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Camille Brunel est critique de cinéma, romancier et militant animaliste. Son dernier ouvrage nous invite à changer de regard sur les cétacés.
Entre autobiographie, récit éthologique et essai militant, catégoriser cet Éloge de la baleine n’est pas chose aisée. Qu’est-ce qu’un éloge et qu’attend-on généralement d’un tel type de texte ? S’il s’agit d’un discours qui vise à exposer les vertus ou les qualités d’un sujet donné dans ce qu’elles ont de remarquable et d’unique, alors l’Éloge de la baleine remplit certainement sa fonction. L’auteur ne se lasse pas d’encenser les cétacés (allant parfois jusqu’à les mythifier). Malgré son titre, l’Éloge de la baleine ne se limite toutefois pas à ce simple registre : il revêt bien souvent les atours d’une publication ouvertement militante, et on sera peut-être heureux de trouver dans cet ouvrage quelques formules marquantes réussies. L’ouvrage nous exhorte à être attentifs aux particularités et singularités des cétacés. Il nous somme de combattre notre tendance à réduire ces animaux non humains à des individus types. Cette critique est formulée dès les premières pages de l’ouvrage via une petite fable illustrant cette impulsion présomptueuse typiquement humaine : « Seul le petit homme s’éloigne de la vérité. Il se dit : ce sont des poissons. Ou bien : ce sont des monstres. Pire : ce sont tous les mêmes. » On ne saurait faire l’éloge de quoi que ce soit si l’on en ignore jusqu’à la nature même. De ce point de vue, cet éloge de la baleine prétend alors davantage être un éloge des baleines.
Cette attitude d’uniformisation aveugle viendrait selon l’auteur de notre désintérêt pour les individus en question – désintérêt qui trouverait lui-même son origine dans la méconnaissance que nous en avons. L’objectif de l’ouvrage semble alors être d’y remédier : « C’est que pour comprendre les animaux – au point de trouver inhumain le fait de les tuer, avec ou sans souffrances préalables –, il faut savoir comment le réel s’offre à eux, comment ils s’en imprègnent, comment il les traverse. », écrit ainsi Camille Brunel dans une veine uexküllienne. C’est l’Umwelt des cétacés qui devrait alors nous occuper. L’auteur entreprend ainsi de nous familiariser avec les baleines, dans ce qu’elles ont de singulier. L’ouvrage s’appuie sur des sources variées mais certainement inégales. Si toutes ne satisferaient certainement pas un lectorat académique, on peut mettre à part les travaux de trois auteurs et autrices qui constituent le socle scientifique sur lequel – pour l’essentiel – le livre s’appuie : Carl Safina, écrivain engagé auprès de la protection de la biodiversité, François Sarano, océanographe et plongeur professionnel, et Lori Marino, neuroscientifique et fondatrice d’un sanctuaire pour baleines.
Cet éloge des cétacés vise conjointement à nous faire prendre conscience d’un monde jusqu’ici caché et à nous donner une leçon d’humilité. Or si la cause est évidemment noble et l’entreprise tout à fait louable, c’est néanmoins précisément à cet endroit que l’ouvrage – en dépit de ses qualités littéraires et stylistiques particulières – manque selon moi d’atteindre son but et me laisse en partie sur ma faim.
Présentations et représentations des baleines
Le livre s’ouvre sur une taxonomie utile des cétacés, dont on découvre qu’elle est elle-même révélatrice du caractère lacunaire de notre connaissance de ces individus. On apprend à distinguer la classe des mysticètes qui comprend des cétacés dénués de sonar et de dents dont font partie les baleines, et la classe plus diversifiée des odontocètes qui comprend cette fois des cétacés capables d’écholocation et pourvus de dents, parmi lesquels on range notamment les dauphins et les orques. On découvre également quelques anecdotes plaisantes sur les cétacés : il est notamment brièvement question de leurs modes de communication, de la façon dont ils dorment, ou encore des rapports qu’ils entretiennent parfois les uns avec les autres – que ce soit dans les relations entre espèces différentes (l’auteur rapporte notamment des cas remarquables d’entraide), ou bien entre membres d’une seule et même communauté. Certaines marques sur le corps des nouveau-nés suggèrent par exemple que les orques femelles accouchent non pas seules, mais aidées de ce que l’on pourrait qualifier plaisamment de sages-orques (sur notre modèle des sages-femmes).
Reste que l’Éloge de la baleine n’est pas un ouvrage d’éthologie. L’aperçu impressionniste de la vie des cétacés qu’il nous propose est en réalité très limité et assez disséminé dans l’ouvrage. On regrettera que le livre ne nous donne pas à voir davantage ces individus tels qu’ils sont réellement. La vision réductrice des cétacés contre laquelle l’auteur nous met constamment en garde prend dans l’ouvrage une place plus importante que les cétacés eux-mêmes ! Alternent en contraste des récits subjugués des témoins de ces créatures. On ne peut alors qu’être frappé par la tension entre ces incitations récurrentes à porter notre regard sur les baleines elles-mêmes et le fait que ces baleines soient – tout au long de l’ouvrage – au fond assez fuyantes. Elles restent pour ainsi dire à l’état de promesse. Les sentiments et les impressions des témoins ne nous apprennent en tant que tels pas grand-chose sur les mammifères marins, si ce n’est peut-être la place qu’ils occupent dans notre imaginaire collectif. Une explication charitable : comme ne cesse de le rappeler Camille Brunel, nous connaissons dans le fond assez mal ces êtres marins. Très peu d’études sur les cétacés sont disponibles, et ce sont dès lors les empreintes qu’ils laissent sur les spectateurs émerveillés qui doivent prendre le relais.
Cet émerveillement est d’ailleurs au cœur de la seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Cinégénie des dieux ». Entièrement dédié à la place des cétacés au cinéma (Brunel a publié Le cinéma des animaux en 2018), ce deuxième moment s’attache à montrer ce que ces représentations sont susceptibles de révéler du rapport que nous entretenons avec eux. Selon Brunel, notre méconnaissance et notre désintérêt transparaissent ici encore. L’absence pratiquement totale des baleines au grand écran avant L’Odyssée de Pi (Ang Lee, 2012) en est certainement l’un des symptômes. Autre indice : le décalage qui existe souvent entre les possibilités offertes par les techniques d’animation au cinéma (qui permettent désormais de représenter avec un réalisme poussé les cétacés) et le traitement – que l’auteur estime parfois à juste titre « absurde » – dont ceux-ci peuvent faire l’objet : dans Aquaman par exemple, « [le] soin porté au photoréalisme des animaux est à l’opposé de l’intérêt pour la relation qui aurait pu être celle d’une civilisation sous-marine avec ses voisins ».
Les baleines n’en cessent pas moins d’être une source intarissable d’inspiration créatrice. En fait, ces animaux servent souvent de modèle à bien des monstres et autres créatures chimériques (le célèbre « gorille-baleine » japonais, Gojira ou Godzilla, est un exemple frappant évoqué par Brunel). Les baleines, en particulier, sont alors volontiers conçues comme des êtres quasiment divins, ayant quelque chose qui relève du sublime : à la puissance effrayante mais exerçant une fascination irrésistible.
La particularité et le piquant de l’analyse de Brunel sur ce volet résident cependant ailleurs. Aux côtés des longs-métrages de l’industrie cinématographique américaine ou japonaise, des productions filmiques d’une tout autre nature sont considérées : des vidéos (de quelques secondes à quelques minutes) de rencontres réelles et inattendues avec des cétacés. Prises à la volée et souvent au téléphone, ces rencontres laissent généralement en état de choc celles et ceux qui les filment. L’approche surprenante de l’auteur consiste à les traiter comme un genre cinématographique à part entière – qui répondrait notamment à un schéma narratif type : incrédulité, peur, bonheur et enfin retour à l’incrédulité. Les vidéastes amateurs qui ont la chance de capturer ces moments se sentent alors comme ayant été choisis, comme les « élus ». Ces vidéos jouent pour Brunel un rôle documentaire d’une qualité souvent supérieure aux productions que l’on peut voir par ailleurs. Bien que l’on puisse, après visionnage, demeurer sceptique quant à ce dernier point, ces témoignages restent révélateurs de l’effet que les baleines ont sur (certains d’entre) nous. La leçon d’humilité s’impose : les baleines « dérobent en passant […] notre impression d’être importants ».
L’auteur et la mer
Camille Brunel part également lui-même à la rencontre de celles et ceux qu’il considère comme des personnes à part entière (c’est par ce genre de présupposés que le caractère militant de l’ouvrage transparaît le plus clairement). À l’instar du personnage d’Aria, le xoloitzcuintle de son roman Après nous les animaux (Casterman, 2020), Camille Brunel parcourt le monde dans le but d’apercevoir les « plus grandes personnes à avoir jamais habité la Terre ». D’abord en pensée, puisque le livre débute par le récit autobiographique d’une expérience de privation sensorielle dans un coffre de floating. C’est dans ces circonstances, au Canada et isolé dans un de ces caissons, qu’il en vient à penser aux baleines et qu’il se demande s’il ne serait pas possible de « s’allonger dans l’esprit d’une baleine comme dans le sarcophage d’un centre de floating, ne serait-ce qu’en imagination ». La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Rencontres du troisième type » et dont l’action prend successivement place sur des bateaux au large des îles écossaises, au Canada ou encore aux Caraïbes [1], fait longuement état de ses diverses rencontres avec des cétacés. L’ouvrage ne semble dès lors plus vraiment tourner autour des cétacés, mais autour de celles et ceux qui les admirent (en particulier l’auteur). Ces quêtes addictives (mais forcément un peu nombrilistes) donneraient même l’impression à celles et ceux qui s’y engagent de « côtoyer le divin ».
Militantisme impressionniste
L’Éloge de la baleine est aussi un ouvrage à forte prétention politique. La célébration des cétacés va ainsi de pair avec une condamnation résolue des comportements humains qui peuvent leur nuire. Les pêcheurs, le pétrole, les skippers et les militaires sont identifiés comme d’importantes sources de maux pour ces mammifères marins. La quatrième partie de l’ouvrage, intitulée « L’enfer », met en lumière la face obscure de notre rapport aux cétacés. Et c’est aussi notre relation à tous les individus non humains qui est alors mise en question.
Brunel soulève de manière assez classique le caractère problématique des termes de « chasse » ou de « pêche » à la baleine : ils participeraient à camoufler la violence de la réalité. Ces observations sont bien connues des activistes : le premier terrain de bataille est linguistique. Ne serait-on pas en droit de parler de ces activités de chasse et de pêche en d’autres termes – en parlant plutôt de « meurtres » et de « crimes », par exemple ? L’auteur nous interpelle et s’interroge : comment convient-il de caractériser ces pratiques ? « Le million de rorquals massacrés représente-t-il un désastre écologique ou une tuerie de masse ? » ; « À partir de combien de victimes animales peut-on parler de “crime contre l’humanité” ? ». On se souvient qu’Isaac Obermann, le personnage principal de la Guérilla des animaux (Alma éditeur, 2018) parlait du « génocide » que nous menons contre les habitants des mers. Le livre se pose alors une fois de plus comme un appel à changer notre regard : la chasse baleinière, comme toutes les autres violences meurtrières faites contre les animaux, ne doit plus être romantisée mais être perçue comme la réalité choquante et sanguinaire qu’elle est.
Sur ce versant politique, Brunel fait quelques propositions (malheureusement souvent allusives ou impressionnistes) pour changer les mentalités. Il demande par exemple que l’on ne réfléchisse plus simplement en termes d’écologie, mais de justice. Les animaux non humains ne doivent plus être perçus comme des choses mais comme des personnes. Leurs massacres devraient être enseignés dans les écoles et les livres d’histoire, aux côtés des histoires des personnes humaines. Des lois devraient réguler et encadrer le rapport que nous entretenons avec eux, etc.
Notre rapport aux animaux non humains devrait cesser d’être un rapport de force et il faudrait au contraire nous organiser pour protéger tous les animaux. Comme tant d’autres espèces, et comme conséquence immédiate de l’activité humaine, les baleines sont en train de s’éteindre, mais cette extinction n’aurait rien d’inéluctable. Contre l’opinion aujourd’hui commune selon laquelle la meilleure façon d’aider les animaux serait d’intervenir – de les sauver en agissant de manière directe sur eux ou sur leurs habitats –, Brunel suggère plutôt qu’il est indispensable que nous nous estompions. Pour permettre aux animaux de reprendre leur place, l’action humaine la plus bénéfique prendrait ainsi davantage la forme d’une disparition que d’une intervention. L’auteur nous met toutefois en garde : cette disparition de l’espèce humaine doit être maîtrisée. Il ne s’agit en aucun cas d’abandonner complètement les animaux à leur sort. Il y aurait un juste milieu à trouver entre l’intervention excessive et l’abandon complet.
L’auteur fait alors une proposition curieuse. Il imagine un confinement mondial saisonnier strict, qui aurait pour vertu de limiter les dégâts humains sur l’environnement et de laisser ainsi la place aux autres êtres vivants. On trouve les préludes de cette réflexion dans ses divers romans. Comme Isis dans Les Métamorphoses (Alma éditeur, 2020), on peut espérer qu’avec l’effacement temporaire des humains disparaisse également la menace de mort précoce qui pèse sur les cétacés (directement liée à l’activité humaine). Ceux-ci pourraient alors peut-être être en mesure de « reprendre possession » des océans. Reste que ces brèves remarques, si elles donnent une vague direction, n’indiquent nullement comment commencer à nous y engager.
Profondeur des connaissances et connaissances des profondeurs
Les baleines sont tour à tour présentées dans le livre comme des êtres pratiquement divins, des sirènes, des êtres féériques ou magiques. En contraste, Brunel termine son ouvrage en se mettant à distance de ces représentations des baleines et en nous incitant au contraire à les considérer comme de simples personnes. Aussi impressionnantes qu’elles soient, diviniser les baleines ou en faire des créatures surnaturelles aurait une conséquence délétère : celle de nous mettre à distance de leur vulnérabilité et du mal que nous leur faisons. À l’injonction à l’humilité présente tout au long du livre se mêle alors un appel bienvenu à la compassion [2].
Ces deux appels lancés par l’auteur passent par deux prises de conscience : d’abord la réalisation du caractère extraordinaire des baleines et du puissant effet qu’elles produisent sur celles et ceux qui les aperçoivent ; ensuite, le constat que, par bien des aspects, elles nous ressemblent et que nous partageons avec elles une grande part de notre vie ordinaire. Ces similitudes régulièrement mises en avant dans l’ouvrage entre les cétacés et les êtres humains sont toutefois d’un type particulier et sont introduites par le biais d’un changement de niveau de description. De la description initialement comportementale des cétacés, on passe très souvent à la description physique voire neurophysique de ceux-ci.
Lorsque les cétacés sont ainsi bel et bien abordés de manière frontale dans l’ouvrage, la chose passe presque systématiquement par le prisme des neurosciences. Or peut-être pourrait-on le déplorer. Si l’intention initiale de l’auteur est évidemment louable puisqu’il s’agit de démontrer de la manière la plus sûre et la plus définitive qui soit que ces animaux sont bel et bien conscients comme nous, qu’ils pensent comme nous, qu’ils aiment, détestent, sont heureux, tristes, etc. comme nous (et qu’il faut par conséquent prendre leurs intérêts en compte comme nous prenons en compte les nôtres), la méthode pour convaincre est plus contestable. Le point que cherche à faire Camille Brunel est en effet le suivant : il ne peut et il ne doit y avoir aucun doute quant au fait que les cétacés ressentent des émotions, sont intelligents, conscients, etc., car on a en réalité découvert que les mêmes structures et mécanismes neurophysiques (cérébraux) sont à l’œuvre chez eux comme chez nous [3].
Si l’on cherche à s’enquérir de ce que ressentent les baleines et à prendre conscience de leurs personnalités singulières, il n’y a toutefois rien d’évident à ce que ce soit leurs cerveaux qu’il faudrait observer : on pourrait tout à fait soutenir que ce sont bien davantage leurs comportements (leur vie incarnée ou sociale) qui ont ici un primat. Le problème est alors que l’ouvrage semble parfois faire comme si la description neuroscientifique prise de manière isolée pourrait suffire pour observer la vie mentale des cétacés. Les débats sont bien sûr gigantesques et ce n’est pas le lieu ici de creuser davantage. On retiendra simplement que l’ouvrage a lui-même ses points aveugles et est parfois assez naïf dans son traitement et son usage des données scientifiques.
Conclusion
Nul doute que l’entreprise de Camille Brunel est tout à fait louable. Il cherche à toucher et à convaincre de l’importance de la lutte en faveur de ces animaux. Les moyens (littéraires et argumentatifs) utilisés sont malheureusement en définitive assez faibles et échouent selon moi à atteindre pleinement cette fin.
Si on pourra lui reprocher son manque (ou son insuffisance) de sources ou son caractère trop (ou trop peu) militant, l’Éloge de la baleine de Camille Brunel reste un éloge écrit par un véritable passionné. On retiendra son message le plus important (à défaut d’être original) : les cétacés doivent être pensés comme des personnes à part entière, dont les intérêts doivent être respectés. Comme l’écrivait joliment le narrateur de son premier roman, « toutes les œuvres d’art réunies, littérature, architecture, peinture, cinéma, ne valaient pas le centième de cet instant où une seule baleine avait daigné percer la pellicule des flots et faire entendre l’écho de la vieille promesse du bonheur sur Terre ». Les cétacés sont assurément des êtres à couper le souffle. Ils donnent sans doute un sentiment d’un peu de magie dans un monde trop souvent désenchanté. Leur vulnérabilité est toutefois un problème des plus urgents. Voilà un message qui mérite d’être largement diffusé.
Notes et références
↑1 | Difficile de ne pas être surprise, à la lecture de ces aventures, par la débauche ironique de moyens énergivores mis en œuvre pour atteindre la certitude qu’il serait préférable de laisser les baleines tranquilles. |
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↑2 | On peut ainsi lire, à la page 177 : « Affirmer que les baleines sont des personnes vaut pourtant mieux que de n’y voir que des dieux. La nouvelle forme de sacré est là : dans l’idée qu’en tant que personnes, elles bénéficient de droits aussi inviolables que ceux des humains. » |
↑3 | On peut lire dans cette lignée, page 117 : « Il s’agit exactement du même organe – quoique plus développé – que chez nous ; la colère, le deuil, la joie, sont donc selon toute probabilité de même nature que chez nous. » |