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Rejetant l’idée d’accorder un statut plus élevé aux humains en raison d’une supposée « dignité humaine », Will Kymlicka soutient que défendre les droits humains aux dépens des animaux est sujet à caution et voué à l’échec.
Texte traduit de l’anglais par Frédéric Côté-Boudreau.
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Résumé : Les premiers défenseurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme ont invoqué la hiérarchie des espèces : les êtres humains ont des droits du fait qu’ils sont différents des animaux et supérieurs à eux. Ceux qui les ont suivis ont évité de parler de suprématie humaine, préférant faire appel aux conditions de subjectivité incarnée et de vulnérabilité corporelle que nous partageons avec les animaux. Au cours de la dernière décennie, cependant, le suprémacisme est revenu en force dans les écrits des nouveaux « partisans de la dignité », qui soutiennent que les droits humains sont fondés sur la dignité et que celle-ci exige d’accorder un statut plus élevé aux êtres humains qu’aux animaux. Contrairement aux partisans de la dignité humaine, je soutiens que défendre les droits humains aux dépens des animaux est philosophiquement suspect et politiquement voué à l’échec.
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Je souhaite explorer dans cet article deux facettes du projet des droits humains[1]. D’une part, ce projet a été caractérisé par la lutte contre la déshumanisation de groupes particuliers dans la société, qu’ils soient définis par la race, le sexe, les différentes formes de handicaps ou encore la religion. Il a remis en question les idéologies et les pratiques qui traitent ces groupes comme n’étant pas pleinement humains. Cette lutte contre les hiérarchies de valeurs a été – et demeure – un enjeu de justice criant, et dans la mesure où nous avons fait des progrès par rapport à ces idéologies et ces pratiques, le projet des droits humains a joué un rôle important.
D’autre part, le projet des droits humains a également été caractérisé par des idéologies et des pratiques relevant de la hiérarchie des espèces [species hierarchy] et s’est, à cet égard, rendu complice de la catastrophe morale actuelle concernant nos relations avec les animaux non humains[2]. Plus de 10 milliards d’animaux terrestres sont élevés et tués pour l’alimentation humaine chaque année en Amérique du Nord, presque tous dans des conditions de confinement extrême, et plus de mille milliards de poissons sauvages sont tués chaque année par la pêche commerciale dans le monde. La population d’animaux sauvages, quant à elle, a chuté de 50 % au cours des quarante dernières années alors que la colonisation de leurs territoires et la destruction de leurs habitats se poursuivent sans relâche. De plus, les Nations unies estiment que ces deux tendances se maintiendront : d’ici quarante ans, nous confinerons et tuerons encore plus d’animaux pour l’alimentation et nous laisserons encore moins de place aux animaux sauvages. Ces faits reflètent l’extraordinaire sentiment que tout nous est dû [sense of entitlement], ce que Ted Benton qualifie de « narcissisme assez fantastique » (Benton 1988, 7). De nombreux commentateurs ont émis l’hypothèse que, tout comme les générations actuelles sont déconcertées par l’appui de nos ancêtres à l’esclavage, les générations futures le seront par notre aveuglement moral quant aux préjudices causés aux animaux (voir par exemple Appiah 2010). Une partie de la réponse à cette situation déconcertante se trouve, malheureusement, dans le projet des droits humains et la façon dont il a soutenu les idéologies de la hiérarchie des espèces et légitimé (ou ignoré) l’instrumentalisation des animaux.
Ce lien entre la défense des droits humains et le dénigrement des animaux s’observe dès les origines de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Un de ses penseurs, Jacques Maritain, a avancé que le rôle des droits humains était d’insister sur « la distinction radicale entre les personnes et tous les autres êtres », d’élever l’humanité au-dessus de l’« animalité » et de libérer l’humanité de « l’animalité qui l’asservit ». Pour Maritain, le devoir de traiter quelqu’un comme une fin en soi et non comme un moyen est précisément fondé sur cette distinction/distance entre l’humanité et l’animalité[3]. Ce principe de base est repris par des théories plus récentes des droits humains. Pour prendre un exemple, George Kateb avance que « l’idée fondamentale de la dignité humaine est que sur Terre, l’humanité est le type d’être le plus important qui soit – et que chacun de ses membres mérite d’être traité d’une manière correspondant à la haute valeur de son espèce » (Kateb 2011, 3-4). Pour Maritain et Kateb – et d’autres dont je parle plus loin –, la défense de l’égalité entre les humains est liée à l’affirmation de la supériorité hiérarchique de notre espèce sur les animaux.
Le projet des droits humains est ainsi au cœur de certaines des meilleures comme des pires pratiques morales actuelles : il sous-tend la lutte inspirante contre l’oppression humaine tout en cautionnant notre indifférence catastrophique à l’égard de l’oppression animale. La question qui se pose est de savoir si ces deux aspects sont intrinsèquement liés : avons-nous besoin d’adhérer à la hiérarchie des espèces pour défendre les droits humains et lutter contre la déshumanisation ?
Si c’était le cas, il semble que nous serions confrontés à un choix tragique : sacrifier des animaux pour promouvoir l’égalité humaine ou affaiblir la lutte pour l’égalité humaine afin de protéger les animaux. Je soutiens cependant que nous pouvons faire respecter les droits humains sans adhérer à la suprématie humaine. En effet, il y a de bonnes raisons de croire que la promotion des droits humains serait en fait renforcée, tant sur le plan philosophique que politique, si l’on renonçait à la hiérarchie des espèces. C’est du moins ce que je défendrai dans cet article.
Situer la hiérarchie des espèces dans la tradition des droits humains
Je dois reconnaître d’emblée qu’il existe d’énormes différences entre les théoriciens et les praticiens des droits humains dans leur façon de penser et de parler des animaux. Pour Maritain et Kateb, la décision de relier les droits humains à la suprématie humaine est très consciente et délibérée. En revanche, d’autres penseurs des droits humains ont clairement pris la décision de ne pas relier les deux[4]. Dans d’autres cas encore, les références à la suprématie humaine semblent être irréfléchies, peut-être même involontaires. Par exemple, il est couramment mentionné, dans les publications sur les droits humains, que soumettre quelqu’un à l’isolement en cellule [solitary confinement] est mal, car cela consiste à le traiter comme un animal. Bien que ce commentaire puisse parfois refléter une approbation consciente de la position de Maritain et de Kateb, dans d’autres cas, il semble que cette expression relève davantage d’un lieu commun et ne reflète pas réellement une croyance réfléchie à l’encontre des droits des animaux. Je pense qu’il est juste de dire que la grande majorité des références aux animaux en philosophie morale et politique contemporaine sont de l’ordre de l’automatisme, littéralement irréfléchies.
Il y a donc de grandes divergences dans la manière dont les théoriciens des droits humains traitent des animaux, si tant est qu’ils en discutent, et l’on peut se demander si leurs propos reflètent des engagements délibérés ou bien de simples réflexes de langage. Un des modestes objectifs de cet article est simplement d’encourager les théoriciennes et théoriciens des droits humains à être plus conscients de telles décisions. Les personnes qui portent le projet des droits humains devraient être moralement responsables de ce qu’elles disent et font en ce qui concerne le traitement des animaux, tout comme celles qui sont impliquées dans le mouvement des droits des animaux sont à juste titre tenues responsables de ce qu’elles disent et font à propos des droits humains[5]. En effet, dans un monde où des centaines de milliers d’animaux sensibles et sociaux sont gardés en isolement dans des zoos et des laboratoires, souffrant de privation sensorielle et de mort sociale, les théoriciens des droits humains veulent-ils vraiment affirmer que l’isolement est approprié pour les animaux ? (Je reviendrai plus loin sur cette question.)
L’un des objectifs de cet article est donc d’inciter à faire plus attention à la façon dont le mouvement des droits humains fait référence aux animaux, dans l’espoir que cela nous rende moins enclins à les dénigrer et à les instrumentaliser. Et de fait, depuis les années 1980 jusqu’au début des années 2000, on a pu observer une tendance allant dans ce sens. Malheureusement, on observe depuis quelque temps une contre-réaction. Au cours des dix dernières années, un certain nombre d’auteurs influents ont en effet réaffirmé la hiérarchie des espèces et cherché à l’ancrer plus profondément dans la théorie et la pratique des droits humains. Nous sommes donc à la croisée des chemins : aujourd’hui peut-être plus qu’à aucun autre moment depuis Maritain, le mouvement des droits humains est appelé à décider si son projet sera lié ou non à celui de la suprématie humaine.
Il est utile de rappeler que Maritain écrivait dans les années 1940, avant la naissance du mouvement contemporain des droits des animaux en Occident[6]. Ainsi, lorsqu’il a ancré les droits humains dans la hiérarchie des espèces, il ne faisait que reproduire ce qui était considéré comme allant de soi par la plupart des participants à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans les années 1980 cependant, les théoriciens des droits humains ont pris conscience que la thèse de la hiérarchie des espèces ne pouvait plus aller de soi pour fonder les droits humains. Avec la montée d’un mouvement remettant en cause l’hypothèse selon laquelle les animaux sont des ressources plutôt que des fins en soi, tout appel à la hiérarchie des espèces devrait être explicitement défendu. Une lecture attentive des publications consacrées aux droits humains des années 1980 à 2000 semble indiquer que de nombreux théoriciens étaient réticents à s’atteler à cette tâche. La hiérarchie des espèces est défendue de diverses manières dans le corpus occidental, que ce soit par un appel à la providence divine, à la raison, au langage, à l’autonomie morale, à la potentialité, etc. À partir des années 1980 toutefois, tous ces arguments ont été systématiquement critiqués, dans des dizaines d’articles et de livres, et je soupçonne que de nombreux théoriciens des droits humains ne savaient pas comment y répondre. Je soupçonne également que plusieurs de ces théoriciens des droits humains n’étaient pas même sûrs de souhaiter défendre la suprématie humaine. De nombreux philosophes – à vrai dire, de nombreuses personnes plus généralement – ne savent pas trop quoi penser des droits des animaux et ont des intuitions contradictoires et en constante évolution sur la question. Ce qui motivait ces théoriciens à consacrer leurs travaux aux droits humains était de promouvoir une plus grande égalité entre les humains et non de défendre l’inégalité entre les humains et les animaux; or, ils ne voyaient aucune raison d’inclure l’un dans l’autre.
De nombreux théoriciens des droits humains de cette période se sont ainsi éloignés de la position de Maritain et ont plutôt cherché des moyens de défendre les droits humains sans s’appuyer sur les thèses controversées de la hiérarchie des espèces. En effet, je constate un net recul de l’idéologie de la suprématie humaine dans les publications sur les droits humains. Considérons deux des premiers et des plus influents ouvrages entièrement consacrés aux fondements théoriques des droits humains, ceux de Henry Shue (1980) et de James Nickel (1987). S’inspirant de la conceptualisation des droits proposée par Feinberg, ces deux auteurs ont développé des théories des droits humains fondées sur des postulats concernant (1) les intérêts fondamentaux (par exemple, la sécurité, la subsistance, la liberté) ; (2) les menaces courantes à l’encontre de ces intérêts ; (3) les devoirs collectifs/institutionnels de ne pas causer et de prévenir de telles menaces. Aucun d’eux n’a fait appel à l’idée de hiérarchie des espèces : ils n’ont fait aucune référence au statut moral des humains et des animaux ou à la signification de l’« humanité » et de l’« animalité », ni n’ont émis d’hypothèse à ce propos.
Bien entendu, cette façon de fonder les droits humains soulève la question de savoir si les animaux ne pourraient pas, eux aussi, bénéficier de droits fondamentaux, étant donné qu’ils possèdent également des intérêts fondamentaux pouvant être menacés par les institutions publiques. Plusieurs théoriciens et théoriciennes des droits des animaux ont fait valoir que la logique de la théorie des droits de Feinberg s’applique naturellement aux animaux[7]. Et de fait, Feinberg et Nickel reconnaissent tous deux cette possibilité. Feinberg a écrit un article défendant la possibilité conceptuelle des droits des animaux (1974) et Nickel a consacré une brève note de bas de page à cette possibilité (1987, 45).
Certes, ni l’un ni l’autre n’a réellement souscrit aux droits des animaux – ils ont simplement laissé la question ouverte. Cependant, et c’est là le point essentiel, ni l’un ni l’autre n’a considéré comme une objection à son exposé des droits le fait que son approche pourrait mener à reconnaître des droits à des individus d’autres espèces. En d’autres mots, ils ne considéraient pas comme un critère de réussite d’une théorie des droits humains qu’elle exclue les animaux, et cela parce que, contrairement à Maritain, ils n’estimaient guère que le but des droits humains était de défendre l’idée de la hiérarchie des espèces. Leur objectif était d’identifier les raisons impérieuses pour lesquelles les institutions publiques ont le devoir de protéger les individus contre ce qui menace le plus souvent leurs intérêts fondamentaux, et ils ont laissé en suspens la question de savoir si, ou à quelles conditions, ces raisons pourraient également s’appliquer aux membres d’autres espèces animales.
Cela nous mène droit au cœur de la suprématie humaine. Comme le dit Angus Taylor, les adeptes de la suprématie humaine, comme Maritain, « ne peuvent adopter n’importe quelle approche éthique pour protéger les humains, car il ne suffit pas d’inclure tous les humains dans la communauté morale – encore faut-il simultanément exclure tous les non-humains. Et ceci est crucial : l’exceptionnalisme humain concerne au moins autant les personnes que nous sommes déterminés à exclure de la communauté morale que celles que nous souhaitons y inclure » (Taylor 2010, 228, italiques dans l’original). La théorie de Maritain sur les droits humains est suprémaciste en ce sens précis. Pour Maritain, un critère de succès d’une théorie des droits humains est non seulement qu’elle protège les droits des humains, mais qu’elle élève les humains au-dessus des autres animaux et qu’elle défende leurs droits sur des bases qui ne peuvent être invoquées en faveur de ces derniers.
À partir des années 1980 cependant, la théorie des droits humains a commencé à se défaire de ce cadre suprémaciste. Pour Shue et Nickel, le fait que la théorie des droits humains exclue les animaux ou qu’elle exalte l’humanité au détriment des animaux n’est pas un gage de réussite. Je dirais que cette tendance s’est ensuite poursuivie tout au long des années 1990 jusqu’au début des années 2000. Au cours de cette période, plusieurs approches novatrices de la théorisation des droits humains ont fait leur apparition. Par exemple, Bryan Turner a soutenu que les droits humains devraient être fondés sur le respect des personnes en tant que « sujets vulnérables » (Turner 2006), une idée également défendue par Martha Fineman (2008) et Morawa (2003). Amartya Sen et Martha Nussbaum ont développé des théories des droits humains basées sur les capabilités (Sen 2005 ; Nussbaum 2007) ; Fiona Robinson a élaboré une approche des droits humains fondée sur l’éthique du care (Robinson 2003) ; et Judith Butler a fait appel à la « vie précaire » comme base des droits humains (Butler 2006)[8].
Ces théories ont considérablement enrichi notre vocabulaire moral pour discuter des droits humains, en ajoutant les idées de vulnérabilité, de précarité, de capabilité et de care au précédent lexique, plus spartiate, des besoins et des intérêts. Et toutes ces approches, je dirais, partagent avec celles de Shue et de Nickel une logique non suprémaciste. En affirmant que la vulnérabilité ou les capabilités illuminent les fondements et les exigences des droits humains, ces théoriciens n’ont pas jugé nécessaire que ces idées fondent également la hiérarchie des espèces. Ils laissaient ouverte la question de savoir si et comment elles pourraient s’appliquer aux animaux.
Comme on pouvait s’y attendre, les théoriciennes et les théoriciens des droits des animaux ont rapidement voulu répondre à cette question et ont suggéré que ces nouvelles approches des droits humains nous poussent effectivement vers la reconnaissance de droits aux animaux. Ani Satz, par exemple, a soutenu que la théorie de Fineman sur la portée éthique de la subjectivité vulnérable s’étend naturellement aux animaux (Satz 2009) – une possibilité que Fineman elle-même reconnaît[9]. De même, la valeur éthique des capabilités ou du care semble naturellement s’étendre aux animaux, de sorte que d’autres chercheuses et chercheurs ont récemment appliqué aux animaux des théories basées sur les capabilités (Nussbaum 2006 ; Schinkel 2008) et sur l’éthique du care (Donovan et Adams 2007). Enfin, tout, dans l’approche de Butler au sujet des raisons pour lesquelles nous devrions cultiver une éthique de respect de la vie précaire et contester le dénigrement de certaines vies comme n’étant pas dignes de deuil, vaut pour les autres espèces animales, comme l’ont montré certains théoriciens des droits des animaux (Taylor 2008 ; Stanescu 2012).
En somme, depuis les années 1980 jusqu’au milieu des années 2000, la tendance a été de défendre les droits humains sans recourir à la hiérarchie des espèces, et la défense des droits humains n’était pas considérée comme essentiellement liée à l’affirmation de la supériorité sur les animaux. Cela a ouvert la voie à des recherches de plus en plus nombreuses tentant d’intégrer les droits humains et les droits des animaux, d’explorer leurs interconnexions et de construire une théorie et une pratique dans lesquelles la poursuite des droits humains est sensible à la justice pour les animaux et la poursuite des droits des animaux sensible à la justice pour les humains[10].
La contre-réaction : les droits humains basés sur la dignité
J’espère et anticipe que cette tendance ira en grandissant. Toutefois, au cours des dix dernières années, on a pu observer un mouvement marqué – et à mon avis inquiétant – dans la direction opposée, c’est-à-dire vers la réaffirmation de la hiérarchie des espèces comme fondement des droits humains. Il existe différentes versions de cette contre-réaction, mais je me concentrerai sur la nouvelle vague de publications, au sein de la philosophie juridique et politique anglo-américaine, qui s’appuient sur la notion de dignité. Ces « nouveaux partisans de la dignité » [new dignitarians], comme je les appellerai, avancent deux thèses principales : (1) que la protection ou le respect de la dignité humaine est le fondement des droits humains ; et (2) qu’un élément essentiel de la dignité humaine se trouve dans notre différence radicale avec les animaux et notre supériorité à leur égard. De cette façon, les nouveaux partisans de la dignité cherchent à réinscrire la hiérarchie des espèces au cœur de la théorie des droits humains.
Je critiquerai cette position sous peu, mais je tiens d’abord à souligner que je me penche sur un courant spécifique des publications sur la dignité humaine. Il existe de nombreuses traditions en la matière : la jurisprudence allemande concernant la dignité dans la Loi fondamentale [la Constitution], par exemple, diffère du discours sur la dignité dans le domaine de la bioéthique, qui diffère à son tour des doctrines catholiques ou encore de celle de Kant sur ce thème, parmi de nombreuses autres traditions[11]. Il n’y a donc pas une doctrine unique qui sous-tendrait toutes les diverses références à la dignité humaine, ni d’histoire unique sur la façon dont ces références se rapportent aux idées de différences entre les espèces ou de hiérarchies des espèces[12].
Le courant auquel je m’intéresse rattache explicitement la dignité humaine à la hiérarchie des espèces. J’ai déjà parlé de Kateb, qui définit la dignité humaine de la manière suivante : « Tous les individus sont égaux : aucune autre espèce n’est égale à l’humanité. Ce sont les deux propositions fondamentales qui constituent le concept de dignité humaine » (Kateb 2011, 6). Catherine Dupré propose une formulation similaire dans sa récente revue de la jurisprudence européenne sur la dignité humaine :
Le système juridique de protection des droits humains en Europe (et plus généralement en Occident) repose sur l’hypothèse selon laquelle, en tant qu’êtres humains, nous naissons avec cette qualité unique qu’est la dignité, qualité qui nous distingue des autres êtres (principalement des animaux), ce qui justifie et explique la protection spéciale de nos droits (Dupré 2015, 28).
Elle note que le cœur de la jurisprudence en matière de dignité est un principe de non-instrumentalisation fondé sur l’idée que les humains doivent être traités comme des fins en soi et non pas simplement comme des ressources ou des moyens, et lie explicitement ce principe à la hiérarchie des espèces :
Nous sommes ici aux racines philosophiques du concept constitutionnel de dignité humaine tel qu’il est largement compris aujourd’hui, à savoir un concept exclusif aux êtres humains, de sorte qu’il peut être utilisé pour les distinguer d’autres êtres, êtres qui n’ont pas de dignité mais une valeur relative […]. La dignité est utilisée pour définir l’humanité non pas en référence à Dieu, mais par distinction envers d’autres êtres qui n’ont qu’une « valeur relative », à savoir les animaux ou les choses (Dupré 2015, 34-35).
Elle illustre son propos en décrivant et en défendant la dignité du travail humain :
Dans le contexte des relations de travail, où les employés tendent à être considérés par les employeurs comme des unités de production jetables et interchangeables, de plus en plus exclusivement identifiés sous la forme de simples chiffres, tels que leur coût économique pour l’employeur ou le revenu financier qu’ils génèrent, la distinction kantienne entre la valeur ou le prix du marché pouvant être attribué aux choses et aux animaux, et la dignité ou la valeur intrinsèque qui est une qualité exclusivement humaine, n’a jamais été aussi pertinente (Dupré 2015, 124).
Nous avons ici un abrégé exemplaire de la politique des nouveaux partisans de la dignité. Lorsque des humains instrumentalisent d’autres humains, leur solution consiste à dire : « Vous faites une erreur de catégorie : vous devriez instrumentaliser les animaux et non les humains ». Lorsque des humains en oppriment et en exploitent d’autres, la stratégie consiste à se désolidariser des animaux.
Nous pouvons retrouver la même idée, ou du moins une esquisse, dans l’influente théorie de Waldron sur la dignité humaine en tant que statut supérieur [high rank] (Waldron 2012). Dans certains passages, Waldron illustre cette idée en faisant référence à la différence historique de statut entre les aristocrates et les paysans, suggérant alors que la dignité humaine implique d’attribuer à tous les humains le statut supérieur précédemment attribué aux seuls aristocrates. D’autres passages, toutefois, indiquent que ce statut est également supérieur à celui des animaux. Dans un monde qui respecte la dignité humaine, écrit Waldron, la loi peut obliger les gens à faire des choses, « mais même lorsque cela se produit, ils ne sont pas gardés comme du bétail, soumis à un dressage comme des chevaux, battus comme des bêtes sans défense [dumb animals] ou réduits à une masse tremblante de “terreur bestiale désespérée” » (Waldron 2012, 64). La politique de la dignité exige en effet de tenir compte du point de vue des humains, mais non de celui des animaux. Cette pensée politique « est un mode de gouvernance qui reconnaît que les gens ont certainement leur propre point de vue ou perspective à présenter sur l’application d’une norme sociale à leur conduite. Appliquer une norme à un individu humain n’est pas comme décider de ce qu’il faut faire à propos d’un animal féroce ou d’une maison délabrée. Il s’agit de prêter attention à un point de vue » (Waldron 2012, 54). Cela signifie que gouverner les humains avec dignité « est très différent de (par exemple) garder des vaches avec un aiguillon » puisque, dans le dernier cas, il s’agit d’un système de règles qui fonctionne « en manipulant, terrorisant ou galvanisant le comportement » (Waldron 2012, 52)[13]. Il résume ainsi sa théorie : alors que certaines personnes disent que « si nous abolissons les distinctions de statut, nous finirons par traiter tout le monde comme un animal […], l’éthos de la dignité humaine nous rappelle qu’il existe une alternative » (Waldron 2012, 69)[14]. En bref, pour Waldron comme pour Kateb et Dupré, la défense de la dignité humaine est explicitement définie en relation avec la hiérarchie des espèces. Pour cette raison, Rossello décrit avec justesse la conception de Waldron comme étant une « aristocratie des espèces » (Rossello 2016a)[15].
Dans tous ces cas, la dignité humaine est défendue sur le dos des animaux. Je tiens à souligner de nouveau que cette idée n’est pas inhérente à l’utilisation du terme de « dignité » ou de « dignité humaine ». Comme je l’ai indiqué précédemment, il existe de nombreuses sources intellectuelles et variations de ce que nous pourrions appeler le « discours sur la dignité » et toutes n’ont pas pour but d’instrumentaliser les animaux[16]. Je ne fais donc que diagnostiquer un seul courant de l’abondante recherche portant sur la dignité.
Il s’agit toutefois d’un courant important et, bien que la suprématie humaine ne soit pas inhérente au concept de dignité humaine, je voudrais également suggérer que ce n’est pas un hasard si le mot « dignité » est devenu le concept par excellence des théories suprémacistes. Au milieu de cette « ère de la dignité », où le discours sur la dignité est « ubiquiste » (Dupré 2015, 1) et « omniprésent » (McCrudden 2013, 1), il est utile de rappeler qu’une multitude d’autres concepts moraux pourraient être mobilisés pour discuter des obligations éthiques et juridiques en général et des droits humains en particulier. J’ai mentionné plus haut que la théorie des droits humains des années 1980 jusqu’aux années 2000 a engendré un vocabulaire moral très riche, non seulement en termes d’intérêts et de besoins, mais aussi de respect de la subjectivité et de la vulnérabilité, d’existences dignes de deuil [grievability], de capabilités et d’épanouissement, qui ont tous été utilisés de manière fructueuse pour mettre en valeur une éthique des droits humains. Ainsi, au milieu des années 2000, la dignité n’était que l’un des nombreux concepts proposés et étudiés en tant que fondement éthique des droits humains, mais en aucun cas la seule option, ni même la plus importante[17]. Pourquoi alors, au cours des dix dernières années, tant de théoriciens ont-ils autant investi la dignité comme concept-clé des droits humains malgré la panoplie d’outils moraux à leur disposition ?
Il ne fait aucun doute que de nombreux facteurs entrent en jeu, mais je pense que l’une des raisons est que les notions relatives à la « dignité » ne s’étendent pas facilement ni naturellement aux animaux. Comme nous l’avons vu, pratiquement tous les autres concepts que nous utilisons habituellement pour discuter et défendre les droits humains – intérêts, besoins, bien-être, capabilités, épanouissement, vulnérabilité, subjectivité, care, justice – conduisent naturellement à la reconnaissance des droits des animaux, car les animaux sont semblables aux humains à tous ces égards[18]. Le seul des concepts de la boîte à outils moraux qui ne semble pas pouvoir s’étendre aussi naturellement à eux est, selon plusieurs auteurs, celui de la « dignité ». Lorsque quelqu’un terrorise une vache avec un aiguillon, il ne fait aucun doute que cela nuit aux intérêts fondamentaux et au bien-être de cette dernière, heurte sa subjectivité, exploite sa vulnérabilité, augmente la précarité de sa situation, l’instrumentalise et compromet ses capabilités ainsi que son épanouissement. Dans la mesure où l’une ou l’autre de ces considérations fonde le droit pour un humain à ne pas être terrorisé, il semblerait qu’elle fonde par le fait même un pareil droit pour les animaux à ne pas subir de telles choses. Mais est-ce que la violence systémique de l’élevage industriel porte atteinte à la « dignité » des vaches ? Cela ne va pas de soi. Bien qu’il existe des approches intéressantes selon lesquelles nous brimons couramment la dignité des animaux (Cataldi 2002 ; Gruen 2014 ; Humphreys 2016 ; Loder 2016), elles ont tendance à mieux s’appliquer à des contextes spécifiques de dénigrement public (comme dans le cas des cirques et des zoos)[19] plutôt qu’aux structures d’exploitation souvent invisibles des élevages ou des laboratoires, ces lieux qui sont le cœur de l’oppression animale dans nos sociétés. Alors que certains partisans de la cause animale affirment que la dignité peut servir de base générale aux droits des animaux (Bilchitz 2009), d’autres soutiennent qu’elle n’offre pas les ressources nécessaires pour une telle entreprise (Zuolo 2016), ne serait-ce que parce que le discours sur la dignité est imprégné de l’idée que la dignité implique de ne pas être traité comme un animal. Dans tous les cas, ce concept ne fait pas partie du langage naturel de la théorie des droits des animaux.
Pour toutes celles et tous ceux qui veulent défendre la hiérarchie des espèces et résister à l’extension des droits aux animaux, une option consiste donc à s’éloigner de la subjectivité vulnérable, du care, des capabilités ou de la vie précaire pour fonder les droits sur la « dignité ». De fait, Kateb explique très clairement que c’est là ce qui le motive à faire appel à la dignité humaine. Il observe ce que je viens de décrire, c’est-à-dire la tendance à reconnaître les qualités partagées entre les humains et les animaux – comme il le dit, la tendance à « concevoir l’humanité comme une espèce animale parmi d’autres, avec quelques particularités, voire une certaine singularité, mais aucune qui soit suffisamment louable pour élever l’humanité au-dessus du reste » –, mais il objecte que cela « ternit inutilement la dignité humaine en lui enlevant son honorable unicité ». Pour combattre cette tendance, soutient-il, nous nous devons d’insister sur la dignité humaine : « De nos jours, la notion de stature humaine est en partie dirigée contre ces rabaissements, et ce, au nom de la dignité humaine » (Kateb 2011, 128)[20]. Alors que d’autres concepts moraux semblent conduire à la reconnaissance de similitudes [continuities] interspécifiques et au nivellement de la hiérarchie des espèces, une vertu centrale du concept de dignité selon Kateb est précisément sa capacité à réaffirmer la hiérarchie des espèces[21].
Je m’empresse d’ajouter, encore une fois, que je ne prétends pas que toutes les personnes qui font appel à la dignité humaine dans leur théorie des droits humains partagent les objectifs suprémacistes de Kateb. Je constate simplement que le fait de privilégier la « dignité » plutôt que d’autres concepts moraux a pour effet d’entraver les efforts visant à réduire la hiérarchie des espèces et que, pour certaines personnes, c’est précisément là que résidait l’intérêt de faire appel à cette notion.
Les coûts du suprémacisme
Si l’analyse menée jusqu’à présent est juste, nous nous trouvons à un carrefour important dans le projet des droits humains. Peut-être plus qu’à aucun autre moment depuis 1948, le mouvement des droits humains est aujourd’hui appelé à s’engager à nouveau en faveur de la hiérarchie des espèces. Comme je l’ai dit plus haut, bien que les théories antérieures des droits humains n’aient pas prévu de droits pour les animaux, elles n’ont pas pour autant intégré la suprématie humaine parmi leurs prémisses, ni n’ont considéré que leur extension en faveur des animaux pût constituer un motif de rejet de leurs approches. Ceux qui les ont développées ou adoptées ont simplement cherché à identifier des raisons morales robustes justifiant notre obligation de protéger les droits d’autrui et, si certaines de ces raisons s’appliquent également aux animaux, alors qu’il en soit ainsi. En revanche, les nouveaux partisans de la dignité sont des suprémacistes au sens défini plus haut, à savoir que leur but est de garantir non seulement que tous les humains soient protégés, mais aussi que les animaux ne le soient pas.
Dans la suite de cet article, je soutiendrai que le mouvement des droits humains devrait décliner cette invitation à renouer avec la suprématie humaine. Bien sûr, je pense que le manque d’égard pour les animaux constitue une raison suffisante pour rejeter la nouvelle politique de la dignité et je suis sûr que de nombreux défenseurs des droits humains ne veulent pas être complices de l’instrumentalisation des animaux ni de la violence à leur endroit. Cependant, pour les fins de cet article, je ne discuterai pas des façons dont la politique de la dignité nuit aux individus d’autres espèces, mais plutôt de ses conséquences dommageables pour le projet des droits humains lui-même.
Est-ce que la hiérarchie des espèces atténue ou accentue la déshumanisation ?
Pour commencer, permettez-moi de prendre du recul et de demander pourquoi cet accent mis sur la hiérarchie des espèces pourrait être considéré comme bénéfique du point de vue des droits humains. Comment la hiérarchie des espèces pourrait-elle servir le projet des droits humains ? Certains des passages que j’ai cités semblent glorifier l’humain pour lui-même, comme s’il s’agissait de développer un sentiment d’amour-propre envers notre espèce et la conviction que tout nous est dû [species entitlement] – ce que Benton a appelé le narcissisme de l’espèce humaine. Dans d’autres cas cependant, la hiérarchie des espèces est invoquée à des fins plus stratégiques, en l’occurrence pour aider à combattre les préjugés et les discriminations à l’encontre des groupes marginalisés, notamment les groupes racisés, les femmes, les pauvres, les immigrants, les peuples autochtones et les personnes en situation de handicap – tout cela dans l’espoir et l’attente que l’affirmation d’une hiérarchie nette entre les humains et les animaux rende plus difficile le dénigrement de ces groupes.
En quoi affirmer la hiérarchie des espèces pourrait permettre de lutter contre les mauvais traitements de ces groupes ? Parce que l’une des caractéristiques centrales de ces hiérarchies de statut est la déshumanisation, c’est-à-dire le fait de traiter les membres de ces groupes comme des êtres n’étant pas pleinement humains[22]. La déshumanisation n’implique pas littéralement de nier qu’un individu soit un Homo sapiens. Elle consiste plutôt à considérer autrui d’une manière qui lui refuse ce qui est considéré comme des qualités proprement humaines. Les animaux sont généralement perçus comme partageant avec nous certaines émotions ou caractéristiques de base telles que le bonheur, la peur ou la nervosité, mais comme dépourvus d’émotions et de caractéristiques plus développées, telles que la culpabilité, l’embarras, la curiosité ou la maîtrise de soi. Les groupes déshumanisés sont considérés comme dépourvus de ces qualités (prétendument) distinctement humaines et comme étant davantage animés par des impulsions plus primaires que nous partageons avec les animaux. Les recherches en sciences sociales ont montré à maintes reprises que les groupes dominants considèrent effectivement les groupes marginalisés [outgroups] en les déshumanisant de cette manière. Ces études montrent également que cette déshumanisation ne se traduit pas seulement par des préjugés ou des stéréotypes, mais aussi par des formes de discrimination, voire de violence, profondément pernicieuses. Après tout, si les membres de ces groupes ne disposent pas des qualités sophistiquées et des capacités d’autorégulation qui devraient en découler, il semble alors qu’ils ne puissent être gouvernés que par la force. Comme le dit un récent résumé des publications sur la déshumanisation :
Considérer d’autres personnes comme étant dépourvues de certaines des capacités humaines fondamentales, et les comparer à des animaux ou à des objets, peut réduire la reconnaissance de leur capacité d’action intentionnelle, mais cela peut aussi les faire paraître moins sensibles à la douleur, plus dangereux et incontrôlables, et donc les dépeindre comme ayant davantage besoin de punitions sévères et coercitives. (Bastian, Jetten et Haslam 2014, 212)
La déshumanisation représente donc une menace sérieuse aux droits humains et la lutte contre la déshumanisation doit être l’une des missions centrales du mouvement des droits humains.
Soit, mais comment s’y prendre ? Bien des gens pensent que la meilleure façon de lutter contre la déshumanisation est de réintroduire une hiérarchie nette entre les humains et les animaux, et souligner que ce qui constitue le bien pour une vie humaine [the good of a human life] est radicalement différent de ce qu’il est pour des animaux et lui est radicalement supérieur et que, par conséquent, nous ne devons traiter aucun humain comme s’il était un animal. De ce point de vue, une hiérarchie morale rigide entre humains et animaux devient une ressource cruciale et un outil puissant pour les groupes subalternes. Ils peuvent alors mieux affirmer leur droit à une existence digne en insistant, d’une part, sur la valeur morale de leur appartenance à l’humanité, et d’autre part, sur leur discontinuité catégorique avec l’animalité et leur supériorité morale par rapport à celle-ci. En sacralisant « l’humain » et en instrumentalisant « l’animal », nous établissons une base sûre et claire pour protéger les droits de tous les humains, y compris des groupes racisés vulnérables. La hiérarchie des espèces peut rendre les animaux plus vulnérables, mais, au moins, elle contribue à la reconnaissance des droits des groupes humains vulnérables, qui partagent tout autant le caractère sacré de l’humanité.
Claire Jean Kim appelle cette stratégie la « sanctification de la différence entre les espèces » et souligne que le mouvement afro-américain des droits civils a fortement investi en celle-ci pour lutter contre la déshumanisation (Kim 2011). Les adeptes de cette stratégie ne savent peut-être pas exactement comment défendre la hiérarchie des espèces sur le plan philosophique, mais elle est considérée comme un outil politique utile. Si la frontière entre l’humain et l’animal est brouillée, craignent-ils, ce seront les groupes humains vulnérables qui verront leur humanité remise en question, relégués à un statut sous-humain, déshumanisé. Le statut des humains en situation de pouvoir et de privilège restera à l’abri de toute menace même si nous élargissons les droits aux animaux – personne ne remettra en question l’importance de leurs intérêts ou encore leur dignité. En revanche, le statut des groupes défavorisés demeure fragile, tout comme leur droit à une existence digne, de sorte que la hiérarchie des espèces est comprise comme une protection essentielle contre leur déshumanisation.
Si cette stratégie s’avérait effectivement efficace et nécessaire pour lutter contre la déshumanisation, nous serions alors confrontés à un véritable dilemme. Cela impliquerait, dans les mots d’Alison Suen, que nous n’avons aucun moyen de « freiner le racisme sans sacrifier l’animal » (Suen 2015, 99). Heureusement, toujours plus d’études montrent que cette stratégie n’est ni nécessaire, ni efficace et qu’au contraire, plus les gens font une distinction nette entre les humains et les animaux, plus ils sont susceptibles de déshumaniser les autres humains, y compris les femmes et les immigrants (Dhont et al. 2014 ; Taylor et Singer 2015 ; Roylance, Abeyta et Routledge 2016 ; Amiot et Bastian 2017). La croyance en la supériorité des humains sur les animaux est non seulement empiriquement corrélée, mais aussi causalement liée à la déshumanisation des sous-groupes humains. Les recherches en psychologie sociale ont constaté que le fait d’inculquer des attitudes de supériorité humaine à l’égard des autres animaux accentue, plutôt qu’atténue, la déshumanisation des minorités, des immigrants et d’autres groupes marginalisés. Par exemple, lorsque les sujets participant à des études lisent un article de journal rapportant des preuves de la supériorité des humains sur les animaux, on observe par la suite chez ces participants des préjugés plus importants à l’égard des groupes humains marginalisés. À l’inverse, celles et ceux qui ont reçu à lire un article de journal relatant des similarités entre les animaux et les humains, en ce qui concerne des traits et des émotions que l’on valorise, se révèlent plus susceptibles d’accorder l’égalité aux groupes humains marginalisés. Diminuer la différence de statut entre les humains et les animaux contribue à réduire les préjugés et à renforcer la croyance en l’égalité entre les groupes humains (Costello et Hodson 2010, 2012, 2014b). De multiples mécanismes psychologiques font des associations entre les attitudes négatives envers les animaux et la déshumanisation de certains groupes humains (Bastian et al. 2012 ; Dhont et al. 2014 ; Dhont, Hodson, et Leite 2016).
Ce constat – connu dans le domaine sous le nom du « modèle de préjugés interespèces » [interspecies model of prejudice] – a été largement corroboré par de nouvelles études, y compris chez les enfants. Plus on apprend aux enfants à placer l’humain au-dessus de l’animal, plus ils déshumanisent les minorités racisées (Costello et Hodson 2014a). À l’inverse, l’éducation compatissante [humane education] à l’égard des animaux – qui met l’accent sur les affinités et les solidarités interespèces – est reconnue pour sa tendance à susciter une plus grande empathie et des attitudes prosociales envers les autres humains[23]. Comme le résument Hodson, MacInnis et Costello :
la survalorisation des humains par rapport aux non-humains est au cœur des problèmes non seulement concernant les animaux, mais aussi les humains. […] Il se peut que nous devions collectivement faire face à une vérité qui dérange : la primauté accordée aux humains au détriment des animaux – ce truisme incontesté qui consiste à survaloriser les humains – nourrit certaines formes de déshumanisation des humains. (Hodson, MacInnis, et Costello 2014, 106)
Ces recherches indiquent que le mouvement des droits humains est confronté à un choix : son objectif fondamental est-il de lutter contre la déshumanisation ou bien de renforcer la hiérarchie des espèces ? Les deux objectifs ne sont pas les mêmes. Il était peut-être raisonnable, il y a soixante ans, de penser que le second objectif était nécessaire pour atteindre le premier, mais nous savons maintenant qu’il est en fait contre-productif.
L’isolement cellulaire comme étude de cas
Ces données peuvent sembler surprenantes aux yeux de certaines personnes et, pour cette raison, il pourrait être utile de réfléchir à la manière dont ces différentes approches de la déshumanisation se manifestent dans une situation concrète mettant en jeu les droits humains. Prenons l’exemple de l’isolement en cellule à long terme [long-term solitary confinement], une pratique faisant de plus en plus l’objet de dénonciations de la part des militantes et militants des droits humains aux États-Unis et au Canada. Nous savons que cette mesure disciplinaire, qui est imposée de manière disproportionnée aux membres de minorités racisées, est ancrée dans des attitudes de déshumanisation. Les personnes racisées détenues en prison sont perçues comme ne possédant pas suffisamment de ces qualités distinctement humaines et se voient donc traitées comme des animaux indisciplinés, soumises à des niveaux de coercition, d’isolement et de confinement extraordinairement intenses. En critiquant cette pratique comme une violation des droits humains, il est courant de souligner que les prisonniers en isolement sont traités comme des animaux en cage, comme ceux que l’on retrouve dans les zoos ou les laboratoires. Cette analogie est omniprésente dans le débat public, dans les recherches universitaires et même dans la jurisprudence, lorsque l’isolement cellulaire est accusé de bafouer les droits humains[24].
Et pourtant, les défenseurs des droits humains invoquent cette analogie de deux manières très différentes, l’une faisant appel à la suprématie humaine, l’autre la réprouvant. L’approche non suprémaciste dresse un parallèle entre le mal causé en gardant les prisonniers en isolement et le mal causé en gardant les animaux en cage dans les zoos et les laboratoires. Il est injuste, selon cette analyse, de garder tout être sensible appartenant à une espèce grégaire dans un état de privation sociale. S’intéresser à l’impact du confinement solitaire sur les animaux peut aider à comprendre pourquoi, chez les humains, une telle mesure constitue effectivement une violation de leurs droits (par exemple Dayan 2011 ; Guenther 2012). Nous savons que les effets d’un tel isolement sur les animaux sont profondément dommageables : ces derniers deviennent apathiques, développent des stéréotypies telles que des comportements d’automutilation, présentent de l’impuissance acquise [learned helplessness] et souffrent de diverses maladies mentales, notamment du syndrome de stress post-traumatique[25]. En encourageant les gens à s’intéresser de près à cette horreur que nous infligeons aux animaux, il deviendra plus facile de reconnaître l’horreur de l’isolement en cellule des prisonniers, car les maux et les préjudices sont semblables.
La stratégie suprémaciste va dans le sens opposé : elle met l’accent sur les différences entre les humains et les animaux et soutient que la raison pour laquelle l’isolement brime la dignité humaine est que cela ressemble trop à un zoo, ce qui ne respecte pas suffisamment la distinction entre les humains et les animaux. L’isolement porte atteinte à la dignité humaine parce que – pour reprendre la définition de Waldron – il implique « un traitement qui est plus adapté à un animal qu’à un humain, un traitement qui réduit une personne à un simple animal. Un tel traitement est insuffisamment sensible aux différences entre les humains et les animaux, en vertu desquelles les humains sont censés avoir un statut privilégié » (Waldron 2010, 282). Selon cette approche, ce qui est mal dans l’isolement des prisonniers n’a rien à voir avec ce qui est mal dans le fait de mettre en cage et d’isoler des animaux dans un zoo, un laboratoire ou une ferme industrielle : le mal relève plutôt du fait que cela ne glorifie pas suffisamment les humains par rapport aux animaux. C’est cette incapacité à marquer la différence entre les espèces qui fait de la pratique de l’isolement une violation des droits humains et de la dignité humaine.
Nous avons là deux stratégies très différentes qui reposent sur l’analogie entre les zoos et les prisons pour démontrer que le confinement solitaire est un enjeu pour les droits humains. Il ne s’agit pas simplement d’une question théorique et abstraite : ces choix stratégiques sont faits chaque jour dans le mouvement militant contre l’isolement[26]. La question critique, du point de vue des droits humains, est donc de savoir laquelle de ces approches est la plus susceptible de faire reconnaître que le confinement solitaire représente une atteinte aux droits.
À ma connaissance, cette question n’a fait l’objet d’aucune étude empirique directe, si bien qu’il serait prématuré d’en tirer des conclusions définitives. Cela dit, je ne doute pas, pour ma part, que la première stratégie soit la plus efficace. La meilleure façon de faire comprendre aux gens les méfaits du confinement solitaire est de les amener à être attentifs aux torts qu’implique l’isolement de tout sujet appartenant à une espèce sociale. Comme le dit Lisa Guenther, l’isolement social des animaux dans les zoos et les laboratoires et l’isolement social des prisonniers impliquent dans les deux cas des formes de « mort sociale » :
les effets désastreux de se voir radicalement privé de l’expérience concrète de se trouver avec d’autres êtres vivants suggèrent qu’il n’y a rien d’exclusivement humain dans le besoin d’expériences intercorporelles quotidiennes […]. [C]e n’est pas fondamentalement en tant qu’êtres humains, dotés d’un soi-disant sens inhérent de dignité et de liberté, que nous sommes affectés par l’isolement et la privation sensorielle, mais bien avant tout en tant qu’êtres vivants, faits de chair sensible, entretenant des relations corporelles avec d’autres êtres incarnés, plongés dans un vaste champ d’expériences communes au sein d’un monde partagé. C’est en tant qu’animaux que nous sommes abîmés, voire anéantis, par les [cellules] à sécurité maximale, tout comme les animaux sont abîmés ou anéantis par l’enfermement dans les zoos, les fermes industrielles et les laboratoires scientifiques. (Guenther 2012, 56-57)
Elle soulève la critique, répandue dans le milieu de la défense des droits humains, des programmes de prisons dans lesquels les prisonniers sont « traités comme des chiens à enchaîner, à enfermer et à rééduquer par un système de punitions et de récompenses », mais souligne que :
nous ne pouvons pas pleinement comprendre la brutalité de ces programmes tant que nous ne renonçons pas à l’idée que les chiens, pas plus que les humains, méritent d’être traités de cette façon. Dans la mesure où nous restons figés sur le principe que les mauvais traitements des prisonniers portent atteinte à la dignité humaine, nous risquons de négliger la complexité éthique, politique et ontologique d’une situation dans laquelle non seulement des êtres humains mais aussi des êtres vivants, en tant que tels, sont en jeu. Le problème avec des programmes comme START [Special Treatment and Rehabilitation Training, NDT] et Asklepieion n’est pas qu’ils traitent les prisonniers humains comme de « simples êtres de chair et de sang », mais qu’ils ne les respectent pas en tant qu’êtres de chair et de sang, dotés de besoins corporels et intercorporels qui vont au-delà des conditions de survie de base. (Guenther 2012, 60)[27]
S’intéresser de manière soucieuse aux obligations éthiques qui découlent des « besoins corporels et intercorporels » de tous les individus sensibles et sociables permet, selon Guenther, de mettre en lumière les horreurs du confinement solitaire. Comme nous l’avons vu, c’est en effet ce que les recherches générales en psychologie sociale semblent indiquer : mettre l’accent sur les ressemblances entre les animaux et les humains en ce qui concerne leurs caractéristiques moralement significatives entraîne une plus grande préoccupation pour les humains à qui l’on inflige de mauvais traitements.
Par comparaison, la stratégie basée sur la dignité humaine semble superficielle et presque délibérément perverse. Selon cette approche, ce qu’il y a de mauvais dans l’isolement ne réside pas dans la violation des « besoins corporels et intercorporels » que nous partageons avec les animaux – ou dans la dépression, le repli sur soi, les maladies mentales, la perte d’orientation ou les comportements d’automutilation qu’une telle mesure produit – puisque tout cela est également vrai dans ce que subissent les animaux dans les zoos et les laboratoires. Le mal se trouve plutôt dans l’atteinte à une autre qualité, celle de l’ineffable « dignité humaine » qui ne serait, semble-t-il, pas présente chez les animaux. Pour les partisans de la dignité, enfermer et isoler quelqu’un d’une manière qui lui causera fort probablement une profonde détresse n’est pas mauvais en soi – ce n’est mauvais que si nous pouvons identifier chez cet individu une certaine qualité d’humanité qui l’élève au-dessus de l’animalité[28].
À mon avis, inculquer ce type de pensée suprémaciste a peu de chances d’être un remède efficace à la déshumanisation. Elle affaiblit notre sensibilité éthique, renforce l’indifférence à la violence et aux torts infligés et nous laisse à la merci de conceptions de l’« humanité » que nous savons être changeantes et biaisées et qui sont, bien sûr, à l’origine même du problème[29]. Il n’est donc guère surprenant que les recherches en psychologie sociale montrent que la promotion des modes de pensée suprémaciste accentue, et non pas atténue, la déshumanisation[30].
Fonder les droits humains
Jusqu’à présent, j’ai traité de la forte tendance des dix dernières années à mettre de nouveau en valeur la hiérarchie des espèces dans la théorie et la pratique des droits humains, puis j’ai souligné certains des effets contre-productifs que cela risque d’entraîner. Je n’ai toutefois pas encore dit grand-chose sur la façon dont ces auteurs cherchent à défendre la hiérarchie des espèces. Pourquoi exactement ces partisans de la dignité pensent-ils qu’il est mal de terroriser et de battre des êtres humains, mais qu’il n’est pas mal de terroriser et de battre des animaux ? Pourquoi est-il mal de garder des humains en isolement, mais pas des chimpanzés ou des chiens ?
Il est étonnamment difficile de trouver une réponse claire à cette question. Comme je l’ai mentionné précédemment, il existe de nombreuses justifications à la suprématie humaine dans la tradition occidentale – évoquer la volonté divine, la possession de la raison, du langage, de l’autonomie morale, de la potentialité, etc. – mais les tenants contemporains de la suprématie humaine souhaitent généralement éviter d’être associés à de telles stratégies argumentatives. L’une des raisons est peut-être que toutes ces hypothèses ont fait l’objet de critiques cinglantes de la part des théoriciens des droits des animaux au cours des quarante dernières années, et les partisans de la dignité ne savent peut-être pas bien comment y répondre. Je soupçonne cependant qu’une raison plus importante qui pousse ces chercheurs à éviter désormais de recourir à de tels arguments est qu’ils se rendent compte que toute justification possible de la suprématie humaine se révélera en fait préjudiciable aux droits humains.
Prenons par exemple le plaidoyer de Kateb sur l’importance du langage. Selon Kateb, les animaux ne sont pas dignes de droits car le langage est une condition préalable à la « vie intérieure » et que les animaux n’ont pas de langage :
Le langage est ce dont manque la nature et que possède l’humanité ; là où le langage est absent, une chose ou un être ne peut exister pour lui-même […]. Les animaux n’ont pas de langage et donc pas de vie intérieure [inwardness] faisant une différence dans leurs actions. (Kateb 2011, 117, 151)
En tant qu’argument en faveur de la suprématie humaine, ce raisonnement prête le flanc à des objections flagrantes. Il est amplement démontré que bon nombre d’espèces animales possèdent un langage et une vie intérieure. Les suppositions de Kateb sur les animaux ne survivraient pas à la moindre analyse critique des faits[31]. Cependant, comme je l’ai déjà dit, je mettrai de côté les implications de la pensée suprémaciste pour les animaux et me concentrerai plutôt sur ses incidences pour les droits humains. À ce sujet, le problème fondamental de l’argument de Kateb est que, selon cette logique, il faudrait refuser d’accorder des droits humains à tout individu qui ne posséde pas de capacités linguistiques, y compris aux nourrissons et aux personnes ayant des incapacités cognitives importantes ou qui se trouvent en état de démence.
Kateb admet que son approche compromet les droits de ces groupes humains et répond à ce problème de manière plutôt révélatrice :
Il y a des personnes qui ont tellement de handicaps qu’elles ne peuvent pas être fonctionnelles. L’idée de dignité peut-elle leur être appliquée ? Certes, elles restent des êtres humains en ce qui concerne les éléments les plus essentiels. Si elles ne peuvent pas exercer – en tout ou en partie – leurs droits, elles conservent néanmoins un droit à la vie, quelles que soient leurs incapacités (sauf dans les cas de dysfonctionnement les plus extrêmes). Elles doivent être traitées comme des êtres humains, et non comme des sous-humains ou des animaux ou des fragments de matière. Il est clair, cependant, que la thèse que j’explore place les êtres humains fonctionnels au cœur de la théorie morale. (Kateb 2011, 19)
Il convient de s’arrêter un instant pour comprendre à quel point le discours de Kateb est diamétralement opposé à toute la tendance de la jurisprudence récente en matière de droits humains. Pour Kateb, les adultes autonomes (et capables de parler) sont le « cœur » des droits humains et les droits de tous les autres ne tiennent qu’à un fil, à l’exception, peut-être, du droit à la vie. La législation et la pratique des droits humains évoluent pourtant dans le sens inverse. Les conventions récentes les plus importantes en matière des droits humains sont la Convention internationale des droits de l’enfant [CIDE] (1989), qui couvre même les nouveau-nés, ainsi que la Convention relative aux droits des personnes handicapées (2007), qui couvre les personnes vivant avec les incapacités cognitives les plus importantes. En fait, la CIDE est celle qui a été la plus ratifiée de toutes les conventions des droits humains et, si un document peut en toute vraisemblance prétendre être au « cœur » des droits humains, c’est bien celui-là. Plus généralement, la jurisprudence portant sur les droits humains a décisivement évolué de manière à dissocier les droits humains de tout seuil cognitif ou linguistique. Comme le précise Dupré, l’objectif de la jurisprudence récente en matière de droits humains, telle qu’interprétée par les tribunaux, est d’inclure
tous les êtres humains dans son champ de protection, quel que soit leur degré de conscience de leur propre humanité ou leur capacité à prendre des décisions rationnelles affectant leur vie ou leur mort. En conséquence […] les êtres humains privés d’autonomie, parce qu’ils sont, par exemple, trop jeunes ou trop vieux, lourdement handicapés ou dans un état végétatif prolongé, ne sont pas traités comme une exception lorsqu’il s’agit de déterminer la portée de leurs droits fondamentaux et de les protéger. […] La dignité humaine n’est pas conçue uniquement pour les personnes puissantes, en bonne santé, confiantes et en possession de leurs capacités, elle vise plutôt à placer au centre du constitutionnalisme celles et ceux se trouvant en marge des droits humains. (Dupré 2015, 22)
L’approche de Kateb, qui assigne des seuils linguistiques et cognitifs pour attribuer des droits humains, représente une menace directe pour cette jurisprudence en pleine progression et pour les protections qu’elle offre aux groupes vulnérables. Les praticiens des droits humains veulent placer les enfants et les personnes handicapées au centre de la théorie et de la pratique ; Kateb veut repousser toutes ces personnes à la marge et leur laisser des droits qui ne tiennent qu’à un fil. (Et d’ailleurs, de récentes défenses de la version suprémaciste des droits humains sont même prêtes à couper ce fil[32].)
Nous pouvons constater le même phénomène du côté de Waldron. Ce dernier ne nie pas que les animaux aient une vie intérieure, mais il affirme que la dignité ne dépend pas seulement de celle-ci, mais aussi de capacités d’« auto-exercice » [self-application] de ses droits :
Les personnes détenant des droits se défendent par elles-mêmes, font des revendications assumées, en leur propre nom, exercent un contrôle sur la poursuite et le traitement de leurs propres griefs […]. La [dignité] repose sur les capacités de compréhension pratique, de maîtrise de soi, d’auto-surveillance et de modulation de son propre comportement en fonction de normes que l’on peut saisir et comprendre. (Waldron 2012, 49, 52)
Comme nous l’avons vu, cette capacité d’auto-exercice est, pour Waldron, ce qui distingue la politique fondée sur la dignité humaine de celle qui consiste à « garder des vaches avec un aiguillon » (Waldron 2012, 52).
Encore une fois, il y aurait beaucoup à dire au sujet de la vision peu respectueuse des animaux de Waldron, les membres de nombreuses espèces animales étant en vérité tout à fait capables de réguler leur comportement conformément à des normes sociales[33]. Je vais cependant mettre cette question de côté[34] et me contenter d’examiner ses effets sur les droits humains. Une première préoccupation est liée au fait qu’elle semble refuser les droits à tout humain n’ayant pas la capacité de « se défendre », de « faire, sans complexe, des revendications en [son] propre nom » ou d’« exercer un contrôle sur la poursuite et le traitement de [ses] propres griefs », y compris aux nourrissons ainsi qu’aux personnes ayant des incapacités cognitives importantes ou en état de démence. Waldron reconnaît que sa théorie met en péril les droits de tous ces groupes, mais insiste sur le fait que notre souci pour les nourrissons et les personnes ayant des incapacités importantes ne doit pas « nous éloigner d’une conception qui implique l’exercice actif d’un statut légalement défini » (Waldron 2012, 29). Comment pouvons-nous, dans ce cas, protéger les droits humains des personnes qui ne sont pas en mesure de s’engager dans « l’exercice actif » et « l’auto-application » de leurs droits ? Sa réponse – qui tient en une phrase – est de citer le propos de John Locke, selon qui « les enfants, je l’avoue, ne naissent pas dans cet état de pleine égalité, quoiqu’ils naissent pour cet état [they are born to it] »[35]. Cela explique, dit-il, pourquoi « nous ne sommes pas contraints d’inventer une autre sorte de dignité » pour celles et ceux qui sont incapables d’exercer eux-mêmes leurs droits (Waldron 2012, 29).
Cette citation de Locke est certes poétique, mais on ne voit pas bien quel est l’argument moral qu’elle contient. À première vue, elle semble faire appel aux fameux arguments de la potentialité. Mais dans ce cas elle se heurte à un certain nombre d’objections bien connues, notamment : (1) l’argument de la potentialité a été largement remis en cause, à commencer par les défenseurs des droits humains[36] ; (2) il n’offre aucune protection aux personnes dont les handicaps cognitifs entravent le développement des capacités[37] ; (3) il n’offre aucune protection aux droits des enfants qui ne sont pas liés à leur développement vers la vie adulte[38]. Peut-être existe-t-il des moyens de répondre à ces objections bien connues, mais ce qu’il faut retenir ici, c’est que Waldron ne fait aucun effort pour le faire. Tout comme Kateb, il reconnaît que sa défense de la suprématie humaine laisse les droits de nombreux humains en suspens, propose une réponse qui tient en une simple phrase, puis s’en lave les mains.
À mon sens, cette attitude trahit l’abandon de l’un des principes fondamentaux des droits humains, principe que Dupré décrit ainsi :
D’un point de vue méthodologique, toute construction d’un concept juridique de la dignité humaine devrait s’assurer que celle-ci passe avec succès ce que l’on peut appeler le test de la victime, et donc étudier si elle est favorable ou non aux personnes les plus vulnérables et aux potentielles victimes d’atteintes à la dignité[39]. (Dupré 2013, 117)
Kateb (2011) et Waldron (2012) échouent à ce test de manière spectaculaire : ils sont remarquablement désinvoltes quant aux risques que leurs propres théories font courir aux droits des enfants et des personnes ayant des handicaps, risques auxquels ils répondent d’une manière particulièrement vague et qui ne leur inspirent qu’une phrase ou deux. Pour le dire autrement, leurs livres contiennent davantage de passages consacrés à exclure les animaux de la sphère de protection des droits que de passages consacrés à garantir que les enfants et les personnes ayant des incapacités cognitives soient protégés.
Cela représente bien un problème structurel des théories suprémacistes. Étant donné les similarités entre les humains et les animaux en ce qui concerne les intérêts, les capacités et la vie subjective, il n’y a tout simplement pas moyen de sacrifier les animaux pour préserver la suprématie humaine sans en même temps sacrifier certains humains (ou du moins considérablement augmenter les risques qu’ils le soient).
Il est intéressant de noter que certains défenseurs de l’exceptionnalisme humain s’attaquent à ce problème en refusant de fournir une quelconque raison à leur décision d’exclure les animaux. Si justifier l’exclusion des animaux implique d’affaiblir les droits des êtres humains vulnérables, alors nous devrions cesser de donner des justifications. C’est la stratégie adoptée par Anne Phillips dans sa défense de la « politique de l’humain » (Phillips 2015). Elle estime que les discours sur la dignité humaine qui reposent sur la possession du langage ou sur l’autonomie excluent certains humains et sont donc inacceptables ; elle s’en prend en particulier aux approches de Waldron et Kateb, qui mettent en péril les droits de nombre d’entre eux (Phillips 2015, 93). Elle reconnaît qu’il existe d’autres justifications des droits qui font appel aux besoins fondamentaux, à la vulnérabilité, à la subjectivité incarnée ou à la vie précaire, et admet que celles-ci pourraient effectivement fournir une base solide pour la protection des droits de tous les humains. Or, toutes ces justifications s’appliquent vraisemblablement aux animaux, ce qui les rend inadmissibles pour Phillips, puisque la « politique de l’humain » requiert non seulement que nous protégions les humains, mais aussi que nous excluions les animaux – pour reprendre ses mots, ces critères pour avoir des droits « ne respectent pas de manière satisfaisante les différences entre les animaux humains et non humains » (Phillips 2015, 29). Aucune des justifications connues ne permet donc de faire le travail qu’elle souhaite. Comment pouvons-nous alors justifier d’octroyer des droits à tous les humains et seulement aux humains ? Sa réponse est que nous n’avons pas besoin de justification : nous le « réclamons et le promulguons » (Phillips 2015, 131), tout simplement, tel un décret de notre volonté[40].
En somme, les droits humains deviennent, pour Phillips, une affaire de décisionnisme. Nous n’avons aucune raison de fonder nos droits sur notre humanité plutôt que sur la vulnérabilité corporelle que nous partageons avec les animaux, ni de justification pour le faire : il suffit alors de le décréter. Comme le fait remarquer Rossello, ce type de décisionnisme connaît une renaissance remarquable dans la théorie des droits humains (Rossello 2016b). Il cite un large éventail de théoriciens, de Žižek à Habermas, et montre que tous se replient sur le décisionnisme au moment crucial où il s’agit de fonder les droits humains (même s’ils désavouent le décisionnisme ailleurs dans leurs philosophies respectives). Ce réflexe constitue un renversement frappant du discours conventionnel, dans lequel les droits humains font office de rempart rationnel contre cette approche. C’est également ironique car, comme le note Rossello, le premier défenseur décisionniste de la suprématie humaine n’est autre que le théoricien nazi Carl Schmitt. Les tenants de la Déclaration des Nations unies tels que Maritain voyaient leur travail comme opérant une rupture décisive avec le décisionnisme. Bien que Maritain se réjouirait sans doute de voir la suprématie humaine reprendre sa place au sein de la théorie des droits humains, il serait toutefois découragé que cela se fasse au détriment de l’effort de justification morale et au profit du décisionnisme[41].
Conclusion
Le renouveau de la pensée suprémaciste dans la théorie des droits humains est une tendance étonnante qui a d’importantes conséquences tant pour les humains que pour les animaux. Dans certains cas, ce retour a été explicite et intentionnel ; dans d’autres cas, la suprématie humaine est revenue plus subtilement. L’un des buts de cet article était simplement d’encourager les théoriciens et les praticiens des droits humains à prendre conscience de cette tendance et à y réfléchir attentivement avant de décider de l’embrasser. Voulons-nous rendre les droits humains complices de la violence actuelle et sans cesse accrue envers les animaux ? Michael Meyer a fait remarquer que « ce serait une ironie cruelle » si la notion de la dignité humaine en venait à servir de « source de justification aux violences infligées aux animaux non humains » (Meyer 2001, 115), et j’ose espérer que la plupart des personnes qui défendent les droits humains voudraient éviter toute conception de la dignité ayant de telles implications.
Ce ne sont toutefois pas seulement les animaux qui sont menacés par cette nouvelle politique de la dignité. J’ai avancé que cette tendance risque également d’entraîner une gamme d’effets négatifs sur les droits humains. Nous disposons d’études solides qui indiquent que ce type de pensée s’appuyant sur la dignité exacerbe le racisme, le sexisme et d’autres formes de déshumanisation, affaiblit les sensibilités éthiques et marginalise les groupes humains vulnérables.
Quelle est l’alternative ? Comme je l’ai souligné plus haut, nous avons déjà à notre disposition un vocabulaire moral beaucoup plus riche pour défendre les droits humains – des notions telles que les besoins fondamentaux, la vulnérabilité, la subjectivité incarnée, les capabilités, le care, l’épanouissement, la vie précaire – qui assurent toutes une défense plus adéquate et plus solide des droits humains[42]. Il est sans doute vrai, comme l’ont affirmé les partisans des droits des animaux et comme le reconnaît Philips, que si nous nous appuyons sur ces idées pour défendre les droits humains, cela exigera des changements quant à la façon dont nous traitons les animaux, en plus de remettre en question notre conviction que tout est dû à notre espèce [our sense of species entitlement]. Je ne prends pas à la légère l’ampleur du défi que nous devons relever, en tant qu’individus ou en tant que sociétés, pour nous défaire de ce sentiment d’ayant droit absolu [sense of species entitlement] ; mais, tout bien considéré, je ne pense pas que la mission du mouvement des droits humains soit de défendre des droits illimités sur les autres espèces [species entitlement].
Will Kymlicka
Département de philosophie, Queen’s University, Kingston, Canada
Texte original : Will Kymlicka, « Human rights without human supremacism », Canadian Journal of Philosophy, 2018, 48 (6): 763-792, DOI: 10.1080/00455091.2017.1386481.
Notes sur l’auteur
Will Kymlicka détient la Chaire de recherche du Canada en philosophie politique au département de philosophie à Queen’s University. Ses recherches portent sur les questions de démocratie et de diversité, et en particulier sur les modèles de citoyenneté et de justice sociale au sein de sociétés multiculturelles et multi-espèces. Il est le co-auteur, avec Sue Donaldson, de Zoopolis: A Political Theory of Animal Rights (OUP, 2011), qui a remporté le prix du livre de l’Association canadienne de philosophie et est maintenant traduit en chinois, en français [Zoopolis : une théorie politique des droits des animaux (Alma, 2016), NDT], en allemand, en japonais, en polonais, en espagnol et en turc.
Notes sur l’article
Cet article a été présenté dans le cadre du programme de conférencier·ères éminentes du congrès annuel de L’Association canadienne de philosophie en mai 2017. Il s’inspire largement des idées développées en collaboration avec Sue Donaldson dans le cadre de nos recherches sur l’élaboration d’une théorie politique des droits des animaux. Des versions préliminaires ont été présentées au Donia Human Rights Center à University of Michigan ainsi qu’au Groupe de recherche en éthique environnementale et animale (GRÉEA), à Montréal. Je tiens à remercier les participants à ces ateliers pour leurs questions ainsi que Kiyoteru Tsutsui et Ely Mermans pour leurs invitations à ces événements. Merci également à Maneesha Deckha, Sue Donaldson, Jess Eisen, Raffael Fasel, Kyle Johannsen, Andrew Lister, Alistair Macleod, Josh Milburn, Christine Straehle et Saskia Stucki pour leurs commentaires écrits fort utiles.
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Notes et références
↑1 | J’utilise le terme « projet » pour englober à la fois la théorie et la pratique des droits humains, y compris les théories universitaires, les décisions juridiques et les campagnes militantes. Je me concentrerai principalement sur le rôle de la suprématie humaine dans les récentes théories académiques des droits humains, mais, comme nous le verrons, les mêmes tendances peuvent être observées dans les raisonnements judiciaires et les discours activistes. |
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↑2 | Par souci de simplicité, je désignerai dorénavant les animaux non humains par le terme « animaux » tout simplement, bien que le fait que les humains soient aussi des animaux joue un rôle central dans mon argumentation. |
↑3 | Pour connaître le point de vue de Maritain sur l’humanité et l’animalité, voir Maritain ([1944] 2012, 37, 66, 101). Pour un exposé plus récent de cette tradition de « personnalisme thomiste », avec sa différence radicale entre les personnes humaines (qui doivent être traitées comme des fins en soi) et tout le reste de la nature (y compris les animaux, qui sont des « choses » à « utiliser » et à traiter comme des « moyens » en toute « impunité »), voir Williams (2005, 125-145, 158, 270-272). Au sujet de l’influence de Maritain et, plus généralement, du personnalisme catholique dans les premiers moments du projet des droits humains, voir Moyn (2015). |
↑4 | Voir par exemple Etinson (à paraître) : « Selon une tradition de longue date, encore très en vogue, la dignité humaine est spéciale parce qu’elle marque le statut unique (c’est-à-dire élevé, divin, libre, dominant, etc.) des êtres humains dans l’ordre de la création. Dans cette optique, la “spécificité” de notre dignité réside dans le fait qu’elle est quelque chose qui manque aux autres animaux et objets, ou du moins qu’ils ne possèdent pas au même degré. Je n’ai aucun désir d’affirmer une telle chose ici […]. De la manière dont je vois les choses, parler de la dignité humaine, c’est simplement parler du type de dignité attribuable aux êtres humains ; il n’est pas nécessaire de faire quelques suppositions que ce soit, positives ou négatives, sur le type de dignité attribuable aux autres animaux. » |
↑5 | Dans mes précédents travaux avec Sue Donaldson, je me suis concentré sur ce côté de l’équation, en abordant la façon dont le mouvement des droits des animaux doit être plus sensible à l’impact de ses discours et tactiques sur diverses luttes pour les droits humains, notamment celles des personnes ayant un handicap (Donaldson et Kymlicka 2016), des populations immigrantes et des minorités racisées (Kymlicka et Donaldson 2014), des peuples autochtones (Kymlicka et Donaldson 2015) et des enfants (Donaldson et Kymlicka 2017). L’élaboration d’un cadre cohérent qui intègre les droits humains et les droits des animaux est un projet à long terme qui nécessitera beaucoup d’apprentissage (et de désapprentissage) moral de la part de toutes les parties et nous ne devons pas nous attendre à ce que ce travail soit facile. Rappelons les efforts nécessaires pour surmonter les divisions entre le féminisme blanc [mainstream] et l’antiracisme : il a fallu beaucoup de temps et d’efforts pour développer une manière de discuter des droits des femmes qui soit sensible au racisme et une manière de discuter du racisme qui soit sensible au genre. La courbe d’apprentissage pour en venir à discuter des droits humains en tenant compte des droits des animaux, et vice versa, est encore plus raide.
La tâche est ici compliquée par l’héritage de l’approche utilitariste de Peter Singer en éthique animale. En tant qu’utilitariste, Singer ne défend ni les droits des animaux ni les droits humains. De nombreux défenseurs des droits humains ont été choqués par la disposition décontractée de Singer à bafouer les droits humains si cela pouvait faire avancer des objectifs utilitaristes – par exemple sa proposition selon laquelle nous devrions envisager d’abandonner « l’idée de la valeur égale de tous les humains pour la remplacer par une vision plus graduée dans laquelle le statut moral dépend de certains aspects des capacités cognitives » (Singer 2010, 338). Il en va pourtant de même pour les défenseurs des droits des animaux, tout aussi consternés par l’ouverture dont Singer témoigne sans trop hésiter à brimer les droits des animaux pour faire avancer des objectifs utilitaristes (Davies 2017). Malheureusement, de nombreux théoriciens des droits humains considèrent que la position nonchalante de Singer sur les droits humains est le produit de ses engagements en faveur des droits des animaux alors qu’en fait, elle est le produit de son utilitarisme, qui le conduit à rejeter à la fois les droits humains et les droits des animaux. Le fait qu’aux yeux de nombreuses personnes, le principal théoricien des « droits des animaux » soit quelqu’un qui rejette explicitement les droits des animaux est une source de confusion sans fin. |
↑6 | Tout au long de l’histoire, et dans le monde entier, on retrouve des précédents religieux et culturels ainsi que des sources de préoccupations concernant les droits des animaux (Preece 2002 ; Perlo 2009), mais le « mouvement des droits des animaux » contemporain est généralement considéré comme provenant des années 1960 et 1970. |
↑7 | Tom Regan, par exemple, a fait valoir que la logique normative de ces théories des droits humains s’étend naturellement aux animaux sentients (Regan 1983). Paola Cavalieri a avancé un argument similaire pour « rayer le mot “humains” des droits humains » [taking the human out of human rights] (2001), car les arguments qui sous-tendent la théorie des droits humains sont souvent applicables aux animaux. Plus récemment, Alasdair Cochrane a soutenu que les théories des droits humains sont mieux comprises comme des théories des « droits des êtres sentients » (Cochrane 2013). |
↑8 | Ce que la plupart de ces idées originales ont en commun, c’est qu’elles défendent les droits humains en des termes qu’Ann Murphy appelle le nouvel « humanisme corporel » :
L’« humanisme » est un terme qui a désigné un ensemble d’idéologies remarquablement disparates. Néanmoins, les souches de l’humanisme religieux, laïque, existentiel et marxiste ont eu tendance à circonscrire la catégorie de l’humain en se référant aux thèmes de la raison, de l’autonomie, du jugement et de la liberté. Cet essai examine l’émergence d’un nouveau discours humaniste dans la théorie féministe, qui trouve plutôt sa portée dans la passivité et la vulnérabilité involontaires du corps humain, et dans la vulnérabilité du corps humain à la souffrance et à la violence. Fondé sur une ontologie descriptive qui privilégie des figures telles que l’exposition [exposure], la dépossession, la vulnérabilité et la précarité, ce nouvel humanisme est un humanisme corporel. (Murphy 2011) Bien que Murphy elle-même le conteste, je dirais que plus nous nous orientons vers un humanisme « corporel », plus il devient difficile de défendre la hiérarchie des espèces. |
↑9 | Fineman a inclus l’article de Satz dans sa récente collection d’essais illustrant le potentiel de l’éthique basée sur la vulnérabilité (Fineman et Grear 2013). |
↑10 | Cela fait souvent partie d’un effort plus large visant à élaborer des approches plus intersectionnelles de la justice et des droits, en explorant l’interaction de la race, du genre, du handicap, de la nationalité, de l’âge et de l’espèce (voir par exemple Deckha 2008). |
↑11 | Deux recueils récents comprenant des représentations de ces traditions et d’autres sont McCrudden (2013) et Düwell (2014). |
↑12 | Il y a vingt ans, les théoriciens politiques anglo-américains disaient souvent que les droits étaient fondés sur un principe d’« égalité de considération et de respect ». Aujourd’hui, ils sont plus enclins à dire que les droits sont fondés sur une « égale dignité ». Certains commentateurs pensent que ce changement est en grande partie une question de mode et de rhétorique, et non d’engagements normatifs substantiellement différents (voir par exemple, Macklin 2003 ; Bagaric et Allan 2006). Comme nous le verrons cependant, dans certains cas au moins, le choix du discours sur la dignité reflète effectivement un engagement normatif très spécifique – à savoir la reconnaissance de la suprématie humaine. |
↑13 | Voir également la théorie d’Anderson selon laquelle la tâche de la dignité humaine en-tant-que-statut [human dignity-as-rank] est de veiller à ce que, contrairement aux « êtres de rang inférieur », les travailleurs et travailleuses « ne soient pas traités de manière indigne comme des bêtes de somme » ou à ce que, « comme les animaux, ils puissent être pliés à la volonté d’autrui en étant provoqués ou aiguillonnés » (Anderson 2014, 494, 496). |
↑14 | Plus loin, il explique que le fait de bafouer la dignité en-tant-que-statut implique « un traitement qui est plus adapté à un animal qu’à un humain, un traitement envers une personne comme s’il s’agissait d’un animal. Un tel traitement n’est souvent pas suffisamment sensible aux différences entre les humains et les animaux, en vertu duquel les humains sont censés avoir un statut privilégié. Ainsi, par exemple, un humain est dégradé lorsqu’on l’élève [bred] comme un animal, qu’on l’utilise comme une bête de somme, qu’on le bat comme un animal, qu’on le garde en troupeau comme un animal » (Waldron 2010, 282). Les travaux de Waldron illustrent bien à quel point les animaux sont l’éléphant dans la pièce des théories des droits humains. Pour les personnes sensibilisées à la cause animale, son livre est troublant par son apologie répétée de la violence envers les animaux ainsi que par son portrait d’une société bonne qui traite les humains avec respect, mais qui bat, soumet et terrorise les animaux. Malgré tout, plusieurs de mes collègues qui lisent assidument les travaux de Waldron m’ont dit ne pas s’être rendu compte ou ne pas se souvenir que celui-ci disait quoi que ce soit au sujet des animaux. La violence contre les animaux est tellement normalisée dans nos sociétés que de nombreux lecteurs ne remarquent tout simplement pas tous les passages où Waldron parle de battre et de terroriser des membres d’autres espèces. |
↑15 | Rossello met en garde contre « l’agenda politique de l’aristocratie pour tous, comme le propose Waldron, quand cela risque de transformer la famille humaine en nouveaux Bourbons ou Tudors aux dépens des opprimés des autres formes de vie » (Rossello 2016a, 17). |
↑16 | La recherche sur la dignité en bioéthique, en particulier, a des origines intellectuelles différentes qui répondent à des défis éthiques différents. Ces dernières années, l’attention n’a pas été dirigée sur la manière de comprendre la dignité des êtres humains individuellement, mais sur la manière de comprendre la dignité de la « vie humaine » dans des contextes où les droits des êtres humains individuels ne sont pas directement en jeu (par exemple, dans la recherche sur les cellules souches). La dignité humaine, dans ce contexte, est généralement invoquée comme un complément aux droits humains (plutôt que comme le fondement de ceux-ci) pour aborder des questions éthiques qui ne peuvent être analysées sous la forme de respect des droits d’êtres humains individuels. Dans les termes de Habermas, il s’agit de la distinction entre « la dignité humaine telle que garantie par la loi à chaque personne » et « la dignité de la vie humaine » : la première (pour Habermas) est fondée sur les relations de reconnaissance intersubjective entre des personnes égales ; la seconde fait partie de « notre propre compréhension éthique de notre espèce » (Habermas 2010). Pour un aperçu de cette tradition bioéthique de la dignité, voir Düwell (2014), Werner (2014) et Bennett (2016). À mon avis, ce courant bioéthique de la dignité humaine est également imprégné de suprémacisme humain. Leon Kass, président du Conseil présidentiel de bioéthique (2001-2005), a décrit la fonction de la dignité humaine en bioéthique comme étant celle de maintenir la hiérarchie entre le bios humain et la zoé animale (Bennett 2016, 234-236, 250-251). L’une des implications prévisibles est celle d’un engagement en faveur de l’intégrité et de la non-marchandisation du génome humain, mais de l’instrumentalisation et de la marchandisation des animaux (Deckha 2009). |
↑17 | Il est intéressant de noter, par exemple, que l’entrée sur les droits humains dans l’Encyclopédie de philosophie de Stanford, signée par James Nickel pour la première fois en 2003, puis mise à jour en 2014, n’aborde pas les théories fondées sur la dignité. La seule référence qu’il fait à la dignité consiste à la rejeter comme étant rhétorique : « Les droits humains sont spécifiques et axés sur la résolution de problèmes […]. Les déclarations des droits peuvent avoir des préambules qui parlent de manière grandiose et abstraite de la vie, de la liberté et de la dignité inhérente des personnes, mais leurs listes de droits contiennent des normes spécifiques qui ciblent des problèmes politiques, juridiques ou économiques connus » (Nickel 2014). |
↑18 | Un autre concept de la boîte à outils des droits humains est celui de « personne » [personhood], qui a également été invoqué pour exclure les animaux (par exemple Griffin 2008). Je reviendrai sur la notion de personne ci-dessous (note 32). |
↑19 | Voir également la conclusion du tribunal israélien selon laquelle se battre contre des alligators pour divertir des spectateurs pourrait constituer une atteinte à la dignité des alligators – voir 1648/96, Let the Animals Live v. Hamat Gader Spa Village Inc (1997), cité dans McCrudden (2008, 708). La dignité des animaux a été légalement reconnue dans la Constitution fédérale suisse ainsi que dans sa Loi fédérale sur la protection des animaux (2005), article 3(a). J’évoque le cas suisse dans Kymlicka (2017) ; voir aussi Bolliger (2016). |
↑20 | Williams invoque lui aussi la dignité humaine pour contrecarrer la tendance des « sciences expérimentales et humaines » à « souligner sans cesse les similitudes entre les humains et les autres créatures » ainsi qu’à invoquer celles-ci comme base des droits des animaux (Williams 2005, 207, 133-4, 271-2). Confrontés aux preuves toujours plus nombreuses que les animaux partagent avec les humains des traits moralement significatifs et qu’ils pourraient par conséquent eux aussi se voir attribuer des droits, la dignité est invoquée par Kateb et Williams pour sauver la suprématie humaine et exclure les animaux de la sphère des droits. |
↑21 | Comme le montre Raffael Fasel, cette dynamique – où les suprémacistes font appel à la dignité pour contrer les preuves de la continuité entre l’humain et l’animal – était déjà présente lors des Lumières françaises (Fasel 2017). Il évoque les écrits du philosophe Jean-Baptiste Salaville qui, au XVIIIe siècle, a défendu le caractère unique et la dignité des humains en réponse directe aux travaux des naturalistes au sujet des similarités entre notre espèce et les autres espèces animales, travaux qu’il jugeait avilissants. Fasel relève de nombreux parallèles fascinants entre ces « anciens partisans de la dignité » du siècle des Lumières français et les « nouveaux partisans de la dignité » de la dernière décennie. |
↑22 | Je reviendrai plus loin sur la question de savoir si le terme « déshumanisation » est le plus approprié pour décrire ce phénomène, mais c’est bien celui qui est couramment employé tant dans la recherche en sciences sociales que dans la défense des droits humains. |
↑23 | Parmi les nombreuses études sur le sujet, voir entre autres Thompson et Gullone (2003). En d’autres termes, l’idée que la diminution de la hiérarchie entre les humains et les animaux créera une catégorie intermédiaire d’humains déshumanisés n’a de sens que si l’on est déjà cantonné à une vision du monde attachée à l’échelle des êtres [scala naturæ, NDT], qui insiste sur le fait que les sujets vulnérables doivent être classés selon une certaine hiérarchie de valeurs. Les recherches montrent cependant que la remise en cause de la hiérarchie des espèces réduit cette disposition à classer les sujets vulnérables selon une certaine hiérarchie de valeurs, ce qui profite autant aux humains qu’aux animaux. |
↑24 | Dans Madrid v Gomez, 889 F. Supp. 1146, (N.D. Cal. 1995), un procès aux États-Unis ayant contesté les conditions de détention dans une prison à sécurité maximale sur la base qu’il s’agissait d’une violation des droits humains, a vu le juge déclarer que « certains détenus passent leur temps à faire les cent pas le long de leur cellule ; l’image que cela crée est terriblement similaire à celle de félins en cage faisant les cent pas dans un zoo » (cité dans Guenther 2012, 270). |
↑25 | Au sujet des preuves montrant que le confinement produit des maladies mentales chez les animaux et sur l’utilisation intensive de produits pharmaceutiques par les zoos pour dissimuler ce problème aux yeux du public, voir Bradshaw (2009, 2011), Smith (2014) et Braitman (2014). |
↑26 | Voir Guenther (2012) et Morin (2015, 2016) pour ce débat dans le cadre des études sur les prisons et du mouvement social consacré aux prisons. Voir Montford (2016) pour un débat semblable quant aux visites guidées des prisons. Toutes les personnes participant à ce débat relèvent les analogies entre le tourisme carcéral et le tourisme de zoo, mais elles ne s’entendent pas sur la façon d’interpréter cette analogie. Pour certaines, comme Montford, ce qu’il y a de mal à traiter les animaux de zoo comme objets de spectacle met en lumière le problème qu’il y a à traiter les prisonniers comme objets de spectacle ; pour les tenants de la suprématie humaine comme Wacquant (2002), le tourisme de zoo ne pose pas particulièrement problème, c’est plutôt que le tourisme de prison n’élève pas suffisamment l’humain par rapport à l’animal. |
↑27 | Cela soulève la question de savoir si nous ne devrions pas renoncer au terme même de « déshumanisation » – puisqu’il occulte ces dynamiques et diagnostique mal les problèmes en cause – et le remplacer par quelque chose comme la « désubjectivation » [desubjectification]. Pour des arguments portant sur la « nécessité de penser au-delà de la déshumanisation et au-delà de la conception du monde anthropocentrique qui la soutient », voir Guenther (2012, 60-61), Gillespie et Lopez (2015, 15) et Deckha (2010). |
↑28 | Certaines personnes hésitent entre les deux approches. Brownlee, par exemple, affirme que nous devrions reconnaître un « droit humain contre la privation sociale » et que le confinement solitaire porte atteinte à ce droit (Brownlee 2013). Le cœur de son raisonnement est que « les êtres humains sont, par nature, des créatures sociales » et que, de ce fait, la privation sociale nuit à notre bien-être de multiples façons. Elle déplore à juste titre que la tradition des droits humains n’ait pas pris suffisamment en compte les droits que nous avons en tant que « créatures sociales ». Par contre, elle ne reconnaît pas la raison manifeste de cet échec, à savoir que l’approche de la dignité des droits humains exige que les droits soient fondés sur autre chose que les besoins que nous partageons avec d’autres « créatures sociales ». Plutôt que de contester cette position, elle l’accepte dans ses grandes lignes et limite donc aux êtres humains le droit à la protection contre la privation sociale. Ce faisant, Brownlee finit par reproduire le même cadre suprémaciste qui nuit, à la base, à la reconnaissance de nos besoins en tant que créatures sociales. |
↑29 | Rappelons que le problème que nous essayons de résoudre est que, bien que les membres des groupes subordonnés soient reconnus comme des Homo sapiens (vulnérables et incarnés), leur humanité au sens normatif est souvent niée. Soutenir que la possession de droits est liée à la reconnaissance de la valeur d’une certaine forme d’humanité (plutôt qu’à une subjectivité incarnée) revient à renchérir les dispositions mêmes de (dés)humanisation qui sont à l’origine du problème. La sanctification de l’humanité amène forcément à se demander pourquoi les humains mériteraient un tel statut sacré ; de nombreuses personnes répondent spontanément en faisant référence à des valeurs telles que l’intelligence, la rationalité, la maîtrise de soi, puis utilisent ces critères d’humanité pour déshumaniser certains groupes marginalisés. Si nous affirmons au contraire que les individus doivent être respectés en tant que sujets incarnés, il y a alors moins de raisons de faire des distinctions, non seulement entre les humains et les animaux, mais aussi entre les groupes humains. Comme nous l’avons vu, l’aplatissement de la hiérarchie morale entre les humains et les animaux réduit également les hiérarchies entre les humains et la déshumanisation. |
↑30 | Dans cette section, je me suis penché sur le cas de l’isolement, mais le même choix stratégique se pose pour de nombreuses autres questions relatives aux droits humains. Prenons l’exemple des droits du travail. Kateb, Dupré, Waldron et Anderson soutiennent tous qu’il est erroné de traiter les humains comme des « bêtes de somme » (Waldron 2010, 282 ; Kateb 2011, 38 ; Anderson 2014, 496 ; Dupré 2015, 124). Je suis d’accord avec eux. J’ajouterais seulement qu’il est également injuste de traiter les animaux comme des bêtes de somme et que prêter attention à cette injustice devrait faciliter la reconnaissance de celles qui surviennent dans les cas humains. |
↑31 | Pour un parcours des publications nombreuses et variées à propos du langage animal, voir Slobodchikoff (2012). |
↑32 | Par exemple, James Griffin a déclaré sans détour : « Je pense que nous avons plus de chances d’améliorer le discours des droits humains si nous stipulons que seuls les agents normatifs sont porteurs de ces droits, et ce, sans exception : pas les nourrissons, pas les personnes ayant d’importantes incapacités cognitives, pas celles qui sont dans un état végétatif permanent, et ainsi de suite. » (Griffin 2008, 92 ; italiques dans l’original). Voilà en effet la conséquence logique des défenses traditionnelles des droits humains fondées sur le concept de « personne », où « personne » représente ce sous-ensemble d’humains qui possèdent les capacités cognitives et linguistiques nécessaires pour se livrer à des raisonnements moraux propositionnels. Bien que cette position s’appuie sur une longue tradition, le mouvement moderne des droits humains l’a rejetée sans équivoque et, aux fins du présent article, je considère ce désaveu comme un trait bien établi du projet contemporain des droits humains. Comme le remarquent Quinn et Arstein-Kerslake, l’adoption de la Convention des Nations unies sur les droits des personnes handicapées a sonné le glas du « “mythe systémique” du concept de personne dans le discours sur les droits humains » (2012, 40). Dans la mesure où le concept de personne reste un terme de la jurisprudence des droits humains, il est utilisé dans le sens « corporel » plus inclusif évoqué précédemment (voir note 8), c’est-à-dire pour désigner tous les sujets humains incarnés et vulnérables, dans toute leur vaste diversité de capacités linguistiques et cognitives. Et comme nous l’avons vu, dans la mesure où cet humanisme corporel fonde les droits humains, sa logique s’étend naturellement aux animaux. |
↑33 | Peu importe le nombre de fois où les biologistes et les éthologues ont réfuté cette impression rebattue des animaux sociaux comme manquant de retenue (par exemple Bekoff et Pierce 2009 ; De Waal 2016), les philosophes suprémacistes continuent de la raviver, dans une parfaite indifférence des faits. Tandis que Waldron ne peut concevoir que des rapports violents avec les vaches, celles-ci sont en réalité parfaitement capables d’avoir des relations civiles, sociables, coopératives et non violentes avec nous, comme c’est le cas de la plupart des espèces domestiquées et de nombreux autres animaux (Donaldson et Kymlicka 2014 ; Willett 2014). Si nous vivons dans un monde rempli d’aiguillons, de cages d’insémination forcée [rape racks] et de chaînes d’étranglement [choke chains], ce n’est pas à cause des capacités des animaux domestiqués, mais plutôt parce que les suprémacistes ont fait le choix de gouverner les animaux par la violence. |
↑34 | Ce phénomène mérite toutefois un moment de réflexion. En effet, les chercheuses et les chercheurs en sciences humaines et sociales sont rarement tenus de respecter une certaine rigueur professionnelle lorsqu’ils font référence aux animaux. Que devons-nous penser du fait qu’ils fassent si peu de cas des faits démontrés et facilement accessibles ? Sangiovanni aborde cette question en dressant un parallèle avec les propriétaires d’esclaves ante bellum et soutient que, même si les croyances de ces derniers à propos des inaptitudes des esclaves étaient sincères, leur indifférence aux faits était en soi une preuve de mépris. La réticence vis-à-vis des données empiriques envoie le message selon lequel « nous ne nous soucions pas vraiment des faits concernant des gens comme vous. Vous êtes des sujets de mépris et de dégoût quels que soient les faits » (Sangiovanni 2017, 137). Cela illustre bien la façon dont les suprémacistes pensent aux animaux et parlent d’eux. |
↑35 | Deuxième traité du gouvernement civil (1690), section 55. |
↑36 | La potentialité est ce sur quoi s’appuie l’Église catholique pour soutenir que les embryons et les fœtus ont une dignité humaine et des droits humains qui justifient d’interdire aux femmes l’accès à l’avortement (voire à la contraception). |
↑37 | Graumann (2014, 487) affirme (sans toutefois fournir de preuve) que les défenseurs des droits des personnes ayant des incapacités s’appuient sur cet argument de potentialité. En fait, nombre d’entre eux soulignent au contraire que les personnes ayant des incapacités ont des droits en vertu de ce qu’elles sont déjà, et non en vertu de leur potentiel (variable) de développer une certaine capacité jugée normale chez les humains (Taylor 2017). |
↑38 | L’argument de la potentialité est largement reconnu comme une base inadéquate pour fonder les droits humains des enfants. Les défenseurs des droits des enfants insistent sur le fait que ces derniers ont des droits en tant qu’enfants, et non pas seulement en tant que futurs adultes. Le droit des enfants à ne pas être battus, par exemple, n’est pas basé sur leur potentialité à devenir adultes, mais sur leur bien-être actuel en tant qu’enfants (en tant que sujets incarnés). Ils ont des droits en tant qu’« êtres » et non pas seulement en tant que « des devenirs » (Arneil 2002). |
↑39 | Bien que Dupré soutienne sans ambiguïté l’idée selon laquelle les droits des groupes vulnérables devraient être placés au cœur de la théorie des droits humains, elle n’envisage pourtant pas la possibilité que l’éloge de la suprématie humaine ait des effets négatifs sur leurs droits. |
↑40 | Phillips rejette l’autonomie et la raison comme critères permettant de « justifier notre statut moral – et ce n’est pas parce que quelque chose d’autre le justifie, mais plutôt parce que trouver une justification n’est pas l’objectif » (Phillips 2015, 29). Je dois préciser que Phillips et Kateb cherchent tous deux à prendre leurs distances par rapport à ce qu’ils considèrent comme des formes inacceptables de narcissisme de l’espèce humaine. Phillips dit qu’il y a « quelque chose de gênant dans cette insistance répétée » au sujet de la suprématie humaine (Phillips 2015, 105), tout comme Kateb dit qu’il y a quelque chose de troublant dans le « snobisme de l’espèce humaine » (Kateb 2011, 180). Je laisse au lecteur le soin de juger de ce que valent ces déclarations. |
↑41 | Il est intéressant de noter que Kateb récuse ce type de décisionnisme : « C’est une solution intéressante mais mauvaise parce qu’elle se résume à l’adage du droit du plus fort, et cela n’est pas un principe moral mais plutôt un principe de vie dégradant [debased existential idea] » (Kateb 2011, 23). Pour Kateb, si nous souhaitons exclure les animaux, nous nous devons de fournir une justification pour le faire. Hélas, comme nous l’avons vu, la justification qu’il propose est mauvaise tant pour les droits humains que pour les animaux. |
↑42 | Je laisse ouverte la question de savoir quel rôle jouera la dignité dans une théorie des droits humains sensible aux arguments étudiés dans cet article. Rosen soutient que la meilleure façon d’invoquer la dignité n’est pas de la considérer comme le fondement de tous les droits, mais plutôt de désigner un sous-ensemble spécifique mais limité de droits en lien avec des problématiques de dégradation et d’humiliation (Rosen 2012, 62). Dans cette optique, la dignité est une composante d’une théorie plus large des droits humains, et non la seule ni la principale (Rosen 2012, 158). Si nous adoptons cette proposition, que je trouve plausible, alors je pense que la dignité jouerait un rôle similaire dans la théorie des droits des animaux. Les animaux aussi devraient bénéficier de droits à la dignité contre des traitements humiliants (dans le cas des cirques et des zoos, par exemple), mais ce ne serait pas leurs seuls droits ni leurs droits les plus importants. Pour leur octroyer des droits plus fondamentaux, nous avons encore besoin d’un vocabulaire moral plus riche. |