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Alors que partout dans le monde des revendications fleurissent pour qu’on interdise les marchés aux animaux vivants, des associations animalistes hésitent à s’y associer, ayant peur que ce soit vu comme impérialiste ou raciste de leur part. La militante et théoricienne italienne Paola Cavalieri s’insurge contre une telle timidité et ne mâche pas ses mots.
Le nouveau coronavirus qui hante la planète est apparu dans le sang, les intestins et les excréments des animaux terrorisés qui sont abattus devant les clients d’un « wet market » (d’un marché humide, c’est-à-dire d’animaux vivants) de Wuhan, en Chine.
Au moment où j’écris ces lignes, le bilan mondial des décès dus à la COVID-19, la maladie infectieuse causée par le nouveau virus, a dépassé les 200 000 morts, avec environ 3 millions de cas et plus de 720 000 guérisons. Et, alors que les nations du monde tentent de contenir la pandémie par des mesures de confinement, des quarantaines et des violations plus ou moins grandes des droits et libertés de leurs populations – ou de leurs troupeaux, dirait Michel Foucault –, le mouvement animaliste se lève pour réclamer une interdiction planétaire de la pratique obscène des marchés humides.
Mais pas l’ensemble du mouvement animaliste. Car il existe des associations qui protestent contre ce choix, en affirmant qu’une telle revendication, émanant de personnes et de groupes basés dans les nations dominantes et riches (occidentales), pourrait être considérée comme impérialiste et raciste, fruit de l’arrogance des plus aisés, et pourrait donc se révéler contre-productive.
Que faut-il penser de cette objection ? Tout d’abord, on peut répondre au niveau factuel. D’une part, la condamnation des marchés humides, loin de se limiter aux pays «occidentaux », provient également d’organisations basées en Inde, à Bangkok ou même en Chine. D’autre part, l’interdiction demandée concerne tous les pays du monde, y compris les États-Unis (la ville de New York abrite à elle seule 80 marchés humides), et affecterait les importations américaines d’animaux pour la recherche scientifique en provenance des marchés chinois – pensons à la tristement célèbre expérience des « chatons cannibales ».
Une telle réponse, cependant, élude en quelque sorte l’objet central de l’argument. Car ces accusations, d’une manière ou d’une autre, ont trait à l’épithète « orientaliste » – un adjectif dérivé de la notion d’orientalisme développée par le théoricien littéraire Edward Said pour désigner « une façon occidentale de dominer et restructurer l’Orient, ainsi que d’exercer une autorité sur lui » fondée sur une distinction ontologique et épistémologique entre l’Orient et l’Occident. Dans les discussions politiques, les connotations fortement négatives attribuées au concept font en sorte qu’on puisse y recourir pour réduire ses opposants au silence, en laissant entendre qu’ils seraient coupables d’arrogance culturelle et d’impérialisme occidental.
Cependant, quels que soient les mérites de la notion d’orientalisme (et ils sont nombreux), la situation a maintenant partiellement changé, puisque les quatre décennies qui ont suivi la publication du livre éponyme de Saïd ont vu une explosion d’études post-coloniales et culturelles dans lesquelles des auteurs orientaux et occidentaux ont travaillé ensemble pour améliorer le paysage intellectuel en le libérant des distorsions biaisées du passé. Bien sûr, cela ne signifie pas que toutes les victimes de stigmatisation ont retrouvé le statut qui leur est dû au niveau culturel (et encore moins politique !). En revanche, cela signifie que l’accusation d’orientalisme doit maintenant être faite avec une certaine prudence. C’est ce qu’ont remarqué de nombreux défenseurs des droits humains, qui ont fermement rejeté l’idée qu’il est condescendant et centré sur l’Occident de lutter contre les mutilations génitales infligées aux femmes ou la peine capitale pour les homosexuels, par exemple.
Les défenseurs des animaux s’attaquent à un problème si gigantesque qu’ils devraient prêter une attention accrue aux opinions et arguments risquant d’entraver leur action. Est-il condescendant et impérialiste de demander l’interdiction de pratiques qui violent le droit des animaux à la vie et au bien-être si ces pratiques sont plus répandues, ou plus enracinées, dans les pays non occidentaux ? On répond fréquemment que oui, étant donné que les pays occidentaux n’ont pas les mains propres, puisqu’ils acceptent des pratiques aussi graves voire pires. Or, cela laisse entendre que, tant que l’on n’aura pas obtenu une justice complète dans son propre pays, on ne pourra pas dénoncer ce qui se fait ailleurs – et ce, même si d’importantes possibilités de changement se présentent. Sur le plan politique, ce n’est pas une stratégie défendable.
Mais il faut aller plus loin. Qu’est-ce qui se trouve à la racine de l’accusation d’orientalisme ? La réponse évidente est : l’idée qu’il est mal et odieux pour les puissants de manipuler les subalternes – leur image et leur monde. Dans cette optique, il est évidemment juste que les habitants des pays d’Orient demandent justice et réparation à leurs oppresseurs pour les diverses formes de mauvais traitements qu’ils ont subis. Mais, dans la même optique, il est juste que les défenseurs des non-humains demandent justice et réparation à ceux qui commettent les mauvais traitements dont les animaux sont victimes. C’est une question de réciprocité – assurer l’équité pour les deux parties. Malheureusement, même lorsque les membres du mouvement animaliste cherchent à éviter toute attitude ou langage répréhensible ou biaisé, leurs interlocuteurs appartenant à des groupes ayant autrefois été discriminés ou l’étant même encore ne donnent pas autant qu’ils ne reçoivent. En effet, ils continuent souvent à exploiter les animaux sans être dérangés et défendent leurs pratiques d’exploitation exactement comme le font les sociétés « impérialistes » occidentales.
N’est-ce pas là un cas flagrant d’iniquité ? Certes, il y a ceux qui ne voient pas l’injustice dans cette situation. Et ils ne la voient pas parce que leur vision des êtres non humains est déformée par une cécité éthique conditionnée : ils ne peuvent pas mettre les intérêts des autres animaux sur le même plan que les intérêts des humains. Mais comment les défenseurs des animaux, qui prônent un statut égal pour les êtres humains et les non humains, peuvent-ils eux aussi se rendre coupables d’un tel oubli ? Malheureusement, la seule manière d’expliquer ce « deux poids deux mesures » est d’y voir une forme de soumission à l’idéologie humaniste. Et c’est une chose dont le mouvement devrait, espérons-le, se libérer une fois pour toutes.