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Messieurs, l’heure est grave. Il paraît qu’on ne peut même plus rôtir son steak sur le BBQ sans se faire aussitôt taxer de misogynie et de masculinisme toxique ! Voilà qu’en plus de vouloir éradiquer nos pulsions sexuelles de mâles alpha à coups de #MeToo, les féministes radicales cherchent maintenant à réprimer notre instinct carnivore !
Dites-moi, si la vache ne voulait pas être mangée, pourquoi donc serait-elle faite de viande si délicieuse ? Si nous salivons en respirant l’odeur de sa chair, c’est qu’elle est naturellement destinée à satisfaire notre désir, non ? Après tout, nous ne sommes pas faits en bois…
J’aimerais dire que ce genre de discours nauséabonds mêlant spécisme et sexisme versent dans la caricature la plus grossière. Mais comme le démontre indéniablement Suzanne Zaccour dans son dernier essai, ils pullulent dans la culture dominante, participant à banaliser, justifier et même érotiser les violences envers les femmes et les animaux.
Dans Pourquoi Trump ne mange pas de tofu (Michel Lafon, 2025), l’autrice, qui est chercheuse, avocate et activiste, soutient que l’éthique féministe nous enjoint sérieusement à devenir végane.
Le véganisme, rappelle-t-elle, n’est pas une affaire de préférence alimentaire ou de choix personnel : c’est un projet de justice sociale qui combat l’oppression et l’invisibilisation des animaux.
L’arrière-goût idéologique de la viande
Le livre comporte deux parties. La première explore la question : « Pourquoi mange-t-on les animaux ? ».
Selon Suzanne Zaccour, la clé se situe au niveau des codes sociaux, car loin d’être une simple habitude culturelle, l’alimentation carnée relève d’une idéologie qu’il faut rendre visible.
L’un des intérêts principaux de l’ouvrage tient à la mise en œuvre de la théorie féministe pour déconstruire les rouages du carnisme, c’est-à-dire le système idéologique qui justifie la consommation de produits d’origine animale. L’autrice estime que « c’est la société qui prédispose les hommes à violenter les femmes, et les humain·es à exploiter les animaux. »
Le parallèle peut surprendre. Force est de reconnaître cependant qu’il est extrêmement bien étayé par Zaccour. Voyons ce qu’il en est.
Le carnisme dans la mire du féminisme
Quel est le rapport entre le féminisme et l’animalisme ?
Il y a d’abord les racines socio-historiques, les femmes étant largement surreprésentées dans la cause animale d’hier et d’aujourd’hui. Depuis la fondation de la première SPCA en 1824 en passant par les suffragettes qui militaient contre l’expérimentation animale jusqu’aux mobilisations contemporaines, l’engagement constant des femmes dans le domaine témoigne d’une convergence particulière.
Zaccour résume : « ces femmes qui portent le mouvement animaliste s’inscrivent dans une grande tradition féministe. Face à une société qui opprime à la fois les femmes et les animaux, elles font le pari de la solidarité. » De fait, « trois activistes animalistes sur quatre sont des femmes », ajoute-t-elle.
Il y a ensuite et surtout la force de politisation de la pensée féministe, dont l’une des contributions majeures correspond à la critique de la séparation des sphères privée et publique. Par exemple, l’idée même qu’un homme puisse violer sa femme était autrefois jugée contradictoire, la notion de devoir conjugal préservant le mari de tout soupçon déshonorant.
Zaccour explique qu’en « criminalisant l’agression sexuelle maritale en 1983, nous avons accepté d’ouvrir la porte de la chambre à coucher, parce que la violence envers autrui n’est jamais un phénomène purement “privé”. »
Or, la consommation de produits d’origine animale présuppose immanquablement la violence envers autrui, en l’occurrence d’innombrables êtres animaux. La question découle naturellement : « Ne devrait-on pas, de la même façon, accepter d’ouvrir la porte de la cuisine ? »
Avant de poursuivre, une critique s’impose. L’argumentaire précédent vise à montrer que l’alimentation ne se résume pas à un simple « choix personnel » sans conséquence. Mais suivi à la lettre, il pourrait laisser croire qu’il faudrait criminaliser la consommation de produits animaux, comme on criminalise les violences conjugales. Or, ce n’est sans doute pas ce que défend Zaccour. Le problème, c’est qu’en n’écartant pas explicitement cette interprétation extrême, son analogie reste ambiguë quant à son rôle et à sa portée.
Certes, l’autrice précise plus loin que « L’égalité n’est pas le traitement identique, c’est la considération égale des intérêts », mais cela ne dissipe pas toutes les objections concernant les moyens d’action que son raisonnement analogique peut entraîner malgré lui. Elle aurait donc gagné à distinguer nettement la politisation du problème des mécanismes juridiques appropriés pour y répondre.
De la culture du viol à l’exploitation des animaux
Revenons enfin à un dernier lien entre féminisme et véganisme dans l’ouvrage : le concept de culture du viol, issu de la pensée féministe.
Dans La Fabrique du viol publié en 2019, Suzanne Zaccour définissait cette notion comme « une société qui normalise, banalise, voire encourage les violences sexuelles par ses croyances, ses attitudes, ses discours et ses institutions. »
En appliquant cette grille d’analyse à l’exploitation animale, l’autrice met en lumière les mécanismes culturels qui minimisent les violences faites aux animaux, produisant ainsi les pages les plus percutantes du livre.
Zaccour analyse le langage euphémisant de l’exploitation, le lien entre virilité et carnisme, ainsi que la manière dont les traditions culinaires transforment la mise à mort en festivité. Elle montre également comment les stéréotypes de genre façonnent l’appétit carnivore : manger de la viande est un marqueur d’identité masculine, tandis que l’alimentation végétale est souvent reléguée du côté du « féminin » et de la faiblesse.
La partie consacrée au phénomène du « suicide food » (nourriture suicide) constitue un paroxysme. Ces publicités dépeignent des animaux qui se découpent eux-mêmes et qui offrent volontiers leur chair en esquissant un clin d’œil complice aux consommateur·ices. Pour Zaccour:
Ces représentations d’animaux souriants, heureux d’être mangés et participant même à leur propre consommation suggèrent que les animaux ont donné leur accord pour que nous les tuions. Ce faisant, elles fragilisent la notion de consentement, valeur centrale du féminisme et pierre angulaire de la protection des femmes contre les violences sexuelles.
Le meurtre est ainsi sanctifié par le sacrifice, où les rituels archaïques se pérennisent dans l’emballage du hamburger jovial et de la vache qui rit. Preuve que la modernité avancée n’a pas rompu avec les vieux mythes, à savoir ceux du corps offert, du consentement feint qui rend la violence non seulement acceptable, mais désirable.
Dans ce sillage, le cas de la « pornographie de la viande » prolonge la logique, dans la lignée des analyses de Carol J. Adams. Plusieurs pages du livre affichent des images abominables de publicités « humoristiques » qui animalisent les femmes et féminisent les animaux sous le signe d’un érotisme fort troublant. Des truies « sexy » pour vendre du jambon et des carcasses de poulets ouvrant les cuisses invitent les consommateur·ices à voir les animaux et les femmes comme autant de corps appropriables.
Selon Zaccour, « Ces représentations doivent être comprises dans le contexte d’une culture qui banalise et érotise les violences envers les femmes. En féminisant les animaux, les exploiteurs se servent des outils du patriarcat pour légitimer leur violence. »
La réflexion féministe de Zaccour se tourne aussi du côté des éleveur·euses qui déclarent aimer leurs animaux.
Les féministes savent bien que l’amour peut coexister avec l’exploitation. L’homme violent dit qu’il aime sa femme, mais ça ne le rend pas inoffensif. Au contraire, l’amour professé le rend plus dangereux en lui permettant de manipuler sa conjointe et de dissimuler sa violence aux yeux de son entourage et de la société. La déclaration d’amour de l’homme violent est une stratégie pour marquer et maintenir son oppression.
L’opposition que ce passage suscitera sans doute ne doit pas faire oublier le paradoxe glaçant d’un amour proclamé envers l’animal qu’on exploite et qu’on conduit, malgré tout, sous la lame du couteau…
Aussi inconfortable soit-il, le rapprochement qu’opère Zaccour nous invite à interroger ce que vaut un amour qui se déploie dans l’ombre de la domination.
Je suis féministe ; je deviens végane
La deuxième partie de l’ouvrage propose une solution : devenir végane. On ne peut plus clair, l’argument de Zaccour appelle à la cohérence entre les revendications féministes et les choix alimentaires.
Comment promouvoir l’autonomie corporelle et le respect du consentement – valeurs centrales du féminisme – tout en cautionnant la séquestration, la mutilation, l’insémination forcée et l’abattage d’animaux ? N’est-ce pas là un appui quotidien à l’appropriation du corps d’autrui que le féminisme combat fermement ?
D’autant plus que « toute l’industrie de l’exploitation animale repose sur le contrôle de la sexualité et de la reproduction des animaux », souligne Zaccour. Pas de production de viande sans reproduction forcée, pas de lait sans familles séparées, pas d’œufs sans poussins mâles broyés ou asphyxiés dès la naissance.
Les violences sexuelles ne sont rien de moins que la condition de possibilité de l’industrie de la viande, du lait et des œufs.
À ce stade, les lecteur·ices objecteront peut-être que le féminisme est une affaire d’humanité. De femmes ; pas de femelles. L’autrice exagèrerait donc en inférant le devoir d’adopter le véganisme à partir de ses positions féministes.
En réalité, le féminisme doit comprendre l’antispécisme, tranche Suzanne Zaccour :
En tant que féministe, je suis contre la violence, l’exploitation et la coercition sexuelle, indépendamment de la race, de l’orientation sexuelle, des capacités… et de l’espèce de la victime. La solidarité féministe peut et doit traverser les frontières de l’espèce.
Tout comme le féminisme limité aux droits des femmes blanches serait défaillant, il n’a aucune raison de souscrire au spécisme.
D’ailleurs, on ne saurait accuser l’autrice de vouloir diviser ou exclure par intransigeance. De nombreuses pages du livre sont consacrées à des conseils pour transitionner vers le véganisme. Elle offre même un coaching végane personnalisé et gratuit aux personnes intéressées (suzannezaccour.com/coaching).
Cette approche pragmatique reflète la qualité générale de l’ouvrage, qui articule magnifiquement théorie rigoureuse et accessibilité pratique.
Bilan : un soy boy recommande
Même si je l’ai adoré, j’avoue que je ne fais pas partie du lectorat idéal pour ce livre. En effet, je suis un homme déjà végane depuis longtemps et allié féministe de surcroît. Je suis un soy boy invétéré, diraient les « vrais gars ».
Justement, ce sont surtout eux qui devraient lire l’essai de Suzanne Zaccour !
Je le recommande en fait à toutes les personnes ouvertes d’esprit qui n’auront pas peur de remettre leurs biais et leurs habitudes en question, dont les féministes omnivores ou végétariennes. D’une irréprochable accessibilité, il servira aussi d’une formidable introduction à quiconque s’intéresse moindrement à la cause animale et au féminisme.
Pourquoi Trump ne mange pas de tofu est un redoutable essai qui déstabilisera les égos carnistes et masculinistes tout en renforçant la solidarité envers les animaux.

