la méthode scientifique, qui le cautionne en retour ; il est idéologique car ce qu’il cherche, c’est à se conforter lui-même. S’y opposer, c’est refuser de réduire l’explication à un seul point de vue. Si les défenseurs du réductionnisme, qu’il soit mécaniste, neurophysiologique ou cognitif, le présentent d’abord comme un impératif épistémologique de réduction interthéorique […], il est, plus fondamentalement, une prise de position ontologique, parfois nommé le “rien d’autre que”, qui s’appuie sur la thèse béhavioriste de “l’organisme vide”. »
Il ne reviendrait donc pas à la méthode de dessiner les contours de son objet d’étude, mais à l’objet d’étude de commander la méthode qui lui sied. Burgat soutient donc qu’une psychologie animale digne de ce nom ne saurait faire l’économie des réseaux de significations dont l’expérience vécue et le comportement sont constamment pétris – y compris chez les animaux non humains. Autrement, la psychologie manquerait aussitôt son objet : la psyché.
Contre le réductionnisme et ses critères positivistes, Burgat plaide que « [f]rapper l’intériorité psychique d’irréalité au motif qu’elle n’est ni palpable ni mesurable, c’est oublier que celle-ci n’est jamais donnée en archi-présence mais seulement apprésentée, présentée de manière directe-indirecte ». C’est pourquoi elle conçoit la psychanalyse comme « une phénoménologie de l’inconscient, attentive aux significations qui se donnent à voir dans les comportements ». Se réclamant de la phénoménologie transcendantale de Husserl, Burgat s’applique ainsi à dévoiler les processus vitaux de constitution de la subjectivité, de ses expériences et de son monde. Dans ce contexte, l’inconscient des animaux tient lieu de voie privilégiée vers l’ontologie de la vie, en tant qu’il évoquerait le « fonds commun » des formes de vie animales.
Sur les traces de l’instinct
Une fois les enjeux de méthode clarifiés, Burgat se penche sur le phénomène de l’instinct pour pénétrer dans l’antre de l’inconscient animal. Typiquement associé ou même identifié à l’inconscient, l’instinct recèle un lot de mystères quant à son sens et à son origine. Par exemple, comment le papillon yucca « “sait”-il ce qu’il doit faire pour réaliser la série d’actes si complexes menant à sa reproduction » ? Répondre que les animaux agissent par instinct ou sont agis par instinct ne dit encore rien.
Burgat commence par désolidariser les notions d’instinct et de réflexe, souvent prises à tort pour des synonymes. Tandis que le réflexe procéderait d’un stimulus externe au corps, l’instinct correspondrait à une pulsion interne éventuellement indépendante de stimuli extérieurs. Cette nuance est importante, car l’instinct n’a pas besoin d’un objet précis pour être mis en œuvre, contrairement au réflexe. Il peut être canalisé sur différents objets qui sont dès lors investis de sens singuliers.
Dans ce sillage, l’absence de langage humain chez les autres animaux ne serait pas un obstacle insurmontable au décryptage du sens tissant la trame de leurs comportements, puisque le sens investigué n’est justement pas discursif. Pour Burgat, « [les] animaux vivent dans un monde où tout est signe (mimiques, odeurs) : un sens s’attache à ce qui n’est pas la chose elle-même mais ce qui la signifie ou y renvoie ». C’est dire que l’univers des animaux est éminemment symbolique et que les stimuli qui suscitent leurs comportements instinctifs sont autant de symboles.
Ces développements confèrent à la pulsion instinctive un rôle non pas réactif, mais constitutif d’un monde chargé de signification. Graduellement, les instincts finiraient par se consolider dans des rituels dans lesquels le sens se communique entre individus. Burgat définit la ritualisation comme une « production par les animaux de schèmes ou de symboles dont la signification est parfaitement saisie par ceux auxquels ils s’adressent ». L’exemple de la morsure symbolique qui sert chez les singes rhésus à mettre fin à un combat est éloquent, suggérant l’ébauche d’une « culture animale ».
Pour retracer la source de l’innéité, Burgat examine ensuite les comportements ritualisés des animaux dans une lecture comparée de Freud et de l’éthologue Konrad Lorenz. Psychologiquement précieux, ces comportements sont des gestes symboliques « dont la fonction initiale finit par disparaître au profit d’une nouvelle, qui réside essentiellement dans la communication », traduisant la marque de souvenirs inconscients.
Pour en rendre compte, Burgat mobilise l’hypothèse freudienne d’un « héritage archaïque » d’origine phylogénétique, sorte de mémoire collective et inconsciente qui sillonnerait l’évolution des espèces et conférerait aux individus des savoirs instinctifs issus des vécus de leurs ancêtres. L’idée découle de la théorie de la récapitulation du biologiste Ernst Haeckel selon laquelle « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse », à savoir que le développement psychobiologique d’un individu fait écho au développement de son espèce. Comme Freud, Burgat suit ce filon pour passer de la psychologie individuelle à la psychologie collective.
À partir de la deuxième moitié de ce chapitre, plongeant dans une « métaphysique des pulsions », le livre risque de perdre les lecteurs les plus pragmatiques. Nécessaire au décentrement qu’exige l’excavation de « l’inconscient archaïque », la piste phylogénétique n’en demeure pas moins épistémologiquement très coûteuse, pouvant paraître au mieux spéculative, au pire complètement mystique.
Une démarche plus critique vis-à-vis de la théorie de la récapitulation aurait été bienvenue de la part de Burgat. Sans une réhabilitation sérieuse, on voit mal comment cette théorie peut s’avérer pertinente tant d’un point de vue scientifique que d’un point de vue phénoménologique. L’orientation herméneutique de la phénoménologie de Burgat, qu’elle justifie par la donation intrinsèquement cryptique de l’inconscient, ne saurait légitimer d’elle-même toutes les conjectures.
Des troubles psychiques émanant d’un héritage archaïque
Le quatrième et dernier chapitre revient sur le thème déjà esquissé des psychopathologies animales pour en exhumer cette fois-ci les causes profondes à la lumière de l’inconscient phylogénétique. Il s’amorce avec un aperçu percutant des psychopathologies et de leurs symptômes observés en zoopsychiatrie : dépression, anorexie, insomnie, stéréotypie, automutilation, ennui, hyperattachement, phobies, troubles compulsifs, syndromes dissociatifs, etc.
Des cas cliniques comme ceux des « pseudogestations (gestation imaginaire) chez les chiennes, qui se comportent alors exactement comme si elles allaient mettre bas [et où], souvent, une lactation nerveuse apparaît », révèlent l’unité psychosomatique de la maladie mentale.
Reste à déterminer comment ces maux psychiques surviennent. La difficulté de cette question découle de l’unicité du vécu : « un événement devient traumatique pour tel individu, non pour tel autre. Même si nul ne peine à concevoir des situations paraissant en elles-mêmes traumatisantes, il s’avère que l’un s’en relèvera, l’autre pas. » Burgat établit avec Freud deux conditions d’émergence de la psychopathologie : l’existence de traumas pathogènes dans le vécu de l’individu et de traumatismes dans la préhistoire de l’espèce.
Déplaçant le problème de la psychogenèse dans un passé immémorial, cette réponse peut laisser insatisfait. En remontant assez loin, les animaux (humains et non humains) ne partagent-ils pas tous le même passé évolutif ? Le cas échéant, la variable idiosyncrasique mine toujours l’étiologie des troubles psychiques.
Consciente d’une telle régression, Burgat admet que « les plans phylogénétique et individuel s’enchevêtrent dans la psyché des individus au point que, eu égard aux psychopathologies, il n’est guère possible de trancher entre ces deux types de détermination ». La puissance explicative de l’hypothèse phylogénétique semble à ce stade très limitée.
On peut même se demander pourquoi Burgat lui accorde autant d’importance, laissant de côté d’autres interprétations freudiennes qui auraient pu s’avérer pertinentes pour son étude, comme la tension entre le principe de plaisir et le plaisir de réalité, dynamique responsable des névroses et des psychoses, d’après l’inventeur de la psychanalyse.
Conclusion
Au terme du livre, on constate que deux grands axes thématiques se dégagent des quatre chapitres qui le composent. Le premier correspond à la psychologie animale en tant que telle et le deuxième correspond aux discours sur cette discipline. Ce découpage s’explique par le fait que l’enquête de Burgat se déploie au fil d’une critique du discours dominant en psychologie animale, en plus de conduire plusieurs dialogues entre philosophes, éthologues, biologistes et psychiatres vétérinaires.
On pourrait sentir avec regret que le deuxième axe thématique l’emporte en nombre de pages sur le premier, laissant peu de place à la psychologie animale annoncée. Or, il ne s’agit pas d’un livre de psychologie empirique, même si ce domaine peut être évoqué par moments. Guidé par la métapsychologie freudienne, L’Inconscient des animaux est consacré à l’ontologie animale que Florence Burgat élabore depuis ses premiers ouvrages.
L’Inconscient des animaux est d’une densité philosophique impressionnante et parfois vertigineuse. Comme à son habitude, Florence Burgat sait toutefois rendre ses idées digestes… pour les lecteurs avisés. En effet, il s’agit d’un ouvrage spécialisé qui exige des bases théoriques solides en psychanalyse et en phénoménologie afin d’être apprécié à sa juste valeur. Avec les connaissances requises, L’Inconscient des animaux est une contribution passionnante à la philosophie de la vie animale qui inspirera certainement d’autres travaux à sa suite.