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Comme le rappelle volontiers Pia Shazar, présidente de l’association Pour l’Égalité Animale, l’antispécisme ne réclame rien d’extraordinaire : mettre un terme à la maltraitance animale. Cela, insiste-t-elle souvent, l’air subtilement blasé, constitue même une revendication d’une banalité confondante. Si Aymeric Caron et sa vidéo sur les moustiques se sont retrouvés au pilori numérique, à recevoir au visage toutes les tomates et salades d’Internet – du Figaro au Gorafi, littéralement –, c’était donc moins lié au contenu qu’à la forme, qu’à l’angle choisi ce jour-là pour parler d’antispécisme, devant un fond uni turquoise dont on ignore encore la raison d’être à l’heure où ces lignes sont écrites.
Ayant rappelé que « le moustique vit une vie d’individu moins dense que la nôtre » (excellente formule), voilà l’auteur d’Antispéciste qui cède à la légèreté et ajoute : « lorsqu’un antispéciste est attaqué la nuit [par un moustique], il a en fait affaire à une mère qui essaie de remplir son rôle de future mère. Donc ce moustique qui nous agace parce qu’il nous tourne autour en nous menaçant de son bzzzz incessant est en fait une dame qui risque sa vie pour ses enfants en devenir ». On se croirait chez Ken Loach. C’est le baiser de la mort.
Même en faisant preuve de bonne volonté, on a du mal à voir s’il s’agit d’une longue blague ou non. Plutôt que de discuter éthique, voilà Caron qui s’embourbe, l’air rigolard, dans une énumération ouvertement comique de remèdes non-létaux : citron, ail, vinaigre, moustiquaire sur la terrasse, déménagement loin des plans d’eau… Dans La Guérilla des animaux, le narrateur appelle ça une chausse-trappe aussi vieille que la première bouchée de tofu lactofermenté : le débat sur les moustiques, qu’on aimerait toutes prendre à la légère, comme Caron, suscite instantanément l’invocation de l’esprit de sérieux. Cette question posée par Rebecca de Nice (déjà un gag, malheureusement), « que fait-on si l’on est antispéciste et que l’on est attaqué par des moustiques ? » – c’était un piège.
Aux Estivales de la Question animale, il y a deux ans, éviter ce débat d’arrière-garde comptait tant qu’on en était venues à laisser les mouches tourner autour de la table du petit-déjeuner : l’inconfort provoqué était moindre que celui d’avoir à se justifier d’en avoir zigouillé une ou deux, et de risquer de passer pour une antispéciste de pacotille. Entre militantes, le débat aurait pu avoir lieu. Dans une arène où les polémistes en culotte courte du Figaro passent pour des caïds, tout ce qui dérive du principal – chasse, corrida, pêche, abattoirs – revient à tendre le bâton pour se faire battre ; c’est d’ailleurs ce qui arrive dès qu’on évoque en public le problème des croquettes véganes, de la réduction de la souffrance des animaux sauvages ou du véganisme chez les nourrissons.
Sur des sujets aussi délicats, il faut encore systématiquement sortir en armure. Or mercredi Caron réagissait sur sa page Facebook, reconnaissant au passage le peu de soin qu’il avait apporté à sa réponse, puisqu’il n’y pensait plus deux secondes après l’avoir enregistrée. Consterné par la quantité d’éditorialistes n’ayant pris en compte que la partie Ken Loach de son discours, il répétait que l’objet de sa vidéo n’était que de préciser qu’on préfèrera, dans les pays où les moustiques ne sont pas porteurs de maladies mortelles, des méthodes non-létales d’éloignement de ces derniers, par cohérence, quoi. Comme dirait Pia Shazar : rien de très fou.
Mais Caron se fusille le pied au moment crucial de sa conclusion, lorsqu’il fait de l’altruisme, fondamental en éthique animale, la composante d’un comportement caricatural : « On peut donc considérer qu’un don du sang à un insecte qui ne demande qu’à nourrir ses enfants n’est pas un drame, et que c’est même assez altruiste » – comme si l’on pouvait sérieusement faire passer l’intérêt d’un insecte à vivre avant notre intérêt à vivre sans cloques urticantes. Les personnages de La Guérilla en sont capables, mais on ne peut pas en demander autant de gens qui existent vraiment. La Déclaration de Cambridge sur la conscience animale est elle-même assez floue au sujet des insectes, qui leur reconnaît les « circuits neuronaux nécessaires aux états comportementaux […] de vigilance, de sommeil et de prise de décision », mais les exclut du résumé conclusif sur la conscience, cantonnée à « l’ensemble des mammifères et des oiseaux, ainsi que de nombreuses autres espèces telles que les pieuvres ». Qu’à cela ne tienne : accordons aux insectes le bénéfice du doute.
La réalité est heureusement loin d’exiger l’altruisme moliéresque proposé par Caron. Ce n’est pas en sacrifiant notre confort au nom de la survie des insectes que nous abattrons le système spéciste qui met à la torture des millions d’êtres à la sentience avérée, mammifères, oiseaux, poissons, pieuvres : en braquant de potentielles alliées par un radicalisme ayant plus à voir avec la pureté morale individuelle que l’application d’une stratégie militante, on aurait même plutôt tendance à jouer contre notre camp.
Je me souviens nettement d’un dîner, au soir d’une Veggie Pride, où David Chauvet, auteur de Contre la mentaphobie, avait affirmé en tapant du poing sur la table (j’imagine peut-être ce détail) que c’était « faire insulte à l’agneau que de le mettre dans le même sac que la mouche ». Cette saillie faisait écho à la conférence d’Yves Bonnardel, plume historique des Cahiers Antispécistes, qu’il avait commencée en essayant (en vain !) d’écraser un moucheron importun devant une audience médusée.
Chauvet et Bonnardel sont-ils des escrocs ? Spoiler : non. Il importe en effet de garder en mémoire qu’un être attaché à sa mère n’a pas les mêmes intérêts qu’un insecte qui ne revient jamais la voir, même à Noël, après être sorti de son œuf. Dans les grandes lignes, la cruauté est répréhensible. Dans le détail, tuer un agneau n’est pas le même crime qu’écraser une araignée. Quand Chauvet insiste pour qu’on maintienne une distinction entre les insectes et les agneaux, il prend certes le risque de passer pour un antispéciste de pacotille, mais affirme en même temps que l’antispécisme n’est pas un dogme, à l’inverse du spécisme qui, lui, se contente de deux catégories pour appréhender le règne animal : humain, ou pas.
C’est difficile : on croirait voir revenir du spécisme au sein de l’antispécisme, revenir de la distinction au sein d’une philosophie qui proposait – en apparence – l’abolition de toute discrimination, de la même manière que l’antisexisme ou l’antiracisme proposent de les abolir entre les genres ou les ethnies. C’est ce que nos contemptrices ne veulent pas comprendre, et qu’Élisée Reclus pressentait en 1901, 45 ans avant la naissance de Peter Singer, lorsqu’il écrivait La Réforme alimentaire : « Il ne s’agit nullement pour nous de fonder une nouvelle religion et de nous y astreindre avec un dogmatisme de sectaires ».
A l’heure actuelle, il importe même tout particulièrement de revendiquer le fait de ne pas nous astreindre à quoi que ce soit avec un dogmatisme de sectaires. On peut appliquer le boycott des produits issus de l’exploitation animale avec rigueur et cependant identifier les excès de zèle qui alimentent le stéréotype des véganes en quête de perfection individuelle : se laisser piquer par altruisme en faisait partie, Aymeric. La neutralisation de la réaction dans le camp d’en face doit être une priorité. C’est pourquoi il faut savoir ajuster notre discours à l’auditoire, car c’est cette réaction même qui fait – ou non – avancer les idées. En réveillant les vents contraires le temps d’une tempête dans nos timelines, Caron aura probablement reculé l’abolition des abattoirs d’une semaine ou deux. Bon, on aurait tort de lui en vouloir. Il a fait beaucoup par ailleurs.
Surtout, Rebecca de Nice, si tu nous lis : lis plutôt Zoopolis. Donaldson & Kymlicka y expliquent, limpidement, que les obligations de notre espèce vis-à-vis des animaux dit « liminaires », qui vivent en autonomie dans notre périphérie – les moustiques – ne sont pas les mêmes obligations que vis-à-vis des animaux que nous fabriquons. Tu n’as aucune responsabilité vis-à-vis du moustique, qui n’a pas été inséminé et élevé par tes semblables en vue de la commercialisation de sa dépouille.
Il aurait été injuste de le tuer, comme il est injuste de tuer les rats de Paris, si celui-ci s’était contenté de fouiller dans tes poubelles. Mais ici Rebecca, on parle de ton intégrité physique et mentale. Si ce petit malpoli veut ton sang, bute-le. Sois altruiste, mais efficace : évite-lui de nourrir ses petits, ce qui t’évitera d’avoir à les tuer aussi lorsqu’ils viendront à leur tour te couvrir de cloques. Au pire, un moineau sera heureux de ramener le résultat de ton hécatombe à ses oisillons. Tu te poseras des questions le jour où une vache échappée d’un élevage viendra chez toi avec une seringue.