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Dix ans après la parution de Eating Animals en 2009 (Faut-il manger les animaux ?, L’Olivier, 2011), Jonathan Safran Foer récidive avec un nouvel essai qui traite d’alimentation, We Are the Weather. Saving the Planet Begins at Breakfast (L’Avenir de la planète commence dans notre assiette, L’Olivier, 2019). Cette fois-ci, le romancier américain met la question animale de côté pour se concentrer sur un enjeu qu’il considère plus urgent, le climat, et encourage la réduction de la consommation de produits d’origine animale pour des raisons environnementales. Pour se simplifier la vie, il s’est fixé une règle : il est végane jusqu’à l’heure du souper, puis végétarien en soirée. Stratégie efficace ou simple pis-aller pour continuer de manger du cheddar sans culpabiliser ?
Évidemment, on ne peut que se réjouir que l’impact environnemental de nos choix alimentaires soit enfin sur la table. La production d’aliments est responsable du quart des émissions de gaz à effet de serre et les produits d’origine animale comptent pour 72 à 78 % de ces émissions. La raison est simple : les animaux consomment une grande quantité de végétaux pour la viande et le lait qu’ils fournissent. Comme on le sait, cela demande de défricher beaucoup de forêts, mais ces animaux émettent aussi directement des GES par leurs flatulences et rots, et indirectement avec leurs déjections (fumier). Les spécialistes du climat parlent de réduire drastiquement notre consommation de viande, d’œufs et de produits laitiers de la même façon qu’on parle de réduire nos voyages en avion. À la grande marche pour le climat de Montréal en septembre dernier, les affiches pro-véganes fleurissaient autour de Greta Thunberg. Cette prise de conscience est telle qu’il est maintenant difficile de croire qu’il y a cinq ans seulement, le réalisateur Kip Andersen se demandait dans son film Cowspiracy pourquoi les écologistes refusaient de parler des conséquences de l’élevage sur la planète.
Mais contrairement à Greta Thunberg, Al Gore ou George Monbiot, Jonathan Safran Foer n’est pas végane et il le dit haut et fort. Pourtant, déjà en 2009, il s’interrogeait sur le traitement des animaux dans son bestseller Eating Animals. Il appelait alors le lecteur à se questionner sur ses valeurs et celles qu’il souhaitait transmettre à ses enfants. C’est à cette époque-là que je l’ai découvert. En transition vers le véganisme, j’étais en voyage à New York et j’en profitais pour essayer ces fameux restos végétaliens dont j’avais tant entendu parler. Je mangeais un tofu brouillé en lisant The New York Times au VSpot à Brooklyn quand je suis tombée sur un extrait de Eating Animals. Safran Foer se posait les mêmes questions que moi, ses réflexions nourrissaient les miennes. En plus, il habitait à un pâté de maisons du café où j’étais attablée et y avait sans doute déjà mangé. J’ai lu son livre en deux jours et l’ai barbouillé de surligneur. Il a largement influencé mon propre essai Je mange avec ma tête (Stanké, 2011) et mes premières conférences.
Je ne suis pas la seule à avoir autant été touchée par Eating Animals. Au printemps 2010, l’actrice Natalie Portman écrivait dans le Huffington Post que le livre avait transformé la végétarienne qu’elle était depuis 20 ans en une activiste végane engagée. Jusqu’alors, elle était gênée de déranger et de critiquer les choix des autres. Eating Animals lui a rappelé que certaines choses sont tout simplement moralement inacceptables. L’argument du plaisir gustatif, en particulier, ne tenait pas la route. Elle n’en est d’ailleurs pas restée là. L’année dernière sortait le documentaire qu’elle a co-produit avec Safran Foer sur le sujet. Mais force est de constater que si Eating Animals a véganisé Portman, il n’a pas eu le même effet sur son auteur. En tournée de promotion, l’écrivain a reconnu qu’il n’était pas végane parce que son « désir de manger des œufs et du fromage était plus important que son engagement à prévenir la cruauté animale et la destruction de l’environnement ». Il mange aussi des burgers de bœuf à l’occasion parce qu’ils lui « apportent du réconfort ».
Force est de constater que si Eating Animals a véganisé Portman, il n’a pas eu le même effet sur son auteur.
Vivre dans une ville qui compte 500 entrées sur Happy Cow, dans un milieu privilégié, avec pour amie une militante végane comme Natalie Portman (il a aussi quitté sa femme pour cette dernière avant de réaliser qu’elle n’était pas intéressée, mais c’est une autre histoire) n’aura pas suffi pour le convaincre de bannir le fromage et les œufs de son alimentation. Avec We Are the Weather, Safran Foer se donne une carte d’accès illimité à ce qu’il aime. Car l’urgence, explique-t-il, c’est le climat, pas la libération animale. Or, être végane jusqu’à 18 h, c’est amplement suffisant pour faire sa part pour la planète. Les poules et les vaches peuvent attendre. C’est du moins l’idée qu’il développe dans en entrevue à The New Republic : « On pourrait probablement considérer l’agriculture animale elle-même comme un problème collectif dans le sens où c’est un système qui produit tellement de violence et de destruction que nous devons tous travailler pour le démanteler. Mais le bien-être des animaux n’a pas le même tic-tac que le changement climatique. Avec les changements climatiques, soit nous les corrigeons maintenant, soit nous ne les corrigerons jamais. » Après tout, pourrait-il ajouter, on exploite les animaux depuis 10 000 ans, la libération animale n’est plus à quelques années près.
Avec We Are the Weather, Safran Foer se donne une carte d’accès illimité à ce qu’il aime. Car l’urgence, explique-t-il, c’est le climat, pas la libération animale.
En fait, ce genre de discours n’a rien de nouveau ni de surprenant. À mes yeux, le problème, ce n’est pas que Safran Foer aime finir ses bouteilles de vin avec un morceau de fromage après souper. C’est plutôt qu’il considère la question animale et la question environnementale comme des enjeux qu’on peut traiter séparément et surtout qu’il encourage implicitement ses lecteurs à faire de même.
Je ne doute pas une seconde de l’urgence de lutter contre les changements climatiques, tant de manière individuelle que collective. Mais comme les écoféministes le répètent depuis des années, la question animale et la question environnementale sont pour une bonne part les deux faces d’un même problème. Pour Greta Gaard, « la prémisse de base de l’écoféminisme est que l’idéologie qui autorise les oppressions fondées sur la race, la classe sociale, le sexe, la sexualité, les aptitudes physiques et les espèces est la même idéologie qui sanctionne l’oppression de la nature. L’écoféminisme appelle à mettre fin à toutes les oppressions, faisant valoir qu’aucune tentative de libérer les femmes (ou tout autre groupe opprimé) ne sera couronnée de succès sans une tentative égale de libérer la nature. » Les mécanismes psychologiques qui permettent aux humains d’exploiter les animaux leur permettent aussi d’exploiter les ressources naturelles et de dominer certains groupes humains. Les différentes luttes contre l’exploitation peuvent et doivent se faire de concert. Un projet de centrale hydro-électrique qui réduirait la dépendance au charbon mais qui détruirait un territoire autochtone serait aujourd’hui difficilement défendable parce que, s’il réglait partiellement un problème, il en créerait un autre.
Le problème, ce n’est pas que Safran Foer aime finir ses bouteilles de vin avec un morceau de fromage après souper. C’est plutôt qu’il considère la question animale et la question environnementale comme des enjeux qu’on peut traiter séparément.
Comment peut-on alors encourager la consommation de produits laitiers et d’œufs ou maintenir une hiérarchie morale entre ces produits et la viande quand on connaît la réalité de l’élevage des vaches et des poules ? Jonathan Safran Foer a-t-il relu son propre livre ?
Safran Foer est convaincu que, avec un discours modéré comme le sien, la moitié des repas consommés aux États-Unis dans 10 ans seront végétariens. Je voudrais bien qu’il ait raison, mais je ne vois pas comment cela peut arriver sans un changement de culture radical qui entraînerait un bouleversement de nos rapports de domination, en particulier sur les animaux. Tant qu’il y aura des vols pas chers, du plastique partout, des vêtements cheaps et que ce sera plus rapide de se rendre au travail en voiture qu’en métro ou en bus, nous ne changerons pas nos habitudes. Tant qu’il y aura de la viande, du fromage ou des œufs à l’épicerie, nombreux sont ceux qui, comme Safran Foer, seront incapables de s’en passer malgré tous les livres et les beaux discours.
Au lieu de remettre en question l’idée même d’élever des animaux pour leur chair, Safran Foer se contente de critiquer l’élevage industriel. Il siège d’ailleurs au conseil d’administration de Farm Forward, un organisme qui défend les petites fermes traditionnelles contre l’agrobusiness. À sa façon, Safran Foer s’inscrit donc dans l’idéologie carniste selon laquelle il est normal, naturel et nécessaire et bien agréable de consommer des produits d’origine animale. On pourrait même dire qu’il se fait peut-être malgré lui un apôtre du néocarnisme, cette nouvelle vague de justification pro-viande identifiée par la psychologue Melanie Joy qui promeut les labels de bien-être animal en réponse aux arguments avancés par les véganes.
Au lieu de remettre en question l’idée même d’élever des animaux pour leur chair, Safran Foer se contente de critiquer l’élevage industriel.
Les réformes confortables ne suffiront pas. Il faut changer de paradigme. Il faut revoir de fond en comble notre rapport à la consommation et, avec lui, le monde qui nous entoure. En ce qui concerne l’alimentation, une solution technologique pourrait nous aider : l’agriculture cellulaire. En produisant du lait, de la viande et du poisson à partir de cellules animales, on pourrait réduire considérablement la quantité d’énergie et de terres agricoles requises, tout en diminuant fortement les émissions de GES. La plupart des experts s’entendent pour dire que ces options devraient se retrouver dans nos supermarchés dans quelques années. Si un bioréacteur n’est pas aussi romantique qu’une petite ferme, il a au moins le mérite d’être efficace sans exploiter personne.
Les réformes confortables ne suffiront pas. Il faut changer de paradigme. Il faut revoir de fond en comble notre rapport à la consommation et, avec lui, le monde qui nous entoure.
Safran Foer a raison lorsqu’il dit que l’avenir de la planète commence dans notre assiette et que nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs de réduction des GES sans modifier notre alimentation. Mais je ne vois pas comment parvenir à réduire drastiquement notre consommation de protéines animales autrement qu’en sortant du carnisme. Et on ne sortira pas du carnisme en étant seulement végane avant 18 h. Ce qu’il faut, c’est cesser de voir les animaux comme de simples moyens de production, et ce, 24 heures sur 24.