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Dans son livre La vie a-t-elle une valeur ? (2025), le philosophe Francis Wolff critique à juste titre les pensées du vivant. Malheureusement, comme le montre Thomas Lepeltier, il se perd dans un anthropocentrisme absurde.
Avec la vogue actuelle des discours écologistes et environnementalistes, l’idée qu’il faudrait accorder une valeur morale au vivant gagne du terrain. « Respecter le vivant » est même devenu le nouveau mantra de ceux qui prétendent vouloir protéger notre environnement. Selon ces nouvelles philosophies du vivant, nous devons apprendre à nous percevoir non plus comme extérieurs à la nature, mais comme faisant partie de la nature. Nous devrions aussi reconnaître notre interdépendance avec l’ensemble du vivant, et, de là, comprendre que nous avons le devoir moral de respecter la vie sous toutes ses formes.
À rebours de l’humanisme classique, ces nouvelles pensées du vivant contestent donc la centralité de l’être humain en lui refusant un statut moral particulier. Elles défendent une éthique élargie, où tous les êtres vivants – animaux, plantes, champignons, micro-organismes – seraient dignes de respect, non en fonction de leurs capacités, mais simplement parce qu’ils sont vivants.
Dans cette perspective, toute hiérarchie entre espèces devient suspecte. Il faudrait tendre vers une reconnaissance égalitaire de toutes les formes de vie, chacune envisagée comme membre à part entière d’une même communauté morale. Autrement dit, nous serions tous des vivants ayant le même droit à exister. Mais, dans La vie a-t-elle une valeur ? (2025), le philosophe Francis Wolff critique vigoureusement cette conception du vivant.
L’absurdité du biocentrisme
Selon Wolff, attribuer une valeur morale à toute forme de vie est à la fois absurde et irréalisable. Le philosophe souligne notamment une contradiction majeure de ces pensées du vivant : comment accorder le même respect à tous les êtres vivants alors que, sauf pour les végétaux, tous vivent en se nourrissant d’autres êtres vivants ? Pour le dire autrement, en raison de la prédation, du parasitisme et des différents types de destruction de formes vivantes par d’autres, vouloir accorder une considération morale égale à l’ensemble du vivant ne reviendrait-il pas à respecter autant la vie que sa destruction ?
Dès lors, prôner un respect universel du vivant conduit à de nombreuses impasses pratiques. Faut-il protéger le moustique porteur de la malaria autant que l’enfant qu’il menace ? Respecter les bactéries qui nous rendent malades et les plantes dont nous nous nourrissons ? Prendre parti pour la proie menacée ou pour le prédateur affamé ? Bref, vouloir respecter la vie en soi apparaît impossible. Comme l’écrit Wolff : « Le “respect de la vie” est donc une expression contradictoire. Si l’on respecte la vie, elle cesse. Si tout vivant respectait tout autre vivant, il n’y aurait plus de vivant – si ce n’est des “producteurs primaires”, les vivants autotrophes que sont les plantes ou le phytoplancton » (p. 62).
Wolff souligne en outre que la vie, en elle-même, n’a aucune valeur morale. Elle n’est qu’un processus aveugle, indifférent au bien et au mal, traversé de destructions, de reproductions et d’adaptations, sans finalité. La vie ne cesse de faire et de défaire les vivants, de proliférer sans but ni mesure. Or, selon Wolff, il n’y a pas plus de raison d’attribuer une valeur morale à ce processus biologique qu’à une tempête ou à une réaction chimique. Que la vie repose sur un mécanisme d’auto reproduction ne signifie pas que son existence soit porteuse de valeur en soi.
Ces contradictions et problèmes conceptuels révèlent les limites du biocentrisme, qui prétend attribuer une valeur morale à l’ensemble des vivants ou à la vie en général. Sans conscience, sans expérience ni intention, la vie nue – celle des cellules, des bactéries ou des plantes – ne saurait fonder aucun devoir moral. Pour qu’une entité mérite une considération morale, il faut qu’elle soit subjectivement affectée par ce qui lui arrive. Mais Wolff ne préconise pas pour autant de fonder la morale sur la capacité à souffrir, comme le font les animalistes : selon lui, cette approche mènerait, elle aussi, à une impasse.
Une critique absurde de l’animalisme
Le problème est que si les critiques de Wolff contre le biocentrisme sont fondées, celles qu’il adresse à l’animalisme ou à l’antispécisme tombent souvent à côté de la plaque. Ses arguments relèvent de la caricature, de l’incompréhension ou du sophisme, comme l’illustrent les exemples suivants. Ainsi, à propos de la prédation, il écrit : « sommés de choisir entre le loup et l’agneau, nous devons d’abord considérer le point de vue de l’éleveur » (p. 80). Or affirmer qu’il faut « d’abord » prendre en compte le point de vue de l’éleveur revient à postuler que l’exploitation animale est une donnée indiscutable, alors qu’aucune éthique rationnelle ne devrait s’interdire de la remettre en question.
De même, Wolff agite des épouvantails lorsqu’il affirme que « l’abolition de tout élevage aurait des conséquences dramatiques sur l’alimentation et le mode de vie traditionnel de nombreuses populations » (p. 86). Cet argument, tristement classique, consiste à brandir la difficulté du changement pour discréditer toute remise en cause du statu quo. Mais une telle objection est peu pertinente d’un point de vue éthique : ce n’est pas parce qu’un système profite à certains qu’il est juste. Faut-il rappeler que des pratiques comme l’esclavage furent aussi défendues au nom de leur utilité économique ou de leur enracinement culturel ? Par ailleurs, ceux qui se préoccupent sincèrement du sort des animaux distinguent les contextes : personne ne propose d’interdire du jour au lendemain toute forme d’élevage, partout dans le monde. Les réflexions portent d’abord sur l’élevage dans les sociétés développées, où il pourrait être aisément remplacé.
Wolff rejette aussi l’analogie entre racisme et spécisme en affirmant, d’un côté, que les « races humaines n’existent pas dans la nature – c’est ce qui rend le racisme insensé et la lutte contre le racisme raisonnable et juste », et, de l’autre, que les « espèces existent dans la nature et leur existence est nécessaire – c’est ce qui rend le spécisme sensé et l’antispécisme déraisonnable et injuste » (p. 87). Laissons de côté l’erreur consistant à affirmer que les espèces existent tandis que les races n’existent pas, car même en admettant l’existence objective des espèces, Wolff commet ici une confusion entre faits biologiques et jugements moraux. De fait, que les espèces existent n’implique nullement qu’il soit légitime de discriminer moralement sur la base de l’appartenance à une espèce. Ce serait comme justifier la domination des forts sur les faibles au seul motif que des différences de force existent. L’éthique, précisément, ne consiste pas à épouser la logique brutale de la nature, mais à lui opposer des principes de justice.
Wolff illustre cette confusion en écrivant que le « “spécisme” est indispensable à la survie de toutes les espèces, lesquelles s’efforcent de se perpétuer elles-mêmes par tous les moyens, souvent au détriment des autres espèces (prédation, parasitisme, meurtre, élevage – pensons aux fourmis qui élèvent des pucerons). L’antispécisme serait suicidaire pour toutes les espèces : ce serait la fin de la vie animale et même de toute vie » (p. 87). L’évocation des fourmis élevant des pucerons comme justification du spécisme est révélatrice : pourquoi chercher des modèles moraux chez des insectes dépourvus de pensée éthique et incapables de modifier leur comportement ? Que la prédation existe dans la nature n’en fait pas pour autant une pratique moralement légitime. Quant à l’idée que l’antispécisme mène à l’extinction de la vie, elle relève de l’outrance : pourquoi le fait de refuser l’espèce comme critère moral entraînerait-il la mort ? À ce que l’on sache, les antispécistes sont bien vivants.
Poursuivant ses critiques déconcertantes, Wolff s’en prend à la notion de « patient moral », qui désigne les individus qui ont droit à notre considération morale, indépendamment du fait qu’ils soient capables ou non de former des jugements moraux. Il la qualifie de « folie, car elle met dans le même sac moral les rats et les nourrissons, les lapins et les adultes intellectuellement handicapés, sous prétexte qu’ils sont également dénués de discernement moral et qu’ils auraient ainsi un “droit” égal au respect ou à la vie de la part des “agents moraux” que nous sommes » (p. 88). Cette remarque révèle une profonde méconnaissance des débats éthiques. Le concept de patient moral n’a en effet jamais signifié que « les rats et les nourrissons » disposent de droits égaux. Il sert à montrer l’incohérence de l’argument selon lequel seuls les êtres capables de jugements moraux mériteraient considération : si tel était le critère, il faudrait exclure de la sphère morale les nourrissons et les humains cognitivement handicapés – ce que même Wolff refuserait sans doute. Dès lors, la notion de patient moral apparaît non seulement pertinente, mais indispensable.
Wolff continue en dénonçant le danger de traiter les animaux comme des personnes : « Au nom du fait, légitime, qu’il ne faudrait pas réduire les animaux à des objets sans valeur (dans les usines à viande par exemple), l’antispéciste les assimile à des personnes. Cette identification est dangereuse : car lorsqu’on traite les animaux comme des personnes, comment justifier qu’on ne doive pas traiter les personnes comme des animaux ? Sous des dehors généreux, l’antispécisme peut rapidement devenir une idéologie totalitaire. » (p. 89) On atteint ici un sommet de sophisme. Wolff commet une grave erreur. Son raisonnement revient en effet, appliqué à une autre cause, à prétendre que donner les mêmes droits aux personnes noires qu’aux personnes blanches risquerait d’aboutir à l’asservissement des secondes. Ce renversement fantasmatique, qui voit dans l’antispécisme un péril pour la société, relève donc bien davantage de la peur irrationnelle que de l’argument philosophique.
Cette critique de l’animalisme ne signifie pas, pour autant, que nous ne devrions pas avoir d’égard envers les autres êtres vivants. Selon Wolff, nous aurions en effet un « contrat affectif » avec les animaux de compagnie (fondé sur la confiance et l’affection réciproque), un « contrat domestique » avec les animaux d’élevage (fondé sur l’échange de notre protection contre leur chair) et un « contrat écologique » avec toutes les espèces sauvages (fondé sur notre respect des équilibres naturels pour assurer notre survie). Par exemple, Wolff écrit : « Élever [des animaux], c’est contracter une dette […] nous leur devons la protection contre les prédateurs, contre la faim, le froid, les parasites […] en échange de quoi ces espèces nous apportent leur chair, leur lait, leur miel […] » (p. 93). Mais ce recours à la théorie des « contrats » – affectif, domestique, écologique – laisse croire que les animaux y auraient consenti, car un contrat présuppose une réciprocité consciente et volontaire. Or, avec les animaux domestiques, ce consentement est manifestement absent, en particulier dans l’élevage. Les animaux n’ont jamais accepté d’être sélectionnés, enfermés ou tués. Le prétendu « contrat domestique » n’est donc rien d’autre qu’une violence déguisée en relation d’échange.
Enfin, dans la litanie de ses arguments absurdes, Wolff affirme qu’il serait « impossible de mettre toutes les espèces vivantes, souffrantes ou “sujets-d’une-vie”, sur un pied d’égalité morale » (p. 90). Mais l’antispécisme ne défend pas une telle égalité. Il ne soutient pas que toutes les vies se valent, seulement que nous devons avoir une égale considération pour des intérêts identiques. Dire que l’on ne devrait pas faire souffrir un chien, un cochon ou un singe inutilement ne signifie donc pas que l’on place les mouches et les humains sur le même plan, seulement qu’ils ont le même intérêt à ne pas souffrir. Il en découle qu’il est injuste de traiter les animaux comme de simples moyens au service de nos fins.
Wolff passe ainsi complètement à côté de ce qu’est l’animalisme. Ce n’est pas tout. Après avoir cru, à tort, démontrer l’absurdité de ce mouvement de défense des animaux, il entend définir les critères susceptibles de fonder une morale cohérente. Sa thèse est alors que « l’humanité et elle seule est une communauté morale » (p. 134) et que « seule la vie humaine a une valeur absolue » (p. 132). C’est cette orientation résolument anthropocentriste qu’il défend dans la suite du livre, non comme un privilège arbitraire, mais comme la seule base possible d’une morale universelle. Il est pourtant permis de douter de la solidité de ses arguments.
Un anthropocentrisme absurde
Pour justifier son anthropocentrisme, Wolff s’appuie sur l’idée que les humains forment une communauté fondée sur la « raison dialogique » (p. 138), c’est-à-dire la capacité à raisonner ensemble. Ce serait le fameux « propre de l’homme ». Il affirme ainsi : « Ce qui est propre à l’être humain […] c’est la rationalité dans le langage […]. C’est cela l’humanité que tous les humains ont en partage. » (p. 138) Et il ajoute : « La communauté virtuelle des personnes vivantes ou à venir est bien une communauté morale et c’est la seule possible. » (p. 144) Pour Wolff, c’est donc parce que les humains sont capables de participer à un dialogue rationnel, d’argumenter et de négocier qu’ils peuvent s’accorder sur des normes communes, fondées sur la réciprocité. Seule cette réciprocité, accessible aux êtres raisonnables, permettrait d’établir un « contrat moral » universel et une véritable communauté d’égaux. Wolff en conclut que seule la vie humaine, en tant que vie d’un être dialogique, possède une valeur absolue et doit être protégée de façon inconditionnelle.
Cette argumentation apparaît pourtant bien fragile. Pourquoi la capacité à dialoguer serait-elle la condition indispensable pour appartenir à une communauté morale ? Cela revient à confondre deux choses distinctes : le critère d’inclusion dans un groupe social et le fondement de la valeur morale. Ce n’est pas parce qu’un être est incapable de participer à un échange rationnel qu’il ne mérite aucune considération éthique. En affirmant que seule la « raison dialogique » permet d’appartenir à la communauté morale, Wolff exclut de fait tous les êtres incapables de dialoguer rationnellement – y compris certains humains vulnérables, comme les nourrissons ou les personnes lourdement handicapées. Or il est communément admis que ces individus doivent être protégés en raison de leur capacité à être affectés par ce qui leur arrive, indépendamment de leur incapacité à raisonner.
Cette position reproduit un schéma d’exclusion bien connu dans l’histoire de la pensée morale : réserver la protection à ceux qui nous ressemblent ou partagent nos capacités, en ignorant ceux qui nous sont différents. L’argument de Wolff, fondé sur une supériorité cognitive, rappelle d’ailleurs les justifications invoquées autrefois pour exclure les esclaves, les femmes ou les étrangers de la sphère des droits. En refusant d’élargir le cercle moral aux animaux sentients, c’est-à-dire à des individus qui, à la différence des plantes ou des pierres, sont affectés par ce qui leur arrive, il perpétue ainsi une logique inégalitaire, en contradiction avec l’idéal d’une éthique fondée sur l’impartialité, la compassion et la reconnaissance des intérêts de tous les êtres capables d’être affectés par ce qui leur arrive.
Comme on l’a vu avec la notion de « patient moral », Wolff connaît l’argument dit des « cas marginaux », selon lequel, si les êtres incapables de raisonner ensemble – comme les animaux non humains – sont exclus de la sphère morale, certains humains (nourrissons, personnes lourdement déficientes cognitivement) devraient l’être aussi. Pour éviter cette conclusion embarrassante, Wolff propose des justifications ad hoc : « Nous accordons nos soins et notre attention morale au nouveau-né, non pas parce qu’il est de notre espèce […], ni parce qu’il est un “patient moral”, mais parce qu’il est ce que nous avons été et qu’il est potentiellement ce que nous sommes. Et nous traitons avec humanité l’enfant lourdement handicapé, même s’il n’est pas “sujet-de-sa-vie”, parce qu’il a sa place symbolique parmi nous et que nous reconnaissons en lui celui que nous aurions pu être » (p. 92). Mais cette justification ne tient pas. La considération morale comme les droits ne se transfèrent pas au gré des étapes de la vie. Ce n’est pas parce qu’un embryon peut devenir une personne qu’il a le droit à la même considération morale que cette dernière. De même, ce n’est pas parce qu’un citoyen français peut devenir Président de la République qu’il possède les droits et prérogatives de ce dernier. Quant à la place symbolique, elle peut autant concerner les autres humains que les membres d’autres espèces. Certains animaux ne sont-ils pas considérés comme faisant partie intégrante de certaines familles humaines ? Limiter la place symbolique aux humains est donc arbitraire. Aussi la position de Wolff revient-elle, au final, même s’il s’en défend, à réserver la considération morale aux seuls humains, pour la seule raison qu’ils sont humains, sans prendre en compte les intérêts réels des êtres concernés.
En somme, Wolff propose une vision fermée, tribale et hiérarchique de la morale. Il érige l’humanité en communauté morale exclusive, fondée sur une faculté (la raison dialogique) que bien des humains eux-mêmes ne peuvent exercer. Quant à la valeur des animaux, elle dépendrait, selon lui, uniquement « de l’utilité, de l’intérêt, de l’importance, voire de la beauté qu’ils ont pour nous » (p. 126). Cette affirmation révèle la nature fondamentalement instrumentale du regard qu’il porte sur eux : les animaux ne vaudraient rien en eux-mêmes, mais seulement dans la mesure où ils nous sont agréables ou utiles ou pittoresques. Pourtant, les animaux sont des individus dotés d’expériences propres, d’une perspective sur le monde, et, à ce titre, possèdent une valeur indépendante de notre regard ou de notre usage. Plutôt que de conforter la frontière entre « eux » et « nous », pour pouvoir en abuser la conscience tranquille, Wolff aurait finalement mieux fait, comme le disait Jeremy Bentham, de se poser sérieusement la première question qu’il faut se poser en éthique : « Peuvent-ils souffrir ? »

