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Dans sa pièce de théâtre Zoo ou l’Assassin philanthrope, publiée en 1959, Vercors met en scène la figure des tropis, ces singes aux mœurs quasi humaines, et pose la question de leur statut moral. Une œuvre antispéciste ?
Des anthropologues découvrent une espèce de singe, les « tropis », particulièrement évolués. Ils taillent les pierres, maîtrisent le feu, enterrent leurs morts et sont même capables de peindre ou d’apprendre des mots en anglais. Un journaliste ayant accompagné l’expédition, M. Templemore, insémine lui-même une femme(lle) tropi, fait baptiser l’enfant qui naît et le tue aussitôt par une piqûre de strychnine dans le cœur. Il appelle alors le médecin légiste, se rend à la police et, rapidement, la question se pose de savoir s’il s’agit d’un infanticide ou du simple décès, anodin, d’un singe.
Dans cette pièce, Zoo ou l’Assassin philanthrope, publiée en 1959 et adaptée par lui-même de son roman paru sept ans plus tôt, Vercors renoue avec un genre qui avait eu ses heures de gloire à l’époque des Lumières : le conte philosophique. Toute la pièce relate le procès qui s’est tenu autour d’une question simple en apparence : qu’est-ce qui fait le propre de l’humain par rapport aux tropis ? De celle-ci découle l’éventuelle condamnation de Templemore pour meurtre.
Écrivain et illustrateur français, Vercors (1902-1991) est surtout connu pour Le Silence de la mer, nouvelle traitant de la réaction des Français·e·s pendant l’occupation allemande, tant et si bien que ses autres œuvres sont parfois méconnues. Près de 50 ans après sa première représentation en 1963, Zoo ou l’Assassin philanthrope mérite néanmoins toute notre attention, car elle préfigure bien des débats actuels.
Dans le souci de démarquer les humains des tropis, l’espèce humaine est d’abord définie en termes de capacités, au-delà des questions d’apparence ; car après tout, « beaucoup d’enfants, à la naissance, présentent des malformations » et si les tropis sont un peu différents des humains, ce n’est pas un trait suffisant pour faire d’eux de simples singes. Jameson, l’avocat de M. Templemore, donne une première définition de l’humain comme « mammifère bimane à station droite, doué d’intelligence et de langage articulé ». Aussitôt, les anthropologues et paléontologues attribuent ces critères aux tropis. L’un d’entre eux, Kreps, ajoute même : « Les singes aussi font des choses étonnantes. Tenez, le rire : c’est peut-être bien le propre de l’homme, ça n’empêche pas les chimpanzés de se fendre la pipe jusqu’aux oreilles. » Le langage articulé n’est pas non plus un critère pertinent. L’un des membres de l’expédition rapporte : « Chez les tropis j’ai pu identifier, jusqu’à présent, cent dix-huit cris ou modulations distinctes ayant chacun sa signification. Est-ce assez pour signifier qu’ils parlent ? Ou bien en faudrait-il cent cinquante ? » Puis, dans la réplique suivante : « L’Américain moyen limite son vocabulaire à trois ou quatre cents mots : il vaut donc dix corbeaux ou six orangs-outangs ? »
Plus tard au cours du procès, c’est la capacité humaine à se rebeller contre la nature, à définir des tabous et des religions qui est étudiée. À ce propos, le juge déclare : « Qu’une trace de rébellion – ou d’esprit religieux – soit observée chez les tropis, nous devrons les déclarer humains en droit comme en fait – et vous, monsieur Templemore, vous serez condamné. »
Pendant toute la pièce, les spectateurs sont ainsi amenés à s’interroger sur la soi-disant supériorité des humains. Non seulement les tropis semblent si proches des humains qu’aucune discrimination ne pourrait être justifiée mais, même si le mot spécisme n’est bien sûr pas utilisé, on voit bien combien celui-ci incite au racisme. Le procureur cite ainsi les propos d’un savant, Julius Drexler, qui utilise les tropis, rattachés aux races dites inférieures, pour mieux affirmer la supériorité de « l’homme blanc » : « Plus de doute désormais : l’unicité de l’espèce humaine n’existe pas. Seule existe une échelle d’hominidés au sommet de laquelle, unique homme véritable, est l’homme blanc. » Un extrait de rapport rédigé par ce savant est alors lu à la cour : « La première question à poser est donc : les nègres sont-ils des hommes ? » Des propos qui ont trouvé un écho très favorable en Afrique du Sud, en Rhodésie et en Alabama, lieux marqués par l’apartheid et la ségrégation.
On trouve encore dans Zoo ou l’Assassin philanthrope une critique de la dimension arbitraire de la notion d’espèce, comme l’ont fait récemment Richard Monvoisin et Timothée Gallen dans L’Amorce. Le professeur Kreps explique qu’habituellement, l’interfécondité est un critère suffisant pour définir une espèce : « Une espèce zoologique, qu’est-ce que c’est en somme? Un groupe d’animaux aptes à se reproduire. Même si parfois ils ne se ressemblent pas entre eux. Faites par exemple couvrir par un basset une femelle de saint-bernard ; je ne dis pas que ce sera commode mais vous aurez quand même un chien. » Or, dès la scène inaugurale, on comprend que Templemore a eu un enfant avec une « tropiette ». Les tropis seraient donc des humains ?
La possible appartenance des tropis à l’humanité sert aussi à dénoncer l’exploitation des animaux non humains. Ingénieusement, Vercors met en scène un homme d’affaires, Vancruysen, qui s’est empressé d’acheter la vallée dans laquelle les tropis ont été découverts… pour les faire travailler dans les filatures. Il se justifie en demandant : « Existe-t-il une loi qui interdit l’emploi d’animaux domestiques pour soulager le travail humain ? » Propriétaire de la faune sur les terres qu’il acquiert, il estime avoir le droit de les exploiter ; mais l’avocat du journaliste rappelle : « S’ils étaient des hommes, au contraire, ils n’en constitueraient pas la faune mais la population, laquelle échapperait à toute propriété. » Un ministre britannique s’inquiète d’ailleurs de la concurrence des tropis, s’ils devaient être reconnus comme des animaux non humains : « [S’]il ressortait de ce procès, par malheur, voyez-vous… que ces tropis-là sont des singes, nul ne pourrait alors empêcher nos concurrents australiens de s’en servir, là-bas, comme d’une main-d’œuvre, disons, à bon marché. À très bon marché. À très très bon marché. Comprenez-vous ? De sorte que nos industries nationales, ici en Angleterre, avec ces hauts salaires que nous imposent nos syndicats… »
En avril dernier, on apprenait que des premiers embryons chimériques homme-singe avaient été créés. Journaliste au Monde, Florence Rosier évoquait alors un « brouillage des frontières » entre l’espèce humaine et les autres espèces animales, tout en expliquant la finalité de telles expériences : « produire des organes humains dans des élevages animaux, pour pallier la pénurie d’organes ». Sur le plan éthique, le Conseil d’État a identifié trois risques majeurs, dont celui de voir apparaître des traits humains chez l’animal et celui de voir apparaître des formes de conscience chez l’animal. La réalité rejoint-elle la fiction ?
La pièce de Vercors figure dans la liste des œuvres que l’on peut aborder en français au lycée en France. Un formidable moyen d’aborder le sujet du spécisme.
Vercors, Zoo ou l’Assassin philanthrope, Magnard, 2003 [1959].