Share This Article
Il y a souvent eu des tensions entre, d’un côté, les conservationnistes voulant protéger les populations animales et les écosystèmes et, de l’autre, les personnes soucieuses du bien-être des animaux sauvages. Abraham Rowe plaide pour un rapprochement stratégique entre ces “frères ennemis”.
Historiquement, les altruistes efficaces s’intéressant à l’amélioration du bien-être des animaux sauvages et les conservationnistes [1] n’ont guère travaillé ensemble. Pourtant, la science de la conservation offre des perspectives, des approches et des outils extrêmement précieux pour le travail de réduction des souffrances des animaux sauvages. Il serait donc particulièrement productif pour les défenseurs du bien-être des animaux sauvages de travailler activement avec les conservationnistes sur des projets de recherche, aussi bien pour encourager une relation de collaboration entre les deux domaines que pour trouver des alliés dans leur travail.
Les défenseurs du bien-être des animaux sauvages au sein de l’altruisme efficace ont pu, par le passé, présenter les enjeux d’amélioration du bien-être des animaux sauvages comme indépendants ou opposés à l’éthique et aux efforts de conservation. Il peut s’agir non seulement d’une erreur stratégique, mais également d’un acte de mauvaise foi vis-à-vis des croyances et des valeurs de nombreux conservationnistes. Nous pensons que présenter la défense du bien-être et la préservation de la nature comme étant deux causes totalement indépendantes s’avérera au final contre-productif. À la place, nous pouvons plaider de façon convaincante en faveur de notre travail au sein du domaine de la conservation, ce qui permettrait de faire avancer notre recherche et notre travail plus rapidement.
En novembre 2018, Ngaio Beausoleil et treize autres chercheurs publient « “Feelings and Fitness” Not “Feelings or Fitness” – The Raison d’être of Conservation Welfare, Which Aligns Conservation and Animal Welfare », article qui propose un nouveau champ de recherche à l’intersection de la conservation et du bien-être animal, appelé conservation welfare. Les auteurs, dont d’éminents conservationnistes comme Liv Baker, une des fondatrices du mouvement de la conservation compassionnelle (compassionate conservation), affirment que non seulement les résultats en matière de bien-être doivent être pris en compte dans les projets de conservation, mais que souvent les objectifs de bien-être animal et les objectifs de conservation peuvent être alignés.
Bien que les auteurs n’approuvent pas nécessairement les interventions visant à remédier aux souffrances d’origine naturelle des animaux sauvages, leur point de vue contraste avec l’image du conservationnisme que de nombreux défenseurs du bien-être des animaux sauvages ont pu avoir par le passé – une image manifestement inexacte, comme le montre l’essor du mouvement de la conservation compassionnelle.
Nous pensons qu’il y a de bonnes raisons de penser qu’une collaboration avec les conservationnistes constituera une priorité si nous voulons progresser dans la réduction des souffrances des animaux sauvages. Négliger les travaux de conservation entraverait ces progrès. Nous voulons donc donner un aperçu de la valeur du travail de conservation pour l’amélioration du bien-être des animaux sauvages.
Les conservationnistes ne sont pas fondamentalement opposés à l’amélioration du bien-être des animaux sauvages.
La conservation en tant que domaine universitaire connaît actuellement une importante phase d’auto-évaluation. Non seulement le domaine a commencé à critiquer l’idée de se référer à des conditions historiques spécifiques pour évaluer le succès des programmes de conservation, mais la conservation compassionnelle s’est rapidement développée dans les projets de conservation en tant qu’approche motivée par des valeurs morales. En outre, certains conservationnistes travaillant dans le domaine des invasions biologiques commencent à s’interroger sur la nécessité ou non d’éliminer les espèces envahissantes. Le fait est que l’opinion répandue des défenseurs du bien-être des animaux sauvages, selon laquelle les conservationnistes ont tous et toutes des valeurs uniformes et visent simplement à ramener la nature à un état pré-humain, est inexacte. Les conservationnistes forment une large et diversifiée coalition de chercheurs qui s’intéressent souvent à des problèmes très similaires à ceux des chercheurs en bien-être des animaux sauvages.
D’après notre expérience, de nombreux conservationnistes sont parfaitement à l’aise avec les projets qui améliorent le bien-être des animaux sauvages, si ceux-ci prennent place dans des espaces liminaires [2] ou si les souffrances en question sont d’origine humaine. Ces domaines étant ceux dans lesquels nous pouvons avoir le plus de certitude quant à l’impact de nos interventions dans un avenir proche, nous devrions accueillir à bras ouverts la recherche sur le bien-être des animaux provenant de la communauté conservationniste et travailler avec cette dernière pour développer de telles interventions. Il semble également probable, étant donné que de nombreux conservationnistes s’intéressent aux questions de bien-être animal et que, du fait des changements climatiques, de nombreux écosystèmes sont en train d’évoluer rapidement, que les réserves émises au sein du conservationnisme concernant la prise en compte des souffrances d’origine naturelle des animaux sauvages s’atténueront dans un avenir proche.
Les conservationnistes forment une large et diversifiée coalition de chercheurs qui s’intéressent souvent à des problèmes très similaires à ceux des chercheurs en bien-être des animaux sauvages.
Parmi les scientifiques, les conservationnistes pourraient être les plus enclins à soutenir des projets visant à améliorer le bien-être des animaux sauvages.
Bien souvent, les chercheurs conservationnistes travaillant sur la protection des populations animales ont grandi en aimant les animaux et en souhaitant mieux connaître les animaux sauvages. De plus, la conservation est aujourd’hui présentée dans le milieu universitaire comme la façon dont on aide les animaux dans la nature. Notre impression est que de nombreux conservationnistes travaillant à la prévention de l’extinction des espèces et à des projets connexes le font par amour sincère des animaux sauvages. Ces universitaires sont précisément les scientifiques dont la biologie du bien-être a besoin pour aller de l’avant.
Nous avons également constaté que les conservationnistes sont davantage ouverts aux travaux motivés par des considérations éthiques que les biologistes et les écologistes purs, qui semblent plus intéressés par la collecte empirique de nouvelles informations. Bien qu’une meilleure connaissance empirique soit actuellement de la plus haute importance pour notre travail, nous aurons également besoin, à l’avenir, de recherches axées sur l’éthique.
Nous pensons que, pour les personnes qui s’intéressent aux animaux sauvages, il existe des arguments convaincants en faveur de l’amélioration du bien-être de ces derniers. Comme le montre la montée du mouvement de la conservation compassionnelle, de nombreux conservationnistes considèrent que le souci du bien-être animal n’est pas incompatible avec les objectifs de conservation. Le fait qu’il existe des scientifiques universitaires menant un travail incroyablement pertinent pour notre domaine et se souciant du bien-être des animaux devrait être une raison suffisante pour que nous travaillions avec eux, même si ceux-ci ne partagent pas les opinions courantes au sein de la communauté du bien-être des animaux sauvages sur les souffrances d’origine naturelle ou sur l’utilitarisme.
Il est peu probable que nous réussissions à construire un domaine universitaire indépendant des objectifs de conservation dans un avenir proche.
Si nous présentons la biologie du bien-être et l’éthique animale comme fondamentalement indépendantes des objectifs de conservation et de protection de l’environnement, nous échouerons dans notre projet d’amélioration du bien-être des animaux sauvages.
Les changements climatiques sont une menace imminente pour l’humanité. L’éthique environnementale est profondément ancrée chez la plupart des scientifiques qui effectuent ou sont capables d’effectuer les recherches les plus pertinentes pour le bien-être des animaux sauvages. Nous ne pouvons pas présenter notre travail comme étant opposé à ces positions. En outre, nous ne disposons pas encore des bases scientifiques nécessaires pour affirmer avec certitude que l’éthique environnementale ne conduira pas à de bons résultats pour certains animaux sauvages. Il y a de nombreuses raisons de croire que la destruction des habitats, par exemple, est non seulement mauvaise pour les animaux du point de vue de la conservation, mais qu’elle est désagréable pour les animaux qui en font l’expérience directe à court terme.
Si nous nous fixons pour objectif non seulement de réduire autant que possible la souffrance des animaux sauvages, mais que nous le faisons en plus d’une manière qui entre en contradiction directe avec les valeurs de nombreux scientifiques, nous courons à l’échec. La probabilité que nous créions un monde où chacun défend une vision utilitariste de l’éthique et se comporte en conséquence pour gérer le problème de la souffrance des animaux sauvages semble incroyablement faible. Il semble beaucoup plus probable que nous puissions faire beaucoup de progrès en travaillant avec des personnes qui se soucient déjà des animaux, tout en travaillant à construire notre propre niche universitaire et en développant la biologie du bien-être en tant que domaine propre.
En outre, nous pensons que la biologie du bien-être paraîtra plus crédible si elle émerge de domaines scientifiques déjà existants, plutôt que si elle est établie par des personnes extérieures au monde universitaire. Nous pouvons favoriser cette émergence en travaillant activement sur les objectifs communs que nous avons avec les conservationnistes.
Les conservationnistes effectuent des recherches pertinentes pour améliorer le bien-être des animaux sauvages.
La biologie du bien-être sera nécessairement transdisciplinaire. Nous aurons besoin de l’apport des écologistes, des biologistes et des scientifiques spécialisés en bien-être animal. Nous devrons non seulement comprendre le bien-être des animaux, mais également les effets en cascade de nos actions.
Les conservationnistes sont également confrontés à l’incertitude concernant ces effets. De nombreux projets de conservation impliquent la modification d’écosystèmes, bien qu’ils visent d’autres résultats que l’amélioration du bien-être animal. Des travaux ont déjà été réalisés pour modéliser les écosystèmes et pour prévoir les effets des interventions dans la nature : des domaines comme l’écologie prédictive, l’écologie d’intervention et l’écologie de la restauration soulèvent des questions sur l’impact à long terme des interventions humaines dans la nature et tentent de prédire les résultats de ces interventions. Ces domaines fournissent des outils, des logiciels et des méthodes qui pourront à l’avenir servir de base à la prévision des impacts en cascade sur le bien-être (l’organisation Wild Animal Initiative procède actuellement à une analyse complète de la littérature scientifique de ces domaines afin d’appliquer les résultats de la recherche à notre travail sur le bien-être des animaux sauvages).
La biologie du bien-être paraîtra plus crédible si elle émerge de domaines scientifiques déjà existants, plutôt que si elle est établie par des personnes extérieures au monde universitaire.
Les chercheurs dans ces domaines effectuent un travail fondamental pour l’avenir du mouvement visant l’amélioration du bien-être des animaux sauvages, et nous devons travailler avec eux pour mieux comprendre comment appliquer ces outils à notre propre recherche.
Les travaux produits par des domaines comme celui du conservation welfare de Beausoleil et ses collègues seront probablement tous pertinents pour les défenseurs du bien-être des animaux sauvages. La conservation de la nature en tant que domaine académique est constituée d’une large coalition d’écologues, de scientifiques du bien-être animal et de biologistes qui étudient l’impact de l’intervention humaine sur le bien-être des animaux sauvages. En réalité, si la conservation compatissante continue à se développer comme elle l’a fait ces dernières années, la majorité des recherches de terrain et de laboratoire visant à réduire la souffrance des animaux sauvages pourraient provenir de ce domaine.
En nouant très tôt des relations avec les leaders de ce champ, nous pouvons contribuer à accroître l’intérêt non seulement pour l’amélioration du bien-être des animaux sauvages, mais également pour une approche conséquentialiste de l’évaluation des interventions dans le domaine de la conservation. Les défenseurs du bien-être des animaux sauvages devraient s’inquiéter d’un positionnement de leur travail comme indépendant ou opposé à l’éthique environnementale et à l’éthique de la conservation. Non seulement s’agit-il d’une représentation inexacte des opinions d’une large et diverse partie de la communauté universitaire, mais, si conflit d’opinions devait-il y avoir, le bien-être des animaux sauvages n’en sortirait pas gagnant. Bien que nous devions veiller à ce que notre attention se porte toujours sur les conséquences des projets en matière de bien-être, les conservationnistes sont des alliés importants, dont le travail nous aidera à mieux comprendre comment faire du monde un meilleur endroit pour les animaux sauvages.
Les défenseurs du bien-être des animaux sauvages devraient s’inquiéter d’un positionnement de leur travail comme indépendant ou opposé à l’éthique environnementale et à l’éthique de la conservation.
Ce texte a initialement été publié sur le site de l’organisation Wild Animal Initiative, en juin 2019. Il a été traduit par Romain Destenay et Axelle Playoust-Braure.
Notes et références
↑1 | NDLR : Les conservationnistes sont les universitaires travaillant dans le domaine de la conservation de la nature, entendue ici comme la protection des populations d’espèces et la conservation de l’intégrité écologique de leurs habitats. |
---|---|
↑2 | NDLR : « espaces liminaires » fait ici référence aux espaces géographiques ni tout à fait sauvages, ni entièrement anthropisés : périphéries des villes, espaces cultivés, parcs urbains… |