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Les éditions du mouvement altermondialiste Utopia, qui, en vingt ans d’existence et de prises de position remarquables sur des sujets aussi importants que la transition écologique, l’ouverture des frontières, la critique de la valeur travail et le féminisme, n’avaient rien publié sur la cause animale, viennent de donner un porte-voix à la polémique de la Confédération paysanne contre les associations animalistes en éditant un manifeste intitulé Cause animale, cause paysanne (2019). L’ouvrage se présente comme une suite de témoignages d’éleveur⋅euse⋅s d’une à quatre pages chacun, entrecoupés d’exposés des positions de la Confédération, de même format.
Que les choses soient claires, je suis globalement d’accord avec une des conclusions de la Confédération paysanne : « L’ennemi principal est bien ce mouvement d’industrialisation qui asservit tout autant les humains que les animaux d’élevage » [p. 196]. L’injustice dont souffrent les animaux est bien plus ancienne que l’industrialisation mais, dans la forme qu’on lui a donnée, ce mouvement conduit à des dommages sans précédent, de manière directe dans l’élevage-abattage et la pêche et, peut-être plus encore, de manière indirecte par l’ensemble des pollutions et des destructions d’habitat qui l’accompagnent. Moi qui m’identifie comme antispéciste, je suis aussi capable de faire la différence entre une ferme-usine et une ferme paysanne que n’importe quel⋅le syndiqué⋅e de la Confédération est capable de distinguer un hypermarché de l’épicerie du coin. Et je sais qu’il est aussi délicat d’expliquer l’exploitation animale à un⋅e éleveur⋅euse paysan⋅ne que d’expliquer l’exploitation salariale à un⋅e patron⋅ne de PME. La consommation de produits animaux issus de l’élevage paysan est aujourd’hui ultra-minoritaire – les « chiffres clés » que le livre donne pour montrer l’importance de l’élevage en France, pour le coup, sont donnés toutes agricultures confondues – et il n’y a jamais assez de voix pour dénoncer l’horreur des conditions de vie et de mort des animaux d’élevage industriel. Mais ce n’est pas l’objet du livre : le but du syndicat paysan est de défendre l’élevage en renvoyant dos à dos l’agro-industrie et le véganisme, quand il ne les identifie pas. Encore « ces deux extrêmes » ne reçoivent-ils pas tout à fait la même attention : sur 41 paroles paysannes rapportées, 17 sont à dominante anti-végane, contre 9 seulement à dominante anti-industrielle, pour la plupart dans la première section du livre (15 font l’apologie de l’élevage paysan sans faire de polémique). Honnêtement, je n’ai pas le courage de reprendre un par un les arguments anti-véganes. Tous ont déjà reçu leur réponse plusieurs fois par écrit et toute personne qui s’intéresse à la cause animale pour elle-même, et non seulement dans un esprit défensif, sera déjà tombée dessus ou pourra les réinventer. Je veux parler de la parution de ce livre parce qu’elle montre les résistances qui s’opposent à la diffusion de l’antispécisme dans le milieu de la gauche utopiste, là où il devrait pourtant prendre racine.
Selon la Confédération, il était urgent de faire entendre les paroles des éleveur⋅euse⋅s paysan⋅ne⋅s au sujet de l’élevage et des animaux, parce que ces paroles seraient d’ordinaire occultées. Mon expérience est tout autre : le vécu paysan est très souvent méprisé, mais pas sur ce point. Au contraire, la relation d’élevage à la ferme est peut-être le seul élément de la vie paysanne qui bénéficie d’une très large couverture médiatique, promue y compris par l’agro-business, parce qu’elle sert de paravent hypocrite aux pratiques majoritaires de l’élevage industriel. En fait, l’autre motif avancé me semble plus pressant : la Confédération semble avoir à cœur de ne pas se laisser déposséder de la cause animale par les associations animalistes. Mais depuis quand s’en était-elle emparée ? À côté de sa défense incontestée de la cause paysanne, la Confédération a-t-elle tant œuvré en faveur de la cause animale qu’elle puisse en revendiquer l’expression contre les associations qui en ont fait le cœur de leur lutte ? Il y a une histoire implicite à cette revendication, qui nous raconte que la paysannerie a toujours défendu les intérêts des animaux contre l’industrialisation, car c’est tout un de demander de bonnes conditions de travail pour l’éleveur⋅euse et de bonnes conditions de vie pour les bêtes. Nous apprenions récemment que les chasseurs étaient les premiers écologistes de France ; maintenant les éleveur⋅euse⋅s sont les premier⋅ère⋅s animalistes. Au passage, cette vision motive aussi l’opposition déclarée de la Confédération aux normes contraignantes du bien-être animal (les rares victoires de l’animalisme dans le domaine du droit), sans rien proposer à la place sinon l’amélioration des conditions de travail des éleveur⋅euse⋅s et les échanges de bonnes pratiques. Une telle histoire me laisse songeur. Les pionnier⋅ère⋅s du bio n’ont pas songé à inclure dans leurs normes la moindre considération des conditions d’abattage. Avec tout l’amour que leurs adhérent⋅e⋅s portaient à leurs bêtes, ce type de préoccupation ne faisait guère partie non plus des revendications des syndicats paysans des années 1970-1980, dont est issue la Confédération. Il semble qu’aujourd’hui la Confédération s’en préoccupe enfin. Dans cette situation, que pouvaient attendre les militant⋅e⋅s de la cause animale ? Qu’on les remercie peut-être d’avoir fait progresser les consciences ; et qu’on se demande s’il n’y aurait pas encore des choses à apprendre de leur part ?
Mais le syndicalisme paysan a-t-il tant changé ? Dans aucun des encarts où la Confédération rappelle « les principes » de ses propositions (p. 12, p. 40 et encore p. 81), on ne trouve la moindre référence au vécu des animaux. Un coup d’œil à la table des matières de l’ouvrage suffit pour se rendre compte que seule la première moitié du livre porte sur les conditions de vie des animaux d’élevage : quatre premiers chapitres sont consacrés respectivement à la lutte contre l’industrialisation de l’agriculture, l’éthique paysanne, la bientraitance des animaux d’élevage et l’abattage. Les quatre chapitres suivants parlent d’autre chose, à savoir des effets de l’élevage sur la société et la nature : des avantages de l’élevage paysan pour l’économie locale, de ses rapports au climat et à la biodiversité (dont dépendent certes les vies de nombreux animaux sauvages, mais sans mettre l’accent sur eux), des vertus de l’élevage pour l’alimentation (humaine bien sûr). Consultons maintenant les quatre premiers chapitres : on s’aperçoit que le point de vue des animaux d’élevage est presque inexistant de ces pages gorgées de larmes humaines. C’est l’éleveur⋅euse qui souffre quand l’industrialisation lui retire son lien privilégié à l’animal. C’est l’éleveur⋅euse qui souffre de la détérioration de l’image de son métier, dont les véganes sont responsables. Jusque dans l’abattage, « les premières victimes sont les salarié⋅e⋅s d’abattoir » [p. 115] : celle-là, il fallait quand même l’oser. Ces souffrances humaines sont réelles et certaines sont effectivement liées au sort qu’on inflige aux animaux d’élevage. Mais il devrait être évident qu’on ne peut pas se revendiquer de la cause animale sans placer au moins aussi souvent la focale sur le vécu des animaux eux-mêmes. C’est justement à cela que la pensée antispéciste nous invite, mais cette pensée, la Confédération ne la connaît pas, si ce n’est à travers le prisme déformant de ses prétendues réfutations. Parmi les huit livres qui se courent après dans la bibliographie donnée en fin d’ouvrage, cinq sont des dénonciations du véganisme. Faut-il dès lors s’étonner si on trouve dans les définitions de leur lexique des erreurs grossières qui n’y seraient pas si l’un⋅e au moins des membres du comité de rédaction avait un jour ouvert un livre antispéciste ? On apprend ainsi que l’animalisme a pour projet « d’abolir toutes les relations domesticatoires et de donner aux animaux des droits citoyens », alors que les antispécistes qui parlent de droits citoyens, comme Sue Donaldson et Will Kymlicka, le font pour autoriser certaines formes de domestication ; ou que l’antispécisme « considère que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui apporter », alors que les antispécistes qui, à la suite de Peter Singer, parlent d’égalité de considération le font pour la distinguer d’une égalité de traitement qu’il.elle.s ne revendiquent pas. Ignorer à ce point le mouvement qu’elle combat ne dissuade pas la Confédération paysanne d’appeler à « ne pas tolérer des intrusions d’idéologues véganes et lobbies financiers dans les écoles » [p. 186]. Telle est sa manière « d’enrichir la réflexion, là où certains voudraient simplifier le débat à outrance » [quatrième de couverture].
L’antispécisme n’est pas, et n’a jamais été, simplement ce neveu qui refuse de manger la dinde à Noël : ses conceptions sont soutenues et discutées dans des centaines de pages et d’heures d’enregistrement. Pourtant, la Confédération a cru pouvoir y répondre par une compilation de tracts ; et Utopia l’a éditée. Quand j’ai écrit au mouvement Utopia pour leur signaler que leurs éditions ne s’étaient jamais fait l’expression des mouvements animalistes, on m’a répondu qu’un travail était en cours. Le mois suivant paraissait Cause animale, cause paysanne, « hors-collection » mais de couverture semblable à celle des livres de propositions du mouvement. Quand j’ai démarché la librairie de l’Hydre aux mille têtes à Marseille pour leur faire remarquer qu’ils n’avaient pas encore de rayon sur la cause animale, on m’a répondu que la question méritait d’être posée, si je voulais leur envoyer une bibliographie. Aujourd’hui, le livre de la Confédération paysanne est en bonne vue sur la table des nouveautés. La Confédération est un syndicat, elle défend l’intérêt corporatiste de ses membres. Mais Utopia n’est pas un syndicat. L’Hydre n’est pas un syndicat. Ne savent-ils pas reconnaître une tentative de récupération quand ils en voient une ? Jusqu’à quand la gauche intellectuelle fera-t-elle barrage à la cause animale ?